Yoga, les fondements culturels : mythes et réalités

Temps de lecture : 10 mn.

Bruno Hilton Prof agrégé EPS – Professeur de yoga – Responsable du diplôme universitaire “Yoga et Santé” – STAPS Nancy

Il s’agit ici de donner quelques repères sur l’histoire du yoga à l’enseignant d’EPS qui s’interroge sur le bien-fondé de cette pratique en milieu scolaire. Cerner l’essence du yoga, rappeler ce qu’il n’est pas, tordre le cou à quelques mythes… tel est l’objet de cette réflexion.

Le yoga est-il une pratique pluri-millénaire ?

Le mythe

Pour le grand public, mais également pour bon nombre de ceux qui l’enseignent, le yoga est une pratique traditionnelle indienne ayant plus de 4000 ans. Il nous serait parvenu intact et originel, miraculeusement préservé de toute influence. Les postures et les souffles qui représentent la part principale de bon nombre de courants modernes du yoga seraient ainsi intemporels et imperméables aux (r)évolutions qui caractérisent l’histoire des techniques.

La réalité : le yoga moderne n’est pas le yoga des origines !!

Le yoga tel qu’évoqué dans les Vedas (textes anciens dont les premières estimations sont situées entre 2000 et 1500 avant JC) est un yoga spirituel. Il s’agit de méditations prolongées, pratiquées et transmises de brahmane à brahmane (prêtres de la plus haute caste), pour se rapprocher du divin. Contrairement au yoga moderne massivement féminisé, il est ici uniquement affaire d’hommes. Les postures sont quasi-exclusivement des assises. Il n’est pas question de santé. Les textes qui le définissent sont essentiellement philosophiques. Le texte le plus emblématique explique une démarche. Ce sont les Yoga Sutras de Patanjali.
Le premier texte qui peut inspirer les pratiques du yoga contemporain date du XVème siècle.

le yoga est quasi-inexistant en Inde au XIXème siècle

Il s’agit de la Hatha Yoga Pradipika (Petite Lumière sur le Hatha Yoga). C’est un ouvrage technique et non plus philosophique. Les postures (asanas) sont prévues pour leurs effets bénéfiques. L’objectif est de conquérir des pouvoirs, mais cela nécessite une bonne santé du corps. Il s’agit d’imprimer dans le corps physique le corps de vérité, visé spirituellement. Car ce manuel technique reste au service des finalités originelles du yoga.
L’apparition du yoga moderne est datée de 1893, et attribuée à un indien : VIVEKANANDA.
Selon Michel ANGOT, émérite sanskritiste et indianiste français, chargé de cours à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, le yoga est quasi-inexistant en Inde au XIXème siècle. Seuls quelques maîtres perpétuent une tradition spirituelle et posturale à un ou quelques disciples.
En 1893, lors de l’Exposition Universelle de Chicago a lieu le Congrès des Religions. Michel ANGOT explique que « VIVEKANANDA (1863-1902) y présente le yoga comme une pratique indienne traditionnelle. En fait, il l’a réinventé complètement, en observant l’entraînement des soldats britanniques en Inde. Le yoga moderne est sans lien avec le yoga ancien, à part le mot yoga !  ». (Intervention en janvier 2022 au Diplôme d’Université Yoga et Santé à l’UFR STAPS de Nancy).

KRISHNAMACHARYA (1888 – 1989) est à l’origine de bon nombre de courants actuels.

Dans les années 1920 – 1930, ce dernier crée une école de formation à Mysore en Inde. Il enseigne par ailleurs à la famille du Maharadjah local. Au-delà de la dimension éducative, l’un des enjeux est aussi une préparation physique des jeunes hommes dans une perspective de lutte contre le colonisateur anglais.
Au fil des années 1940-1960, Krishnamacharya formera bon nombre de professeurs de yoga indiens ou occidentaux, qui seront ensuite à l’origine de plusieurs courants du yoga moderne : Yoga Iyengar, Ashtanga Yoga, Vini Yoga…

Première diffusion de masse : occidentalisation et européanisation à partir des années 60.

Ce processus va utiliser plusieurs circuits : quelques maîtres enseignent à des vedettes hollywoodiennes ; en France le développement du Club Méditerranée s’accompagne très tôt d’une offre de yoga ; certains européens vont se former auprès de maîtres indiens, et disséminent ensuite en Europe des enseignements relevant de différents courants du yoga.
Les historiens et sociologues expliquent cette première vague par l’apparition de la société du loisir, l’attrait de l’exotisme oriental, le malaise dans la civilisation, les mouvements de contestation des années 60, le corps nouvel objet de consommation…

Seconde vague : la massification des années 2000.

La diffusion du yoga explose planétairement. Les estimations du milieu des années 2010 font état de 200 à 300 millions de pratiquants. Les courants du yoga se diversifient.
En France, les salles privées fleurissent. De plus en plus de MJC, Centres Sociaux, Associations (Familles Rurales), mais aussi des salles de fitness, proposent des cours de yoga. En 2017, l’estimation du nombre de pratiquants français réguliers oscille entre 2 et 3 millions. Il est difficile d’estimer le nombre exact car il existe plusieurs fédérations d’enseignants et un nombre encore plus important de pratiquants non répertoriés (MJC…).
Le revers de cette médaille est l’immense hétérogénéité des formations d’enseignants de yoga. Certaines fédérations ou salles réputées proposent des formations très sérieuses en 3 ou 4 années, avec une quinzaine de week-end annuels, des stages, une bibliographie obligatoire, un mémoire de fin de formation. Les contenus de plusieurs centaines d’heures, voire au-delà de 1000 heures, articulent histoire, philosophie, anatomie, physiologie, technique, pédagogie…
A l’inverse, il est possible de trouver sur le net des formations de 50 à 100 heures totalement à distance. Sans commentaire !

L’explosion du yoga virtuel lors du contexte COVID

Une enquête commandée par l’une des trois revues françaises de yoga grand public annonce que plus de 10 millions de français ont pratiqué le yoga, surtout à l’occasion des confinements, couvre-feu…

Le Yoga est-il indien ?

Le mythe

L’Inde serait une grande nation plurimillénaire, qui fonde son identité sur l’hindouisme et ses savoirs ancestraux (yoga, médecine traditionnelle ayurvédique).
Le président indien Modi s’appuie actuellement sur cette lecture de l’histoire pour asseoir son régime nationaliste, au profit des hindous et au détriment des musulmans, qui dans certains états ont déjà perdu certains droits civiques fondamentaux.

La réalité

Les mouvements de lutte contre le colonisateur britannique se regroupent en 1885 dans le Parti du Congrès et après de nombreuses luttes l’Inde accède à l’indépendance en 1947. La nation indienne est donc très récente ! Le mythe de l’Inde millénaire est alors de même nature que celui d’une Gaulle fondatrice de l’identité de la France…
Pendant trois mille ans, le « sous-continent » indien est une constellation de royaumes. Hindouisme, bouddhisme, jaïnisme s’y développent. A partir du 16ème siècle, l’empire moghol occupera une bonne partie de ces territoires en y implantant la religion musulmane. A la même époque, français, hollandais, portugais et britanniques installeront des comptoirs sur les côtes de la péninsule. Enfin, les britanniques parachèveront la conquête coloniale de l’Inde au milieu du 19ème siècle.
Il résulte de ce vertigineux raccourci que le yoga est actuellement instrumentalisé au profit du parti nationaliste du président Modi et au profit de la religion hindouiste.

Dans ce contexte, et suite aux demandes indiennes, la Journée Internationale du Yoga (le 21 juin) est instaurée par l’Assemblée Générale des Nations-Unies en 2014. De même, l’UNESCO inscrit le yoga au patrimoine culturel immatériel de l’Humanité en 2016. Qu’appelle-t-on « YOGA SUTRA DE PATANJALI » ?

Le mythe

Un auteur dénommé Patanjali a écrit le Yoga-Sûtra, l’un des textes auxquels se réfèrent la plupart des courants actuels du yoga. Sa rédaction aurait pu s’étendre de 200 avant JC à 200 après JC.

La réalité

Les traces de ce Patanjali sont confuses. Est-ce un individu, une dynastie, une transmission orale transcrite ultérieurement ? En fait, selon Michel ANGOT, le nom de Patanjali aurait été inventé au 9ème siècle, « car à l’ère des gourous, il fallait une trace d’homme » et non un texte d’origine inconnue.
Le Yoga-Sûtra compte 195 versets, conçus pour accéder au divin. C’est aussi l’un des premiers traités de psychologie de l’humanité. L’une des parties de l’ouvrage décrit le cheminement en suivant les huit branches du yoga :

  • Harmonie avec les autres
  • Harmonie avec soi-même
  • Postures (essentiellement des postures assises)
  • Souffles
  • Contrôle des sens, et leur « retournement » vers l’intérieur
  • Concentration
  • Méditation
  • Etat d’Unité

Le YOGA a-t-il des racines religieuses ?

Oui ! Incontestablement, le yoga des textes védiques originels était un moyen d’accéder au divin. Mais l’occidentalisation du 20ème siècle l’a déconnecté de ses origines religieuses, en tout cas pour la majorité de ses courants.
Donc, discipline religieuse : non. Discipline spirituelle : il peut incontestablement l’être.

Le Yoga est-il un sport ?

Là est tout le problème de la définition. Si l’on réduit le yoga à une pratique posturale d’EXECUTION, il n’est plus le yoga.
Pour l’observateur extérieur, rien ne différencie un Y effectué par un gymnaste de la posture du « Bras tendu au gros orteil » vécue par un yogi.

Et pourtant !
Le gymnaste EXECUTE l’élément pour un public, en référence à un code de pointage, et le maintien est bref (2 à 3 secondes).
Le yogi VIT sa posture, il l’adapte à sa morphologie, à ses possibilités du moment, s’immerge longuement dans les ressentis, rythmé par le va-et-vient d’un souffle maîtrisé.

Le pratiquant sait s’il fait du yoga ou non. La difficulté est pour l’observateur. Si j’observe un élève, comment savoir s’il est en yoga, ou s’il tient une position en pensant aux enjeux de la notation (projection dans le futur) ou à la lecture de son dernier roman (réminiscence du passé) ?

Contrairement à la standardisation de l’univers sportif, propice à la comparaison, il est réaffirmé par les grands fondateurs du yoga contemporains que « ce n’est pas à l’individu de s’adapter au yoga, mais bien au yoga de s’adapter à l’individu ».

Enfin, le yoga n’a pas la même dimension socialisante immédiate que le sport. Ce serait plutôt « Je me transforme pour transformer le monde ».

Le Yoga est-il une discipline holistique ?

Oui ! Pour Bernard Andrieu, un modèle holistique n’est pas totalitaire, il est lié à l’histoire corporelle de chacun, et les effets de santé d’une pratique holistique sont liés à l’individuation, à la manière dont l’individu s’approprie ce qui se passe EN lui.
Le sanskrit répertorie plusieurs dizaines de définitions du mot yoga dont le sens gravite autour des termes suivants : joug, lien, discipline unifiante, unité, harmonie… Des textes anciens aux courants les plus modernes, la dimension holistique du yoga semble un invariant. Il s’agit de mettre en lien les différentes dimensions de l’individu. Les textes et les traités techniques évoquent l’intégration des corps charnel, énergétique, émotionnel, mental et spirituel.

Le yoga postural est-il du yoga ?

Si l’on considère une posture comme une méditation en acte (cf exemple de la posture décrite question 5), alors une pratique posturale recèle l’essence du yoga.

Le yoga est-il dangereux ? Une emprise sectaire ?

En août 2021, la Miviludes (Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires) annonce avoir répertorié 160 signalements concernant la méditation et le yoga. Ces chiffres s’inscrivent dans une dynamique globale d’augmentation qui concerne tout le domaine du bien-être (alimentation…). Dans certains cas, les pratiquants sont amenés à bouleverser profondément leur mode de vie.
La Miviludes insiste sur la difficulté de s’orienter dans la jungle des offres, des courants, des Écoles de yoga ou de méditation.

Une intégrité physique menacée ?

L’extrême hétérogénéité des niveaux de formation des enseignants pose évidemment le problème de la sécurité des pratiquants : il s’agit déjà de garantir la qualité des placements et le respect des limites de chacun, mais aussi de prendre en compte ceux qui ont le plus de risques de se blesser (les hyperlaxes), de repérer et modérer les élèves voulant trop bien faire (angoisse de performance).
De plus, certaines techniques posturales, respiratoires ou méditatives sont loin d’être anodines. Il est alors nécessaire d’en expliciter les contre-indications.

Le risque de l’hyper-contrôle ?

Un yoga mal explicité peut laisser penser qu’il s’agit de tout maîtriser : posture, sommeil, alimentation, souffle, et émotions… Or le yoga ne vise en aucun cas à produire un individu refoulant parfaitement ses émotions ou détaché des réalités.
Il s’agit plutôt de contribuer à installer du discernement, de la relativité et une modeste mise à distance émotionnelle.

Injonction au bonheur et acceptation ?

Le yoga est une riche trousse à outils permettant de développer la pensée positive, l’autosuggestion, l’acceptation… En ce sens, il s’inscrit parfaitement dans l’orientation actuelle de notre société qui vise à faire reposer sur le seul individu la responsabilité de ses réussites ou de ses échecs, au mépris des connaissances scientifiquement étayées sur les influences sociales, les effets de système, etc…
« Il ne tient qu’à moi d’être heureux ! A moi (seul) de m’en donner les moyens ! »
« Si je suis insatisfait de mon sort, vite, une petite méditation d’acceptation ! »
« Je suis victime de harcèlement, les fins de mois sont difficiles, j’ai la boule au ventre, vite une petite séquence respiratoire apaisante… »
Finalement, le yoga aurait-il pour effet pervers de nous permettre de mieux digérer les coups durs de l’existence, d’une part en nous déconnectant des conditions politiques, sociales ou économiques qui en sont la cause, et d’autre part en nous éloignant des forces collectives progressistes qui permettraient de s’y opposer, au profit d’une échappée individuelle… et éphémère ?
En fait le yoga n’a pas vocation à promouvoir une visée individualiste de l’existence. Même si ce n’est pas son objet, ses déclinaisons contemporaines visent la plupart du temps à promouvoir une démarche d’auto-santé (Bernard ANDRIEU) parfaitement compatible avec une socialisation épanouie. C’est peut-être sur ce plan que la formation de l’enseignant est la plus déterminante.

Un yoga ou des Yogas ?

Plusieurs dizaines de courants sont repérables. [cf document sur les principaux courants ]
Toutefois, certaines caractéristiques communes les transcendent. Nous allons tenter de les présenter brièvement ci-dessous.

Les caractéristiques fondamentales du Yoga moderne

  • La finalité ultime du yoga vise l’apaisement de l’agitation du mental. Toutes les techniques (postures, souffles, règles de vie, méditations, intériorisations, visualisations…) sont des moyens d’accéder à cet apaisement.
  • Le yoga passe prioritairement par la conquête de l’Univers intérieur. C’est ce que traite la branche n° 5 du yoga : le pratyhara. Pour Bernard ANDRIEU, le yogi fait le lien entre le corps vivant (muscles, respirations…) et le corps vécu (ressentis, perceptions…). Ce lien caractérise le concept d’émersion yogique : un éveil en soi, à travers soi.
  • Le yoga est une méditation en acte. La méditation est entendue ici au sens d’une véritable « musculation » du cerveau. Cela implique pour le pratiquant d’être « ici et maintenant », avec le moins possible de vagabondage mental.
  • Le yoga moderne est une pratique laïque et spirituelle. [cf article sur yoga et spiritualité ]
  • C’est au yoga de s’adapter à la personne et non à la personne de s’adapter au yoga. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’effort en yoga.
  • La pratique du yoga implique en effet de s’inscrire dans une dialectique effort/bien-être. Cette dialectique peut s’orienter davantage sur l’un des deux pôles, en fonction des différents courants du yoga.
  • L’ensemble des techniques de yoga constitue une trousse à outils particulièrement propice à une éducation à la santé.
  • La concentration mentale et la maîtrise du souffle sont des constantes au fil de la pratique.

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