Démocratisation et performances, une contradiction ?

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Aucun système éducatif au monde ne peut prétendre supprimer toutes les inégalités sociales dans l’accès à la formation et au diplôme. Et plus une société est inégalitaire plus les conséquences de ces inégalités sont visibles aussi dans les résultats scolaires…


Temps de vie consacré à la formation et prestige des diplômes sont toujours plus ou moins corrélés aux origines sociales des élèves. Mais les comparaisons internationales montrent aussi que tous les systèmes éducatifs ne produisent pas les mêmes écarts et réussissent plus ou moins à les réduire. Le cas de la France est désormais bien identifié : si les élèves issues des couches les plus aisées de la société réussissent au meilleur niveau mondial, les catégories dites défavorisées de la population scolaire obtiennent des résultats au niveau des pays dont les systèmes éducatifs sont les moins performants. Ces élèves ont en général redoublé sans réel profit et se retrouvent à des niveaux qui les empêchent de progresser. Les idéaux de l’école républicaine sont ainsi continuellement bafoués et décrédibilisés.

L’effort de démocratisation quantitative a pourtant été très important à la fin du dernier siècle mais il n’a pas suffi à rendre crédible le principe de réduction des écarts, opérant finalement une simple translation vers le haut et écartant précocement les jeunes les plus en difficulté de l’accès à un diplôme, même modeste. A l’autre bout du spectre, le nombre de jeunes hautement diplômé, c’est à dire au delà de bac+2, ne s’est accru que modestement. Moins de 40% de ceux qui commencent une licence finissent par l’obtenir.

Ces réalités pèsent très lourdement sur la situation économique et sociale sans que ses conséquences soient vraiment évoquées sur les graves problèmes d’emploi que nous connaissons. Le déficit de qualification de la partie la plus fragile de la population est sans doute le premier facteur de « rigidité du marché du travail », et cela sur le long terme. Nous payons aujourd’hui les décisions malthusiennes qui ont grippé la démocratisation scolaire jusqu’en 1985, puis de nouveau à partir du début des années 90. Les universités scientifiques, par exemple, souffrent de la pénurie de mathématiciens et de physiciens mais aussi de littéraires. Et une bonne partie des personnes qui sont victimes du chômage voient leurs chances d’accéder à un nouvel emploi bloquées par une formation initiale insuffisante, d’autant que la France ne fait aucun effort pour remettre en formation ceux qui ne sont pas allés assez loin dans leurs études.

Ces constats pèsent aussi sur les hautes qualifications car elles ne peuvent s’accroître en volume qu’à partir d’un vivier large et vigoureux de réussite. La dernière évaluation PISA (2012) montre nettement que le nombre de ceux qui réussissent au meilleur niveau en mathématique a fléchi également. Il existe donc une forte corrélation entre la quantité et la qualité. On ne peut former une élite nombreuse qu’à partir d’un volume plus important d’élèves qui réussissent leurs études, c’est à dire qui vont le plus loin possible dans leurs capacités sachant qu’elles n’ont de limites pour personne. Dans le domaine sportif c’est exactement la même chose : le nombre de sportifs de haut niveau capables de performances remarquables est directement lié au nombre de pratiquants de telle ou telle activité sportive capables d’atteindre des résultats témoignant d’une maîtrise au moins partielle de cette activité.

Il n’y a donc aucune opposition à établir entre éducation de masse et hautes performances. Or, le débat éducatif ne cesse de les opposer. Soit en présentant des exigences moindres réservées aux élèves faibles des milieux défavorisés (idée à l’origine du socle de 2005), soit en invoquant le bien‐ être de l’enfant (réforme des rythmes scolaires et discours sur la bienveillance de l’évaluation ), soit en prétendant individualiser l’enseignement au mépris des coopérations et aspirations à une culture commune et partagée, soit, a contrario, en ignorant tout des différences culturelles des élèves et en prétendant imposer à tous la vision du monde des élites.

C’est dans ce contexte qu’il faut réfléchir ce que l’on donne à apprendre à l’école et ce que l’on peut exiger de chacun. Une réflexion qui croise la définition d’une culture qui rende libre et permette de penser et d’agir, réellement commune à tous les élèves, et les dispositifs qui évaluent les difficultés, les progrès possibles, et qui délivrent les certifications diplômantes. Définir une culture commune c’est nécessairement s’éloigner de la connaissance et de la compétence du spécialiste, pour rendre accessibles tous les éléments qui permettent d’être au monde et à la société, de vivre et d’agir en fonction d’un système de valeurs hautement structurant pour insérer l’individu dans la société.

La vie ordinaire d’aujourd’hui appelle une mobilisation de presque tous les grands champs du savoir et de l’activité humaine et oblige donc le système éducatif à inventer tous les « raccourcis » possibles pour faire tenir dans un temps donné de l’éducation ‐qu’on pourrait souhaité plus long pour tous‐ l’acquisition et la pratique de cet ensemble.

La question supplémentaire qui nous est posée est de savoir où l’on place la barre pour estimer qu’un élève a effectivement atteint les objectifs fixés.
Mais cette définition du « fixé » ne va pas de soi, surtout quand on ne se réfère plus, ou de moins en moins, à des connaissances mémorisées mais à des compétences intériorisées et à des performances atteintes.
Le problème se complique encore si l’on pense qu’il est juste que l’école évalue les effets de son action et pas les acquis construits en dehors de l’école. Le terrain est alors semé d’embûches car la frontière est invisible entre l’évaluation et le tri, entre l’émulation et la concurrence, entre le souci du progrès et le souci de la sélection, entre la référence objective à des barèmes et la référence subjective à la « zone proximale de développement » de chacun en fonction de son point de départ (que l’on se refuse à appeler des talents ou des aptitudes).
Quelques questions qui mettent le métier d’enseignant en tension inévitable, au cœur de contradictions qui le poussent à se connaître comme agent capable d’amplifier les différences et les inégalités mais aussi capable de contribuer à les réduire.

Intervention orale de Denis Paget, membre du CSP, aux 8° Assises pédagogiques de Nantes du 5-6 février 2015.