Sports et arts corporels

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Les sports et les arts corporels – principalement le mime, la danse et les arts du cirque – enveloppent les idées d’effort, de technique, de règle et de performance. Jusqu’où, pour autant, identifier ces pratiques corporelles ? Ordinairement, la distinction est faite : nul ne dirait aller voir du sport lorsqu’il se rend à un spectacle de danse ou bien au cirque afin d’admirer des jongleurs ou des trapézistes. Mais ne parle-t-on pas en même temps, aussi bien pour le football que pour le trapèze, de beau spectacle, d’étonnante performance ou de technique admirable ?


Indéniablement, il y a du sportif chez le danseur comme de l’esthétique dans le geste du footballeur, et les deux dimensions semblent se joindre dans des disciplines telles que le patinage justement « artistique », la natation synchronisée ou les arts – non les « sports » – martiaux. Alors sur quoi, au fond, cette distinction reçue entre sport et arts corporels repose-t-elle ?

Tenter de répondre à cette question, c’est en vérité se heurter à un double problème. D’une part, celui d’une classification, d’une catégorisation et donc de critères de reconnaissance, lesquels n’ont cessé d’évoluer au cours de l’histoire – tout du moins pour les arts. D’autre part, comparer et distinguer suppose de reconnaître un noyau minimal d’unité de ce qu’on nomme respectivement « sport » et « arts corporels » – qui comprennent en outre en leur sein nombre de différences. Toutefois, il est permis de penser qu’entreprendre de les distinguer est cela qui peut justement permettre d’en constituer ce noyau.

Il n’est donc question ni d’opposer ni de hiérarchiser sports et arts corporels, ce qui n’aurait pas grand sens. L’EPS est faite, à travers la dénomination même d’« APSA », de ces deux piliers. Mais comment, au fond, donner sens à cette marque, tout à la fois, de lien et de différence, des Activités Physiques, Sportives et Artistiques ? On comprendra aisément, de là, l’enjeu de cette tentative de distinction : tâcher d’éclairer la singularité de ce qui se nomme « sport » et, ce faisant, les différences entre un enseignement du sport et un enseignement des arts corporels en termes de démarches, d’objectifs comme d’intérêts pour les élèves.

Du commun à l’hybride

Rapprocher des activités sportives et des arts corporels, c’est en supposer des éléments communs, en effet aisément identifiables. En premier lieu, nous avons affaire à des pratiques corporelles nécessitant, à travers un désir d’apprentissage et de progrès, entraînement, technicité, répétition de situations motrices, effort et persévérance…autant de réquisits de toute pratique construite, réglée et visant une forme d’excellence. C’est dire, en deuxième lieu, que le tennis ou le jonglage, l’aviron ou les danses de salon, le football ou l’art du mime, sont essentiellement – qu’on nous permette ce truisme – des techniques : ils relèvent d’une habileté corporelle acquise et d’assimilation de procédés – qui, bien évidemment, ne sont pas uniquement d’ordre physique (il y est également question de stratégie, de volonté, d’esprit d’équipe, etc.). Nul ne niera, en troisième lieu, que les sports comme les arts corporels constituent des performances, comme réussites visibles, remarquables voire extraordinaires en des situations spécifiques, qui ne sauraient être celles du tout venant. Le mime est ainsi celui qui utilise son corps comme un milieu théâtral ou comme un art de la performance pour, sans discours, exprimer une histoire. En quatrième lieu, toutes ces pratiques ont en commun une dimension esthétique. Un tel aspect, en première approche, ne constituerait donc pas un élément de distinction. En effet, la gestuelle sportive comme artistique, les formes que prend le corps relativement à ses fonctions, font l’objet de jugements de goût en s’appréciant en termes de beauté, de style, d’harmonie ; virtuosité et réussite peuvent susciter de leur côté l’admiration, témoin d’un réel plaisir esthétique. Il en est ainsi d’un but marqué, d’un placement de balle au tennis ou de la foulée du sprinter, comme du danseur de tango et des acrobaties aériennes que les cirques donnent à voir.

On comprend alors, de tant d’éléments partagés, qu’aient pu naître d’authentiques pratiques sportives… qui apparaissent tout autant artistiques. Peuvent être en effet considérées comme disciplines « hybrides », olympiques pour certaines, les sports chorégraphiés tels que le patinage artistique (« libre »), la natation synchronisée, le plongeon, le twirling bâton ou encore la danse sportive. Certes, on pourra voir dans telle ou telle de ces disciplines hybrides plus d’artistique ou plus de sportif ; il n’en reste pas moins qu’elles n’hésitent pas entre la dimension du sport et celle de l’art ni ne les mêlent par alternance ou superposition. Mais elles font leur identité de l’unité même des deux dimensions. Elles requièrent autant de qualités proprement sportives qu’artistiques : dynamisme et harmonie, maîtrise de l’espace et agilité, technique et grâce, puissance physique et élégance – de telle sorte qu’en compétition, comme par exemple pour le plongeon, la notation prend aussi bien en compte la difficulté de la figure réalisée, la technique, que « la grâce durant l’exécution et l’entrée dans l’eau ». Il est indéniable, d’un autre côté, que le mime, la danse et certains arts traditionnels du cirque (funambulisme, trapèze, jonglerie, acrobaties, etc.) exigent des qualités poussées des qualités poussées d’équilibre, de force, de souplesse, d’endurance, de vitesse, de synchronisation ou de dissociation.

Mais si les disciplines hybrides demeurent minoritaires, sur quoi repose la distinction ordinairement faite entre les sports et les arts corporels ? En quoi se rendre à un match de rugby n’est-il pas aller assister à un spectacle de mime ou de cirque ? La réponse est peut-être pour partie dans la question : parce qu’il s’agit, d’un côté, de match, et de l’autre, de spectacle.

De la compétition et de ce qui s’ensuit

Nous l’avons dit, distinguer le sport des arts corporels requiert de disposer d’éléments qui, a minima, définissent le « sport ». Convoquons alors – un choix qui certes pourra toujours être discuté – deux références connues. L’une est celle donnée par CNOSF : « est défini comme ‘sport’ la seule pratique compétitive, licenciée, c’est-à-dire engagée dans l’institution qui fixe les règles du jeu et définit l’éthique sur laquelle celui-ci doit impérativement reposer  »[[Alain Gelès, directeur de cabinet du Président du CNOSF, 1994, cité dans Christian Pociello, Les Cultures sportives: pratiques, représentations et mythes sportifs, Paris, PUF, 1997, p. 39.]] ; l’autre est celle de P. Parlebas :

« Le sport est avant tout une situation motrice (ce critère éliminant les jeux non moteurs tels les échecs par exemple) ; cette tâche motrice est assujettie à des règles définissant une compétition (traits rejetant les activités libres et improvisées) ; enfin, et c’est là que gît une grande part de son identité sociologique, le sport est un fait institutionnel (trait excluant l’immense cohorte des jeux non reconnus par les instances officielles). Le sport représente donc la motricité ludique et compétitive approuvée par l’institution »[[Éléments de sociologie du sport, Paris, PUF, 1986, p. 26. On fera remarquer que P. Parlebas n’intègre pas les arts corporels dans ce qu’il considère comme domaines d’action motrice.]].

Ces deux définitions peuvent paraître discutables par leur énoncé d’un cadre trop restrictif du sport. Il s’en dégage toutefois l’idée de compétiton réglée – tant au sens de ce qui se déroule selon un ordre que de ce qui est soumis à une réglementation. Or, de fait, cette dimension de compétition propre au sport, avec ses attendus codifiés auxquels veillent joueurs et arbitres, ne saurait concerner les arts corporels. Il n’y a pas de compétition de mime ni de trapèze, c’est-à-dire d’espèce de championnats ou de tournois en lesquels deux ou plusieurs concurrents recherchent simultanément le même avantage. N’est-ce pas d’ailleurs à partir du moment où la danse entre en compétiton qu’elle devient « sportive » et donne lieu à des classements ? De même, certains arts martiaux comme le judo ou le karaté, entrèrent dans la sphère du sport (des « sports de combat »), aux côtés de la boxe, de la lutte ou de l’escrime, lorsqu’ils ont développé au XXe siècle, une expression de compétition qui leur était originellement étrangère.

De l’idée de compétition découlent deux éléments de distinction entre sport et arts corporels. Le premier concerne le statut de la performance. Celle du funambule, des acrobates ou du mime est dépourvue de toute mesure (mais non, parfois, de démesure) alors que la dimension compétitive fait de la performance sportive une performance mesurée – par un score, une note, de l’espace ou du temps. La mesure est précisément moyen de comparaison objective, de classement de ceux qui se mesurent les uns aux autres. Dans le sport on juge de la qualité par la quantité (parfois, aussi, par la capacité à se conformer à des formes préétablies et classées comme pour la gymnastique et pour tout ce qui relève d’« imposés »), ce qui ne saurait avoir de sens dans les arts corporels – pas plus que dans l’art en général.

Le second, en conséquence, concerne les finalités ou les visées. En sport, il s’agit donc de gagner. Non pas gagner le public, mais l’emporter sur l’autre. Comparaisons et classements ont pour fin dans les sports, non dans les arts corporels, d’établir des vainqueurs. Tous peuvent chercher à devenir meilleurs, mais seul le sportif prend part, en tant que compétiteur, à des épreuves dont le but est d’être aussi le meilleur selon un système codifié. Que vise l’artiste ? Sans doute une autre espèce de victoire, davantage contre soi que contre d’autres, réussir ou bien faire, pourrait-on dire, plutôt que vaincre ou gagner. N’est-ce pas dire que ce type de victoire est elle-même subordonnée à une autre fin, à savoir produire des effets d’ordre esthétique ? C’est là amener un nouveau registre de distinction – venant relativiser cette dimension commune, énoncée plus haut, au sports et aux arts corporels.

Le beau et le bon ; l’inventif et l’efficace

En effet, que les arts corporels soient bien de l’ordre de l’art et non du sport signifie un autre rapport au corps en indiquant que la performance est d’emblée artistiquement ordonnée à une forme de beauté, c’est-à-dire à la production d’une émotion d’ordre esthétique – en particulier par une construction poétique du monde et de soi. Sports et arts corporels se distinguent comme se distinguent le bon et le beau. Prenons ici l’adjectif « bon » non pas en son sens moral, mais au sens de ce qui, comme le bon outil, ressortit à l’efficacité, au puissant, au réussi, et par « beau », la valeur, reconnue par un tiers, qualifiant le mouvement harmonieux, élégant, gracieux ou même virtuose, qui donc produit un plaisir esthétique. Le sport, avons-nous dit, n’est pas dépourvu d’une telle dimension. Mais le beau n’y est pas le but ; il ne fait éventuellement qu’accompagner l’action, et l’esthétisme n’y est que la conséquence collatérale possible du but : gagner. Des sportifs sont plus ou moins beaux à voir ; ainsi, le style du triple champion olympique de natation Pieter van den Hoogenband était plutôt lourd voire disgracieux. Mais les acrobates ou les danseurs, eux, se doivent de rechercher une beauté des formes, de travailler l’esthétisation du corps dans l’accomplissement même de leurs mouvements et de leurs figures. Le bon, dirons-nous, est ici au service du beau. En d’autres termes, la dimension esthétique n’est pas inhérente ou essentielle au sport, où la performance prime et se détermine par l’efficacité technique avant toute considération de style. L’efficacité peut produire la beauté au sens d’une adaptation de la forme (la foulée du coureur, le lancer du javelot) à la fonction (courir vite, lancer loin) : il reste que cette production n’est pas intentionnelle. De « beaux buts » ou de « beaux smashs », d’ailleurs, sont toujours des buts et des smashs qui réussissent et comptent pour le score ; le but serait-il marqué par penalty qu’il produirait, au final, le même résultat.

Prendre en compte la dimension proprement artistique des arts corporels, amène à un cinquième point de distinction – qui mériterait assurément plus ample développement : celui de l’invention et de la création. Il n’est pas question de nier la part d’invention dans le sport. Le footballeur ou le tennisman sont « inventifs » lorsqu’ils font preuve d’une manière de réagir à une situation, d’un geste original ou finement stratégique. Mais les mimes ne cessent d’inventer des manières de mimer et de créer des situations ; les trapézistes inventent de nouvelles figures ; les acrobates – à travers des cirques eux-mêmes de genres différents – explorent de nouveaux jeux dynamiques d’équilibre ou font varier les supports ; on peut y mettre des planches, des roues, des obstacles, des éléments de décor ; des danses apparaissent et disparaissent, sont classiques, urbaines, contemporaines, de société, latines, de salon, etc. L’efficacité proprement sportive, si elle connaît bien entendu des évolutions dans l’histoire, renouvelle rarement ses formes d’exécution : les quatre nages de compétition existent, pour la plupart, depuis plus d’un siècle et l’on n’a pas encore inventé de cinquième nage ; les manières de jouer au football ne sont pas vraiment pléthoriques et, depuis Parry O’Brien en 1952 ou Dick Fosbury en 1963, les façons de lancer le poids ou de sauter en hauteur n’ont pas changé. Alors que le corps ne trouve pas tous les jours des formes d’exécution propres à modifier son efficacité (les progrès se font alors ailleurs, par exemple dans les techniques d’entraînement ou dans les modifications matérielles), les arts corporels, tournés vers l’effet esthétique et délivrés, tant des règles qui s’imposent à tous que du souci de la victoire et du record, peuvent s’employer à inventer voire à révolutionner leurs formes d’expression, exactement comme dans la peinture ou la sculpture. C’est dans le temps long que se bâtissent les créations sportives alors que la création, en art, est un point de départ et non d’arrivée.

Du spectacle et du public

Mais inventer et créer à quelle fin ? La production recherchée d’effets esthétiques dans les arts corporels ne peut se concevoir sans l’idée qu’ils se donnent à voir. De là un sixième élément essentiel de distinction entre le sport et les arts corporels : celui du spectacle et donc du public. Toute danse, tout numéro de mime, le cirque lui-même, n’auraient de raison d’être sans un public venu tout exprès à un spectacle, comme représentation comprenant un minimum de mise en scène et dont on attend échanges et émotions. Ne nous y trompons pas : de fait, les médias, l’industrie et, de là, le public nourrissent le sport-spectacle ; des sportifs se donnent en spectacle et travaillent leur image ; il existe enfin, dans le sport, une véritable dramaturgie parce qu’il y faut un gagnant et un perdant. Cela signifie-t-il pour autant que le spectacle soit essentiel au sport ? Autant cette dimension n’apparaît dans aucune définition classique du sport mais se trouve systématiquement mentionnée dans celles du cirque, autant un spectacle de cirque ou de danse n’aurait lieu sans public, alors que des rencontres sportives peuvent toujours avoir lieu sans public. Cela s’est déjà en vu en football pour des motifs de sanction, et même Martin Kallen, le directeur de l’UEFA en charge de l’Euro 2016, a évoqué la possibilité de jouer des matchs de la compétition à huis clos pour raison de sécurité[[Sport Bild du 2 mars 2016.]].
Cette dimension de spectacle, inessentielle dans le sport mais essentielle aux arts corporels, simplement parce que ce sont des arts, signifie encore que l’autre du sportif est l’adversaire tandis que l’autre du jongleur ou du mime est le public ; c’est lui qu’il faut conquérir et émouvoir, c’est devant lui qu’il s’agit de ne pas échouer et c’est lui, non le record ou le trophée qui, par sa présence et ses applaudissements, est la récompense ; c’est donc avec lui, également, que le spectacle se fait.

La conjonction présente dans la dénomination d’« Activités physiques sportives et artistiques », certes relie, en raison de leurs éléments partagés, les sports et les arts corporels. Mais elle suggère aussi bien d’éviter une confusion. Car il y a lieu, sur des points essentiels relatifs à l’usage du corps et à la finalité de cet usage, d’envisager ces pratiques corporelles comme bien distinctes. Même si ce qui se passe sur des terrains ou dans des enceintes peut être fait avec art, le sport, par sa finalité et son principe d’organisation, n’est pas un art. D’autres aspects, certainement, mériteraient développement, comme le rapport à l’espace et au temps, quantifiés et objets de conquête dans un cas, davantage utilisés, modelés voire suspendus ou abolis dans l’autre cas.

Il resterait toutefois, par rapport à ces deux types de pratiques, à situer la place et la part d’un troisième élément : le jeu, susceptible, comme pratique ludique et réglée, de constituer leur terrain commun.

Cet article est paru en version courte dans Acrosport – Contre Pied Hors-Série n°15 – Mai 2016