La boxe, ça casse la vie pauvre !

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Jérôme Beauchez, sociologue, a suivi de jeunes boxeurs sur un temps long pour mieux comprendre le rapport à la boxe de cette « jeunesse à l’arrêt ». Il parle d’un engagement sans retenue pour se construire des compétences de combattant, signe de respect de l’adversaire.

♦ Entretien réalisé par J. Lafontan

Vous dites en substance, dans votre dernier livre, que la boxe et l’existence sont intimement liées, qu’il s’agit de rendre coup pour coup au destin social. Comment voyez-vous la boxe dans la société d’aujourd’hui ?
Nombre de sociologues, par le passé, ont montré que les engagements dans la boxe suivaient globalement les vagues d’immigration. C’est la même chose en France et, du coup, on a tendance à penser que la boxe est une affaire de « pauvres ». L’adage populaire dit même que pour monter sur le ring, il faut avoir faim. Il y a là une part de stéréotype et de vérité aussi : les populations des gymnases, ce sont souvent les gens des milieux populaires, ceux qui viennent d’« ailleurs », victimes de discriminations, de disqualifications, parce qu’ils incarnent une forme d’« étrangeté »… Toutes ces personnes sont stigmatisées, d’abord par le corps tel qu’il apparaît dans l’espace public et suscite parfois des réactions racistes. Comme par une espèce de renversement du stigmate, lorsqu’on boxe, c’est précisément par le corps qu’on va prouver sa valeur, montrer au public sa force, là où certains voyaient d’abord de la faiblesse : le fait d’être vu comme un « étranger », d’avoir une origine sociale dominée, etc. Alors il y a ce pari que font les boxeurs, et qui revient à imposer leur valeur, acquérir une certaine importance sociale par le biais de la boxe, là où partout ailleurs elle était niée, ou rendue compliquée par le regard porté sur leur trajectoire. La boxe, c’est alors une tentative de résistance à une certaine forme d’adversité sociale. La constitution du corps des boxeurs est aussi bien individuelle que collective. On ne peut être boxeur seul ; on a besoin des coups et du concours des autres pour devenir un combattant efficace ! Si bien que cette résistance s’appuie sur un dispositif éminemment social, composé de tous ceux avec qui on « fait corps » pour devenir des combattants.

Vous avez dit, « il est dangereux d’allier la boxe à la pauvreté. C’est plutôt une réaction à la “vie pauvre” », pouvez-vous développer cette idée ?
La liaison rapide et systématique entre boxe et pauvreté est agaçante, comme si on ne se servait de son corps que comme dernier argument disponible pour lutter et se construire néanmoins une destinée. C’est un peu le stéréotype du boxeur parti du caniveau pour être champion. Alors que dans les quartiers populaires, beaucoup de ceux que j’ai rencontrés, et avec qui j’ai mené des enquêtes, parlent plutôt de l’ennui parfois mortel du quotidien. Déjà dans les années 80, François Dubet décrivait très bien cette jeunesse à l’arrêt, en « galère ». Il ne s’agit pas seulement de pauvreté économique, qu’on peut toujours pallier par différents moyens – légaux ou illégaux (sans vouloir verser dans un autre stéréotype) –, mais il s’agit plutôt de « vie pauvre », sans saveur, grise, marquée par la fermeture des horizons, avec peu de perspectives d’avenir. Cette « vie pauvre » affadit le quotidien, le réel, et c’est contre elle que les boxeurs que j’ai rencontrés ressentaient le besoin de lutter. Comme ils le disaient, « la boxe, c’est pas la routine ». Le ring, le gymnase, ça cassait non pas la pauvreté, mais les effets de la « vie pauvre » en redonnant du sens et une certaine saveur au quotidien. Ça peut paraître étrange, parce qu’après tout, dans la boxe, il y a aussi beaucoup de routine. Les entraînements sont à heure fixe, on y fait souvent les mêmes choses, etc. Mais tout ça est fait dans la perspective de bâtir quelque chose, dans la perspective d’un engagement en commun et d’un chemin qu’on trace par passion, là où partout ailleurs elle n’existe pas.

Il y a comme un combat pour la dignité chez ces jeunes adultes. Trouve-t-on chez les plus jeunes cette même prise de conscience et ce type de comportement ?
Je me suis concentré sur le parcours de jeunes hommes sur un temps long afin de saisir ce que produisait l’engagement sur le ring. Chez les plus jeunes, les adolescents, c’est plus délicat. Il y a d’abord le moment du « recrutement », avec une multitude de raisons qui les amènent au gymnase. Certains sociologues, comme Loïc Wacquant, avancent que les plus désaffiliés socialement ont du mal à accepter les contraintes de l’entraînement parce qu’ils ne sont pas dotés des dispositions préalables pour accepter de se plier à la discipline du gymnase, avec ses horaires et le nécessaire respect de l’entraîneur. Tout ça demande, selon Wacquant, un certain nombre de dispositions morales sans lesquelles ça ne peut pas marcher. En même temps, j’ai connu le cas d’un jeune gitan issu d’une famille très en difficulté, très déstructurée, et pour qui ça a marché. Même si l’alchimie n’a duré qu’un temps. Parce que la boxe n’était qu’un élément de son existence, et que l’attrait pour ce sport a été contrebalancé par tout un ensemble d’autres choses : son réseau, un mode particulier de sociabilité, etc. Au départ, nombre d’apprentis-boxeurs viennent au gymnase par curiosité et se sentent un peu délaissés. En réalité, les entraîneurs et les boxeurs plus expérimentés les observent pour évaluer leur détermination avant de commencer à s’occuper d’eux. Il faut donc faire cette démarche volontaire, aller vers la boxe pour qu’elle vous prenne. Et même dans ce cas, l’engagement reste malgré tout soumis à la concurrence de tous les autres espaces sociaux auxquels chacun est confronté. Aucun miracle ne se produit simplement parce qu’on chausse des gants de boxe ! Il n’y a pas d’effet miracle d’« intégration sociale » à attendre d’une acquisition d’habiletés corporelles, ou du fait de se forger moralement au travers de la pratique d’une activité physique. Si tout le reste ne suit pas – l’éducation scolaire puis l’obtention d’un emploi salarié – aucun engagement sportif quel qu’il soit ne suffira à pallier les manques.

Vous ne croyez pas en la boxe au service d’une mission qui lui est extérieure ?
Quand on parle d’« intégration » dans notre pays, où la question est sulfureuse, c’est plus ou moins pour demander à ceux qu’on a désigné comme « étrangers » de gérer eux-mêmes les effets de leur étrangeté. Le discours sur l’« intégration sociale » ne concerne alors plus qu’eux. Et c’est à eux de parcourir le chemin pour quitter les marges et rejoindre le groupe « central » des Français. On leur propose des outils, dont le sport, considéré comme privilégié. Ce faisant on a complètement perdu de vue le sens originel du concept d’« intégration ».
Durkheim concevait l’intégration de la société comme un problème concernant tout le monde. Sa conception de la société était celle d’un grand corps qui devait parvenir à articuler tous ses membres. Et si certains membres de ce corps social n’arrivaient pas bien à s’articuler à l’ensemble, la faute devait être prise en charge collectivement. L’intégration de la société concernait ainsi tout le monde ou personne. On ne peut rendre responsables uniquement ceux qui sont pris dans les marges. Cette lecture renvoie à une conception libérale où chacun est responsable de soi, de ses « fautes » réelles ou supposées. En France on est pourtant dans une république censée être « une et indivisible » ; en même temps, on ne semble pas toujours assumer cette unité. Et je ne peux pas croire que le sport, malgré tout ce qu’il peut apporter dans une vie, puisse résoudre des problèmes aussi graves que la désaffiliation, la disqualification sociale ou la stigmatisation plus ou moins systématique.

Peut-on déconstruire la liaison boxe = violence ?
Pour les boxeurs, la violence n’est pas sur le ring. Lorsqu’on est par exemple opposé à son sparring partner, lors d’un combat d’entraînement, et que l’opportunité de frapper se présente, il faut frapper ! Ce n’est pas un acte de violence, au contraire ! Ce serait plutôt un manque de respect pour l’adversaire de ne pas le faire, une sorte de pitié qui, en plus de constituer une insulte, empêche de progresser. Si l’opposant laisse une ouverture, c’est qu’il a fait une erreur. Il faut donc lui porter le coup qui lui enseignera la nécessité de se protéger. La boxe n’est pas une affaire de pitié, mais une question de pardon. On est là pour se porter des coups, c’est vrai, donc on accepte le risque d’être frappé et on se pardonne. Se respecter, ça veut dire s’engager sans retenue, de sorte à ce que les partenaire-adversaires puissent bâtir ensemble leurs compétences de combattants. Et ça, ce n’est pas de la violence. La violence, pour les boxeurs, c’est ce qui n’a pas de sens. Toutes les disqualifications sociales, les mises au ban injustifiables et injustes sont autant de coups qui viennent d’on ne sait d’où. Ces coups sont aveugles et violents parce qu’on ne peut pas y répondre. Sur le ring, par contre, l’adversaire est bien réel. Il s’incarne face à soi. Les chances sont à peu près égales et la confrontation a du sens, puisqu’elle est acceptée par les deux parties.

Une femme boxe-t-elle comme un homme ?
Je n’en sais trop rien, mais je ne crois pas que dans les techniques il y ait une différence. L’excellente – et seule – boxeuse que j’ai rencontrée dans le gymnase où je m’entraînais disait souvent que les femmes étaient plus sérieuses, appliquées, attentives aux directives de l’entraîneur et finalement meilleures que les hommes.
Elle plaisantait lorsqu’elle disait ça, mais il y avait tout de même une pointe de sérieux dans ses propos ! Ce qu’il y a de sûr, c’est que ce n’est pas évident pour une femme de faire sa place dans un milieu d’homme. Et la boxe reste encore un sport plutôt masculin. Si bien que la jeune femme que j’ai suivie dans mon travail « ritualisait » sa féminité de sorte à apparaître la plus neutre possible dans les interactions comme dans sa tenue vestimentaire. Alors que dans d’autres secteurs de sa vie quotidienne, elle pouvait apparaître comme très féminine. Il y avait donc des manières à la fois complexes et contrastées de gérer sa féminité, selon les moments et la présence ou non d’une majorité d’hommes. Christine Mennesson a beaucoup réfléchi à ces questions.

Jérôme Beauchez est Maître de conférences à l’université de Lyon/Saint-Etienne. Chercheur au Centre Max Weber, Jérôme Beauchez est l’auteur de l’ouvrage L’empreinte du poing. La boxe, le gymnase et leurs hommes, Paris, Éditions de l’EHESS, 2014.

Cet article est paru dans Contrepied Hors série n°13 – La boxe française – Oct 2015