Sortir des ornières de l’ordinaire

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La compétition fait partie des circonstances qui transforment les potentialités en capacités et qui font que tous sont capables.


« Le génie est commun, et les circonstances propres à le développer très rares. » Helvétius (1715-1771).
Voilà qui vient déjouer les servitudes d’un certain rapport à l’inné. Voilà qui vient aussi planter la question des conditions à poser pour que surgisse ce « génie », une des formes de génie, qui se tapit en chacun. Non pas dans la croyance naïve en quelque toute puissance cachée mais dans l’ exigence à mettre en œuvre des « circonstances » pour que se transforment en capacités tant de potentialités encore inexploitées, ignorées, laissées en friche. C’est ce que commente ensuite Helvétius, en ce siècle des lumières qui ouvrit tant de possibles jusqu’alors impensables : « L’homme de génie n’est donc que le produit des circonstances dans lesquelles cet homme s’est trouvé. Aussi tout l’art de l’éducation consiste à placer les jeunes gens dans un concours de circonstances propres à développer en eux le germe de l’esprit et de la vertu. »
C’est en somme ce que lance l’éducation nouvelle, au GFEN, avec son « tous capables » qui sonne fort, certes, mais à condition d’entendre qu’il s’agit ni de capacités déjà là ni qu’il suffirait d’un claquement des doigts pour en faire surgir.

« Tous capables » signifie le pari posé sur des potentialités immenses de chacun susceptibles d’être mobilisées pour se muer en capacités.

Un pari concernant l’apprenant (jeune ou adulte) qui va avec un défi pour l’enseignant, le formateur, l’entraîneur…: celui de trouver justement des situations propres à les mobiliser ces possibles, à créer et soutenir des conditions d’émergence et de développement pour devenir capacités effectives. Sachant cependant que déjà, dès la naissance, le petit d’homme en a vécu des situations fort nombreuses aux multiples effets, aussi bien restrictives pour certaines qu’incitatives pour d’autres. Sachant en même temps que tout n’est pas joué quand demeurent encore tant et tant de possibles. Et chacun le sait qui en a vécu ou vu des métamorphoses étonnantes, inattendues. Mais le risque est vite là de revenir à de prétendus dons comme inexorablement présents ou non dans tel ou tel.

Léontiev qui a tant apporté sur la notion d’activité mettait déjà en garde : « Ce que le cerveau renferme virtuellement, ce ne sont pas telles ou telles aptitudes spécifiquement humaines mais c’est seulement l’aptitude à la formation de ces aptitudes ». [[Léontiev, ACtivité, conscience, personnalité, Edition du progrès, Moscou, 1984 (1°Edition russe en 1976) p.248.]]

Alors oui il faut les trouver les circonstances propres à développer telles ou telles aptitudes. Et c’est bien là en effet la responsabilité de l’éducateur, dans quelque domaine que ce soit.
Pas facile ? Mais c’est la magnifique tâche qui revient à cet éducateur, ce formateur.
Question de compétences spécifiques pour lui (ou elle)? Oui bien sûr si l’on met d’abord comme priorité le pari préalable à poser sur les potentialités des jeunes et adultes qui sont à former, ou plutôt transformer, à condition de penser que toute éducation ou formation sont de l’ordre non pas d’un « plus avoir » mais bien plutôt d’ un « plus être ».

Et alors, la compétition ? Qu’en penser ? Et peut-on en justifier la raison d’être ?
Il est clair que les valeurs portées par l’Éducation Nouvelle tournent le dos à toute notion de classement posé en terme de mesure des uns par rapport aux autres avec le glissement vers l’idée sous jacente d’une différence de nature, de valeur, entre les individus et, pour le « dernier » de tel classement le risque d’une forme de déchéance vécue par celui-ci avec, de toutes façons, les conséquences sur sa personne d’une image dégradée de l’estime de soi.
Parler de performance évoque une autre dimension, non comme une comparaison d’humains entre eux que par rapport à une réalisation objectivement codée en relation avec un but concret. Dire de quelqu’un qu’il (ou elle) a réalisé sa meilleure performance demeure un encouragement puisque preuve tangible de capacités effectivement atteintes.
Pourtant le terme de compétition peut trouver d’autres racines dans son étymologie où le préfixe – com – peut signifier « avec » et non pas « contre », quand comprendre va avec prendre avec soi -.

Alors compétition peut signifier être dans la recherche avec d’autres en vue d’un même but.
Question de sens – dans une dimension philosophique, éthique – où gagner devient non pas course de l’égo à surpasser les autres mais défi de soi-même des capacités jusque là ignorées.
Alors, allons dans cet espace où chacun peut espérer apprendre plus de lui-même, en se découvrant une énergie d’être, une qualité d’être qu’il ne se supposait pas.
C’est cela l’enjeu de ces pratiques de « démarche d’auto-socio-construction » sur lesquelles travaille maintenant de longue date cette éducation nouvelle qu’au GFEN nous revendiquons.

C’est au sujet du savoir qu’un tel type de démarche a été élaboré, dans sa genèse. Mais si nous avons posé comme préalable le pari sur les potentialités de chaque sujet apprenant, encore faut-il poser un autre rapport aux savoirs à transmettre.
Il ne s’agit pas de tourner le dos aux savoirs mais de refuser leurs conceptions comme produits finis ou procédures programmées à retenir et appliquer. Il s’agit plus précisément d’aller quérir dans les savoirs présents, leur « génie » c’est-à-dire jusqu’à leur raison d’être et les questionnements et/ou nécessités dont ils sont issus.
D’une certaine façon, il s’agit de déscolariser ces savoirs pour les « scholériser » au sens où les grecs entendaient l’importance de « quitter son nid », comme l’écrit Michel Serres, sortir de l’ordinaire des Jours (d’où le sens de loisir), de l’ordinaire de la quotidienneté, pour aller vers des terres inconnues pour la pensée, l’imagimaire, la sensibilité.
Un autre rapport aux savoirs, donc, sachant que s’ils sont devenus objets de pensée établis, reconnus, labélisés en quelque sorte, c’est qu’ils ont pour cela fait l’objet d’invention et de travail soutenu. Il en est ainsi d’ailleurs des savoirs de tous ordres, ainsi le jeu d’échec ou tous sports avec leur histoire et le « génie » de leurs inventions.

Ainsi en est-il par exemple pour Thalèes dont la recherche de la hauteur d’une pyramide revient à comparer la longueur de son ombre, étalée sous les pieds, avec celle d’un simple bâton tenu en main. Aller à l’inaccessible avec une solution portée de la main. C’est là l’invention de la pensée, son audace. Comme il en est de tant d’inventions sportives qui permirent des exploits inattendus. C’est une telle reconnaissance du génie caché en tout savoir qui demande, pour renseignant/le formateur/l’entraîneur lié au pari du tous capables, un travail réflexif préparatoire pour sortir des ornières de l’ordinaire et trouver-créer des situations propres à enclencher une dynamique de questionnement, pour aller mobiliser ces potentialités encore méconnues ou balbutiantes. Sachant que Là commence un chemin, une démarche disons nous, pour l’apprenant sur lequel se construira pour lui du sens comme « enracinement de la consience individuelle dans l’être de l’homme » jusqu’à entrer dans la signification qui est « le rattachement [de ce savoir] à la conscience sociale » [[Léontiev, op. Cité, p.348.]]

Trouver donc ensuite un type de situation de départ avec un objectif à atteindre, dans un cadre donné, alors que sont laissées totalement ouvertes quelles conduites mener pour y parvenir. Ainsi l’activité à tenir n’est pas celle d’une procédure dictée mais elle est d’emblée liberté d’invention, à mettre à l’épreuve, et donc ouverte à des modifications possibles, voire des retournements. Car c’est cette activité, ces conduites qui sont l’objet de la réflexion, de l’analyse qui suivra, ouvrant au travers de leur déroulé, de leurs ajustements, sur le pourquoi de leur raison d’être. Le comment ouvrant la place au pourquoi. Et là, déjà, dés l’entrée, devient primordial le rapport direct de soi à l’objectif fixé avec, ce faisant, la nécessité qui se fait jour d’échanger avec les autres, de comparer et analyser les différences et donc, ensemble, d’ajuster et transformer, parfois même de renverser ses propres essais. Dans une intelligence en activité permanente pour saisir quoi d’important, quoi d’efficace, surmontant des présupposés qui peuvent s’avérer naïfs, insuffisants. Alors, des sauts qualitatifs font irruption dans ce double va et vient entre chacun et la situation, entre chacun et tes autres. En respectant, dans cette auto-socio-construction, comme autant de temps différents, sans confusion entre eux, le temps des silences et le temps des échanges. Où la parole a justement son « mot à dire » sur l’activité pour en extraire ce qui la rend efficiente, pour donner validité aux représentations et arguments qui en découlent.
Parole entre égaux mais prolifique grâce à leurs différences, pour en extraire, traversant les essais, quels invariants demeurent. Afin que le champ du formulé, du conceptualisé trouve la place qui lui revient, indispensable.
Ce qui est le but de toute démarche.

Dans un colloque organisé au CREPS de Bordeaux [[Organisé par François Bigrel]] , Constantini expliquait pourquoi et comment il lui arriva, au lieu de jouer la fonction rituelle d’entraîneur, de mettre ses joueurs à s’interroger et analyser eux-mêmes les actions menées.
Expérience bénéfique qui marqua son équipe – et lui-même – alors qu’elle venait d’essuyer quelques revers. On connaît la suite aux championnats du monde.
C’est dire à cet endroit combien l’attitude de l’animateur est importante. Non point dans une non-directivité aveugle et inefficace, mais dans une recherche active dans l’écoute et parfois le renvoi à l’analyse, l’incitation à creuser où les uns apprennent des autres, précisent, approfondissent …
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Cet article est paru dans Contrepied n°23 – La compétition et l’EPS – Mars 2009