Une histoire populaire du football 

Temps de lecture : 9 mn.

Nous avons rencontré Mickaël Correia pour satisfaire notre curiosité sur son livre, Une histoire populaire du football.
Rompant avec les approches trop événementielles ou « critiques » (en gros éreintant le football) il fait le choix de le comprendre dans le mouvement d’émancipation des couches populaires, mais pas seulement, comme instrument dans les mouvements de libération nationale ou de résistance aux régimes autoritaires. Une histoire qui manie la complexité mais portée par un vrai plaisir pour ce sport.


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Votre livre est-il une défense inconditionnelle de ce sport ?

Il ne s’agit en rien de le défendre mais de saisir sa réalité à partir de son histoire et d’en comprendre la portée sociale. C’est, dès sa naissance, l’histoire d’une dépossession ou, plus précisément de désappropriation et d’une tentative permanente de réappropriation par ceux-là mêmes qui en ont été exclus.
Activité villageoise au sein des communs, ces espaces collectifs appartenant à la communauté, subissent des accaparements par la bourgeoisie, souvent violents, les privant de leurs espaces de jeux ; sous la pression des couches aristocratiques, ces jeux ont été standardisés, pédagogisés, conduisant à la marginalisation des formes anciennes de pratiques.

Dès le départ, les ouvriers nés du capitalisme industriel, se sont réappropriés ce football, se sont confrontés aux couches bourgeoises, dans une lutte interminable. On pourrait le comprendre aujourd’hui encore avec les luttes que mènent les supporters ultras contre l’accaparement des clubs par les ultra-riches. Telle est la grande ligne de fond de cette histoire qui fait que, selon la façon dont on porte l’analyse, les séquences que l’on valorise, les intérêts que l’on défend, la synthèse est différente.

Pour ma part, le foot est un espace d’expérimentation sociale qui doit s’expliquer et expliquer quelques grands enjeux sociaux de la condition humaine : racisme, colonialisme, rôle des femmes, luttes de libération ou de transformation nationales, en clair ce qui fait l’existence humaine.

« Oui, le foot a toujours accompagné les différentes luttes des peuples opprimés, des organisations de libération nationale, des récents printemps égyptiens ou algériens, des femmes… »

Le foot organise, à certains égards, la société dans ses composantes les plus essentielles, la vision d’une nation.

Oui, le foot a toujours accompagné les différentes luttes des peuples opprimés, des organisations de libération nationale, des récents printemps égyptiens ou algériens, des femmes… Prenons le foot des femmes, qui est très ancien, et qui, lors de la première guerre mondiale a connu un succès considérable, des stades avec 15 000 spectateurs·rices. Ce football des « munitionnettes » a été tôt éteint dès la fin de la guerre avec des campagnes ramenant la femme au foyer et à sa fonction reproductrice. La reprise de leur engagement reste une longue lutte que la situation actuelle ne clôt pas.

Dans le prolongement de cet exemple, la question sociale et politique du football est organisée autour de trois questions importantes : des victoires symboliques des corps racisés, des questions de gestion des clubs et du rôle de l’équipe. Dès le départ, un racisme corporel est instauré, les corps des colonisés, les corps noirs, sont ostracisés, perçus comme moins puissants que les blancs – habitués à un football violent, « viril » – et un peu à l’inverse des images d’aujourd’hui, en clair, réduire leurs capacités d’actions.

Les arbitrages se font au détriment des équipes de colonisés, la violence sur le terrain est importante, les joueurs sont frappés, l’essentiel étant de garder la maîtrise de l’issue du match.
Toutes les victoires sont autant de symboles et de défi à l’égard des colonisateurs.

Il faut se rappeler qu’au Brésil, les joueurs noirs et métis mettaient de la poudre de riz afin de dissimuler leur couleur et aujourd’hui encore, le club Fluminense lance à l’ouverture des poignées de poudre de riz en hommage à ces premiers joueurs.

Ensuite, les colonisés se sont empressés de créer des clubs, réservés aux musulmans (Algérie) aux noirs et métis (Afrique du Sud), étendus en fédérations, afin de montrer, qu’ils sont capables de bonnes gestions, cet autogouvernement devenant ainsi un laboratoire pour la gestion future du pays. Sans expliciter, toutes ces expériences ont été l’objet de luttes incessantes pour pouvoir se poursuivre. Enfin, troisième pilier, le rôle de l’équipe où la communauté des joueurs incarne un destin commun. Le FLN algérien utilisera cette stratégie avec succès, faisant tourner une équipe le représentant, au niveau international et avec un indéniable succès.

Ces décisions qui sont greffées sur un projet politique, seraient bien courtes si, en même temps, le football produit n’était pas d’une qualité nouvelle et efficace pour conforter son symbolisme !

Certainement. Au Brésil, avec l’arrivée des premiers colons le jeu était de l’entre-soi blanc et bourgeois ; très rapidement les Amérindiens vont se l’approprier ; c’est une prise de parole non verbale, qui ne relevait pas de meetings mais qui a transfiguré le jeu anglais, très scientifique, très froid, en quelque chose d’artistique imprégné de culture populaire afro-brésilienne telle la samba ou la capoeira. Les Brésiliens ont vite été perçus comme les rois du dribble mais ce dribble était surtout une façon d’éviter les coups que les joueurs recevaient fréquemment et les obligeaient à de telles astuces. N’oublions pas qu’ils se blanchissaient pour éviter les sarcasmes, le match était une véritable épreuve. En Angleterre, ici les ouvriers ont très vite joué un jeu fondé sur la passe qui était une façon de retranscrire la condition ouvrière. Lors de la Coupe d’Angleterre en 1883, deux éthos s’opposaient : l’éthos bourgeois fondé sur l’exploit individuel, des attaques de front à six, violentes, pas de passes, à l’opposé de l’éthos ouvrier fondé sur l’entraide que leur expérience ouvrière dans les manufactures leur faisait vivre pour affronter des conditions de travail particulièrement éprouvantes. C’est, à l’usage, l’efficacité de ce jeu de passes qui peu à peu se développera.

Après ces « bases » du football moderne, après le terrain, c’est le stade qui s’impose. Que nous racontent les stades ?

Dans les formes modernes c’est depuis la deuxième coupe du monde de 1934 que surgit l’instrumentalisation des stades, son décorum, ses fastes, la présence de traducteurs et journalistes et surtout les tribunes réservées aux supporters des équipes adverses. Le stade est conçu comme un espace de mise en scène avec l’intention explicite d’expression du pouvoir et de divertissement des masses. Hitler, mais avec une équipe nationale qui n’est pas de grande valeur, au contraire du foot italien, poursuivra ce chemin dont l’apothéose sera les JO de 36. Plus tard, l’Espagne de Franco suivra aussi cette orientation. Brohm s’appuie beaucoup sur ce descriptif mais, hélas, s’y arrête. On doit aller au-delà, car le stade, à ce niveau, n’est qu’une étape de la vie du football. Dans les moments décisifs, les joueurs, les clubs, vont entrer, par exemple dans la Résistance, dont le fameux Matthias Sindelar qui s’est opposé à l’annexion sportive de la sélection autrichienne par le régime nazi. Ils participent aussi aux réseaux de sauvetage d’enfants juifs, voire entrent dans la résistance armée à l’image de Primo Della Negra, qui, à 20 ans intègre le groupe Manoukian. La recherche élargit sans cesse cette connaissance. Mais il y a aussi le fait que les stades sont aussi devenus le refuge de groupes contestataires profitant de ces immenses rassemblements pour distribuer des tracts ou bien applaudir l’équipe non soutenue par le pouvoir ; ainsi en URSS le Spartak, équipe du peuple, était-elle soutenue contre le Dynamo (police politique) ou CSKA (armée rouge). Le stade n’était donc pas une masse informe manipulée et aveuglée par le spectacle ; c’était un lieu où circulaient divers intérêts politiques et que les gouvernements fascistes ou autoritaires ont sans cesse cherché à museler.

« je ne comprends pas pourquoi, aujourd’hui, d’une façon générale, presse et médias télévisuels et numériques, ne parlent pas du supportérisme sur un mode positif. »

Regardons de plus près. Sans faire l’histoire du supportérisme, les (groupes de) supporters sont aussi vieux que les matches de football, sans nier que les tribunes étaient parfois le siège de violence ; mais plus récemment le phénomène ultra est devenu une composante des matches et souvent devient fait divers, sinon dramatique dans l’actualité sociale et politique tant et si bien qu’un arsenal règlementaire a été voté.
Les supporters sont-ils à supporter ?

Je ne suis pas un ultra et je suis prêt à accepter toutes les analyses qui paraissent sur les comportements racistes, homophobes, misogynes, fascisants pour certains, grossiers, vulgaires, bref, il y a là une réalité incontestable mais que l’on est obligé de saisir dans la totalité du champ social. Existe-t-il un champ, dans notre société, qui soit libéré de tous ces comportements autant condamnables les uns que les autres, ou les exacerbe-t-il ? Je ne le crois pas. Pour ma part, et sans nier ce que je viens de décrire, je ne comprends pas pourquoi, aujourd’hui, d’une façon générale, presse et médias télévisuels et numériques, ne parlent pas du supportérisme sur un mode positif. Pour moi, c’est une nouvelle figure contestataire, de masse, qui émerge, se maintient et fortifie son assise et sa critique sociale. Comme tout phénomène émergent, je pense qu’il n’est pas encore repéré par les forces politiques, et pourtant, la qualité politique est bien là. Si on regarde le développement des printemps arabes, la liaison s’est faite avec les groupes de supporters, je développe longuement sur l’Égypte, la Tunisie, la Turquie, contestant Erdogan en 2013, le Hirak algérien plus récemment, comme le Chili. Il faut prendre acte que la récente reprise du football au niveau européen a été contestée par 450 groupes de supporters refusant le retour dans les stades au nom du sacrifice de la santé au profit des impératifs économiques. Il est vrai que se règle aussi la contestation du modèle mercantile fortement dénoncé par les groupes de supporters. Ce mouvement, avec sa spécificité, peut se rapprocher de celui des « Gilets jaunes », bien sûr avec des motifs différents mais dont l’inspiration peut être rapprochée ; d’ailleurs les slogans des « Gilets jaunes » sont des chants de stades et on ne peut pas penser que les réalités qu’ils traduisent ne reflètent pas des réalités communes mais s’exprimant sur des tranches de société différentes.

… si vous pensez aux « Gilets jaunes », une autre interpellation peut venir en tête avec le mouvement des ZAD.

Pourquoi pas ! Ces mouvements se nourrissent de visions du monde, certainement avec des profondeurs différentes mais ce sont des groupes qui se revendiquent autonomes de toute appartenance politique, ayant de fortes solidarités internes, qui pratiquent l’horizontalité dans les décisions et vivent dans un anonymat revendiqué. Les tribunes, occupées par des groupes distincts, sont des espaces de liberté à part entière, liberté à l’égard des familles mais aussi de l’État. Beaucoup d’études ont été réalisées, on peut s’y référer. En élargissant la focale, on pourrait rapprocher ces phénomènes des squats des années 80 comme des rave-partys anglaises, françaises ou européennes. Bien sûr, en France où nous n’avons pas une culture club comme en Angleterre, Italie, Espagne, Portugal ou Allemagne, il nous est difficile de comprendre de pareils engouements. La grande hétérogénéité des expressions avec ses côtés sombres, violents, virilistes, guerriers, très identitaires, tend à ne pas penser à des formes alternatives ; cela est certainement dû au désintérêt persistant des forces politiques organisées. C’est à la longue que mûrit leur qualité politique mais les formes de résistance à l’envahissement capitaliste doivent être valorisées et doivent se comprendre à partir de la diversité dont les ravages capitalistiques pénètrent chacune des sphères.

Justement, pour aller dans ce sens de dynamique positive, vous parlez de foot punk, de tous les contrepieds au football institutionnel qui s’orientent vers la promotion de formes de gestion coopératives, actionnariales voulant dépasser les modèles business actuels.
C’est encore un mouvement de supporters qui se constitue et qui n’est pas négligeable. Il est vrai qu’en France il y a peu d’expérience (Nantes) car la France reste un pays formateur ; par contre c’est très développé en Angleterre surtout lorsqu’on descend dans les divisions inférieures du professionnalisme ; leur intention est de prendre les rênes du club ou d’en créer un nouveau. En Espagne et Portugal le phénomène se développe, tout cela dessinant un paysage où le supporter n’est plus soumis aux politiques de gentrification c’est-à-dire augmentant sans cesse le prix des places pour éjecter les couches les plus populaires ; en fait, ces politiques conduisent à se réclamer de la culture supporter parce que celle-ci participe, jusqu’à présent, de l’ambiance colorée des stades mais sans les supporters. Les clubs soumis au business vendent une image du foot populaire parce que là est son image publique, mais sans les classes populaires ! Le phénomène coopératif a l’ambition d’intégrer les supporters dans la gestion du club, parce qu’ils pensent que la vérité du football c’est l’union entre les joueurs et spectateurs.

Interview réalisée par Jean Lafontan et paru dans le Contrepied HS n°27 Osons la Danse