Corps et éducation physique et sportive

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Pour l’auteur, ancien président du Centre EPS & Société, la notion d’éducation physique est le produit d’un dualisme caractérisé par la distinction corps/esprit, physique/intellectuel. Promouvoir une éducation corporelle en soi peut apparaître aussi bien comme une volonté de le dépasser que comme un moyen de le maintenir.
Article publié dans corps et pédagogie, Adapt/Éditions en 2004

Il y a au sein de votre profession un questionnement permanent sur les contenus d’enseignement de l’Éducation physique et sportive (EPS). Vous défendez une position selon laquelle derrière le corps c’est le sujet dans sa globalité qui doit être pris en compte. C’est une position qui rompt avec le dualisme traditionnel. Pourquoi ce parti-pris ?

Un bref retour historique est nécessaire. La notion d’éducation physique est elle-même le produit d’un dualisme caractérisé par la distinction corps/esprit, physique/intellectuel. Ce cadre idéologique a pu héberger ainsi des préoccupations « éducatives » pratiques d’inspiration militaire, puis hygiénique et médicale, parfois assorties d’objectifs d’éducation morale. Il a aussi engendré un projet d’Éducation physique « scientifique » reposant sur les sciences du vivant de la fin du XIXè et de la première moitié du XXe siècle dans le domaine de la biomécanique et de la neurophysiologie.

Puis, après la Seconde Guerre mondiale l’éducation a été confrontée, notamment avec le plan Langevin-Wallon, à l’émergence d’une culture moderne (par opposition à la culture dite classique), qui a secoué toutes les disciplines et particulièrement l’Éducation physique, avec l’expansion de la « culture sportive ».
À l’initiative d’éducateurs progressistes, la notion d’éducation sportive humaniste est alors apparue, établissant avec le concept dualiste d’Éducation physique, au mieux un rapport de cohabitation et de compromis, au pire un rapport franchement conflictuel.

Au plan institutionnel, en 1967, des instructions officielles ont exprimé le compromis historique du moment en faisant cohabiter la reconnaissance de la culture sportive et «l’éducation physique », ce qui donnera un fondement consensuel à l’appellation « éducation physique et sportive » qui perdure jusqu’à aujourd’hui ! (mais parle-t-on d’éducation intellectuelle et littéraire ?) et à la notion d’Activités physiques et sportives (APS) qui est censée recouvrir l’ensemble des « moyens » utilisés par l’éducation physique.

Ainsi le dualisme s’est maintenu et le souci de promouvoir une éducation corporelle en soi peut apparaître aussi bien comme une volonté de le dépasser que comme un moyen de le maintenir.

S’il faut rompre avec le dualisme, c’est parce qu’il est la conséquence d’une conception abstraite et a-culturelle de l’homme qui sépare le développement de la personne et l’appropriation des savoirs et pratiques culturelles vivantes : grammaire contre production d’écrits, solfège contre musique, « pédagogie des conduites motrices » contre éducation sportive et éducation à la danse.
En 1995, à propos des programmes des collèges, un conflit sérieux a opposé la profession et les institutionnels sur cet enjeu.
Ce débat continue (Contre Pied n°5, 6 et l3).

Dans une activité physique précise, c’est le sujet global qui est impliqué dans toutes ses dimensions : ses capacités perceptives, son intelligence, son bagage d’habiletés techniques, ses émotions, ses moyens bioénergétiques. C’est à la fois un constat de bon sens et une donnée de la psychologie moderne.

Où peut se trouver le corps à l’école ?

Il y a des enseignements où la dimension physique est forte sans être principale et d’autres ou elle est dominante, telle l’éducation sportive.
L’entrée en apprentissage comme dirait Bruner dans une activité du patrimoine des APS va cultiver simultanément toutes les qualités du sujet pour parvenir à un niveau de compétence plus ou moins élevé. Ceci confirme que le terme éducation physique ou éducation corporelle ne devrait pas désigner « une » discipline d’enseignement mais une dimension transversale de plusieurs enseignements différents : par exemple, l’enseignement musical intègre un haut niveau d’habiletés technico-motrices (piano, violon, etc.), le chant met en jeu d’importantes capacités physiques — or on sait que la voix est peu exploitée —, le théâtre implique une gestualité spécifique, les arts plastiques appellent de riches formes d’habileté, sans parler de certains enseignements dits professionnels qui exigent des apprentissages physiques particuliers. La dimension anthropotechnique des activités physiques modernes est encore largement méconnue.

Il faut relire Marcel Mauss, Les techniques du corps, 1934, qui a montré que le corps est le premier outil de l’homme, Leroi-Gourhan qui fait de la main le creuset de la pensée, Henri Wallon, De l’acte à la pensée, et particulièrement Léontiev qui a montré que le développement psychique était de nature historique et sociale et dépendait de l’appropriation des productions de la culture humaine au sens large… ce qui est vrai aussi pour la « psychomotricité » ou plutôt pour l’acquisition des compétences nécessaires à la pratique des principales activités physiques contemporaines.

Comment votre conception de l’éducation physique et sportive se situe-t-elle par rapport aux pratiques sportives les plus connues et particulièrement par rapport au système de compétitions institutionnalisé ?

Deux causes qui se cumulent expliquent une forte réticence à l’égard de la culture sportive : d’une part il faut constater que toute une tradition intellectualiste universitaire est porteuse d’un profond mépris du travail manuel et qu’elle a entretenu la même réticence à l’égard des activités physiques qu’à l’égard des activités techniques.
D’autre part, le sport est apparu comme un système très sélectif, porteur de conceptions d’entraînements trop empiriques ou proches d’un dressage à des techniques sommaires. Après 1968 la contestation s’est radicalisée avec Jean-Marie Brohm pour qui le sport constitue un moyen d’intégration à l’ordre capitaliste et conduit donc à une aliénation du corps. Le fait est que le sport est une réalité très contradictoire qui demande une analyse sans angélisme mais aussi sans diabolisation (voir « Où va le sport ? », revue Contre-pied, n°9).

Cela n’a donc pas été de soi de reconnaître que les activités sportives pouvaient permettre un développement inédit des capacités humaines sur tous les plans. Le travail des éducateurs a permis de mesurer ce qui méritait d’être enseigné et ce qui pouvait permettre à l’enfant d’aller bien au-delà de la culture physique utilitaire, usuelle ou ordinaire (encore que… même la marche n’est pas naturelle !). Ainsi le sport, malgré les caractères négatifs qu’il peut prendre du fait du système social dominant (argent, dopage, nationalisme !) doit être reconnu comme une forme de jeu qui permet un essai du monde physique autant qu’un essai de soi-même et qui grâce à ces essais crée du neuf et produit des savoirs. Il s’agit d’un nouveau départ pour l’aventure anthropologique de l’homme (l’odyssée de l’espèce !) grâce à l’exploration de plusieurs grands registres possibles de son activité physique.

Il faut sortir des anathèmes contre la compétition sportive. Certes la compétition peut être barbare mais elle peut être aussi la forme de relation émulative dans laquelle l’adversaire c’est l’ami, le miroir de soi-même qui permet de pousser plus loin l’aventure humaine. Créer, grâce à l’épreuve, une nouvelle performance, c’est-à-dire au sens anglais un nouvel accomplissement de soi. Une telle conception de la compétition, cela s’apprend, même si c’est en conflit explicite avec les tendances dominantes de la société. De ce point de vue, l’éducation sportive ne peut être que subversive ou plutôt en cohérence avec une exigence de transformations sociales. De même, le sport scolaire des associations des collèges et des lycées (l’UNSS regroupe 900 000 jeunes dont 42 % de filles) s’efforce de mettre en pratique un sport éducatif`, alternatif aux tendances négatives existantes, ce qui n’est pas simple vu la pression médiatique.

Votre revue Contre-Pied traite en général de la culture sportive mais le numéro de décembre 2003 est entièrement consacré à la danse. L’introduction de la dimension artistique dans vos contenus, en particulier à travers la danse, induit-elle une modification du statut du corps dans votre discipline ?

On aborde là le paradoxe de notre discipline qui n’en est pas une. L’Éducation physique a dû et a pu accueillir la culture sportive, mais elle a dû aussi et elle a pu accueillir la danse non sans que cela pose de sérieux problèmes d’unité disciplinaire et même d’identité professionnelle. Là aussi un bref historique s’impose car cela ne s’est pas fait tout seul.

Dans les années 1950, on distingue dans les programmes d’enseignement féminin, d’un côté les gymnastiques rythmiques, « Étude d’exercices corporels esthétiques », de l’autre la danse, « Art du mouvement corporel… ». Cependant la danse moderne va faire irruption à l’ENSEP jeunes filles et s’opposer à l’Éducation physique générale et analytique mais aussi à la danse classique. Le terme danse n’apparaît qu’en 1966 pour une option du professorat féminin. Pourtant, à ce moment, c’est un courant « expression corporelle » qui va se former. C’est d’abord une notion qui va pouvoir être commune à des militantes de l’art du mime et aux animatrices des diverses pratiques de danses du moment. Mais c’est aussi une façon de rompre avec une conception biomécanique du mouvement en révélant sa fonction expressive tout en restant dans le cadre dualiste de l’Éducation physique générale. Mais la danse va alors courir le risque de n’être qu’une technique de l’Éducation physique. Une autre évolution va se produire : après les événements de 1968 un mouvement de contestation du sport se développe chez les enseignants d’EPS et le courant « expression corporelle » va devenir une ligne de défense contre le sport. Signes tangibles de ce courant d’idées : en 1974, Claude PujadeRenaud publie L’expression corporelle, langage du silence ; en 1976, Michel Bernard publie L’expressivité du corps.

Dans le même temps, la pratique et l’enseignement de la danse moderne se développent grâce au volontarisme de militantes pédagogiques. En 1984, deux d’entres elles (Michelle Baffalio, Janine Orsaud) publient De l’expression corporelle aux activités physiques d’expression, les APEX Cette évolution est significative du choix de privilégier des apprentissages dans des activités concrètes de danse. Cette notion va s’imposer dans les textes du baccalauréat et ce domaine d’activités sera reconnu après quelques tensions dans le cadre de l’organisation du sport scolaire du mercredi (UNSS). On va parler désormais d’Activités physiques sportives et d’expression (APSE).
Les instructions officielles pour les collèges de 1985 distinguent parmi sept groupes d’activités possibles, un groupe dénommé « Danse, activités physiques d’expression » et une « approche de la danse contemporaine artistique » est suggérée pour les classes de 4e et de 3e. Dans une brochure de 1986 intitulée, Vers une didactique des APEX, Janine Orsaud indique en conclusion : « le terme APEX ne me semble plus pertinent, il est préférable de nommer la danse. » Les années 1990 verront se poser franchement l’objectif « d’enseigner la danse » en évitant les dérives comme le technicisme réducteur, et l’expressionnisme inconsistant.

En 1996, c’est le passage des APSE aux activités physiques, sportives et artistiques. A l’occasion de la rédaction de nouveaux programmes en collèges, on institue un groupe d’Activités physiques artistiques (APA) et on passe ainsi des APSE aux APSA pour désigner le domaine global de culture de ce qui va pourtant continuer à s’appeler contradictoirement « l’EPS ».
Mais au-delà de la reconnaissance culturelle fondamentalement positive pour la danse, le mot artistique induit deux dérives : il couvre aussi les arts du cirque qui rassemblent eux-mêmes des choses très diverses : pure acrobatie, spectacles à risques, mime, etc. et il encourage aussi une vision élitiste de la danse contemporaine centrée sur la création et sur le spectacle, ce qui peut conduire à oublier la fonction de la danse comme lien social, jeu de soi (de son corps !) avec les autres, fonction importante surtout pour les scolaires. La danse en effet, ce n’est pas seulement la danse contemporaine même si celle-ci est déjà synthèse de nombreuses formes et techniques, mais les voies d’entrée dans toutes les danses doivent être explorées ! Deux dangers guettent : le retour d’une grammaire de la danse ou, à l’inverse, le culte du mouvement spontané qui ne s’apprend pas.

L’enseignement de la danse est donc un sous-ensemble commun à l’éducation physique et à l’éducation artistique. Doit-on parler alors d’éducation physique sportive et artistique et d’une nouvelle bivalence pour tout ou partie des enseignants d’EPS ?
Revenons maintenant sur la question du statut du corps : oui, la danse donne au corps un statut qualitativement différent de celui qu’il a dans le sport et ce n’est pas parce qu’il y a une dimension esthétique dans nombre d’activités sportives que la confusion entre sport et art doit être faite. Par exemple, le terme gymnastique artistique est contesté par les spécialistes. Pour certains même, il y a rupture, incompatibilité entre ces deux types d’activités ; c’est pourquoi certains éducateurs sportifs peuvent ne pas se sentir concernés par la danse… et réciproquement même si d’autres sont polyvalents.

Le sport établit un rapport direct, entre la réalité physique et un objectif de résultat : le corps est d’abord outil de transformation du réel. La danse produit un langage corporel en s’appuyant sur des performances de haut niveau physique et technique pour communiquer avec autrui. Mais dans les deux cas, pour la personne, pour le sujet agissant, il y a création, production de savoirs, production « d’oeuvres ».

Finalement quels sont les enjeux du statut du corps dans notre société ?

La situation faite au corps est un bon révélateur de l’état d’une civilisation (voir les travaux de Georges Vigarello qui prépare une histoire du corps). Dans notre société il est beaucoup affiché, « marchandisé », particulièrement le corps féminin, mais peu pris en compte dans le monde du travail comme dans celui de l’éducation.
Dans le système éducatif, l’oubli du corps se traduit par la méconnaissance ou le refus de l’enseignement des pratiques physiques culturelles. Il n’y a pas de corps en soi. C’est la personne qui est en jeu.
L’école subit encore au plan idéologique les conséquences d’un système intellectualiste issu du dualisme. Elle subit aussi la pression utilitaire d’un système économique pour lequel la formation physique pour tous est un luxe exorbitant. La place de la formation physique est un signe de la place donnée aux valeurs humanistes dans une société. L’histoire de l’EPS, c’est l’histoire d’un conflit social et politique permanent significatif de la bataille globale qui continue pour une véritable démocratisation de l’accès à une culture commune équilibrée.