« La lutte, c’est pas pour les filles » disent les garçons !

Comment intégrer les visées d’égalité dans le quotidien des séances d’EPS ? Philippe Delamarre et Claire Pontais proposent une situation de lutte où filles et garçons apprennent à jouer avec n’importe quel partenaire, à arbitrer, à relativiser la victoire et la défaite…

Cet article est paru dans Contre Pied – EPS à l’école primaire – Hors-Série n°14 – Janvier 2016

Lors de débats sur le rugby et la danse, avec des classes de CP et de CM, nous avions constaté que les élèves ignorent que les APSA peuvent être pratiquées par les garçons et les filles …lorsqu’ils n’en ont jamais vu à la TV ! D’où l’enjeu de leur faire vivre très tôt des activités qu’ils estiment de prime abord « sexuées ». De ce point de vue, la lutte a un intérêt certain parce qu’elle permet d’emblée de poser des questions et au fil de l’apprentissage de contrecarrer certains tabous. 

  • on ne se « bagarre » pas, mais l’on s’affronte d’égal.e à égal.e dans un combat régulé (règles d’or). Je dois avoir la volonté de vaincre tout incorporant la légitimité des règles, dont le non-respect entraîne l’exclusion symbolique du groupe. 
  • les contacts culturellement tabous (corps à corps, s’appuyer sur l’autre, le saisir de différentes manières) deviennent des « techniques » à utiliser pour être efficace. L’élève développe une activité perceptive, réorganise son équilibre en fonction de l’autre pour le déséquilibrer, l’accompagner et l’immobiliser au sol. Je joue « contre » mais obligatoirement aussi « avec ». 

L’élève acquiert des pouvoirs nouveaux dans une situation très impliquante, en assurant sa propre sécurité et celle de l’autre. Elle permet le contrôle et l’affirmation de soi, la prise de conscience de ses propres pouvoirs sur l’autre et de ses limites. Les élèves apprennent à gérer une supériorité passagère et à accepter une infériorité momentanée. Coopérer avec les autres est une nécessité pour assurer des rôles sociaux d’arbitre et de juges (sécurité, décision du résultat). 

Un débat pour commencer  

Avant d’aller au gymnase, un débat – plus ou moins long, cela dépend dans quel projet global il s’inscrit – peut être organisé sur l’activité culturelle : « On va faire de la lutte, en avez-vous déjà vu ? » 

Un axe de travail porte sur « Quelle différence avec une bagarre ?  C’est un jeu, un sport. On énonce le but du jeu et les règles d’or : « Ne pas faire mal à l’adversaire ; ne pas se faire mal ; ne pas se laisser faire mal »  

  • pas de mains au visage ou à la gorge
  • pas de coups
  • pas de prise aux vêtements
  • on frappe le sol quand on veut arrêter le combat (signal impératif)

Les règles de sécurité : pas de bijoux ni lunettes, on ne sort pas des tapis.  

Un deuxième axe de travail sur : Les filles font-elles de la lutte aussi ? Aux jeux olympiques ? Oui, montrer des photos, des vidéos. Depuis quand ? C’est une épreuve féminine depuis 2004 seulement. Avant, elle était interdite ou déconseillée au nom des dangers supposés pour les femmes. 

Avec des CM, on peut alors aller plus loin et utiliser des documents qui montrent que la lutte existe traditionnellement dans de nombreux pays ou régions (lutte bretonne, lutte turque, etc.), depuis très longtemps. 

On fait remarquer que la lutte se pratique à l’école en mixité, comme toutes les autres activités de l’école. 

Cette approche permet d’emblée de contrecarrer des réflexions sur la faiblesse supposée des filles ou leur impossibilité de combattre. …Reste ensuite à prouver que tous et toutes peuvent progresser, quel que soit leur niveau de départ ! 

Etape 1. Comprendre le but du jeu, le sens de l’activité, entrer dans une activité de corps à corps

Chasseurs et fourmis, pumas et antilopes … n’importe quel nom de prédateur/proie convient, et bien sûr aussi, lutteurs/lutteuses et attaquant/défenseur !  

A cet âge, et en première étape, l’élève ne tient qu’un rôle (jeu dit « non-réversible ») à chaque partie : soit il attrape, soit il se défend pour ne pas être attrapé. Ce n’est qu’en fin de module (ou au module suivant) qu’il pourra être attaquant et défenseur en même temps.  

Les chasseurs et les fourmis sont à quatre pattes pour des raisons de sécurité. 

But du jeu 

Les « fourmis » traversent un espace pour regagner leur camp. Un objet concrétise le but atteint (lego, foulard, plot).
Des « chasseurs » tentent de les attraper et de les empêcher de prendre l’objet avant la fin du temps jeu.

Premières séances : le jeu est collectif  

6 contre 6 ou 7 contre 7. 

La classe est répartie en 4 équipes : 3 équipes de fourmis et 1 équipe de chasseurs (fig1). Rotation des rôles. Tout le monde tient une fois le rôle de chasseur.  

fig.1

Afin qu’il y ait une grande quantité d’actions, chaque chasseur est 3 fois chasseur avant de changer de rôle. 

On compte le nombre d’objets récupérés par les 2 équipes à chaque fin de temps de jeu. On compare pour savoir si c’est l’équipe des chasseurs ou l’équipe des fourmis qui a gagné. 

Critères de réussite : 

La fourmi a gagné si elle atteint son camp et attrapé l’objet placé à l’extrémité des tapis.

Le chasseur a gagné s’il a retenu une fourmi  jusqu’au coup de sifflet (l’enseignant.e siffle quand les actions de jeu s’arrêtent, c’est parfois très court).

Le dispositif et les règles représentent des contraintes qui favorisent une action directe de corps à corps : 

  • un seul rôle à la fois permet à l’enfant de mieux identifier ses actions et de les répéter plusieurs fois
  • être à quatre pattes limite l’appréhension de la chute et favorise des contacts plus étroits 
  • la durée du combat est courte pour permettre un engagement effectif
  • l’espace à parcourir n’est pas trop important afin d’éviter que les fourmis ne cherchent à contourner les chasseurs (course)

Dans ce premier jeu, l’enseignant.e observe l’engagement des élèves. Pour que le jeu ait de l’intérêt, les chasseurs sont encouragés à ne laisser passer aucune fourmi, et les fourmis encouragées à ne pas se laisser attraper et résister.

Le jeu collectif permet aux duos de se faire de manière aléatoire. La mixité se fait au hasard du jeu et par la recherche d’efficacité (attraper la fourmi la plus proche de soi, se mettre à deux pour attraper une fourmi).

Séances suivantes : du jeu collectif au duel 

Dès que les élèves s’engagent dans les deux rôles et ont compris l’ensemble du dispositif (une à trois séances), le jeu devient un duel pour que les élèves ne contournent pas le corps à corps. C’est le même jeu, avec un duo désigné à l’avance, dans un couloir de tapis (trait à la craie). 

DépartArrivée
F                C Chasseur(objet)
F                C(objet)
F              C(objet)
F          C(objet)

Critères de réussite : Le gain du match devient individuel. La fourmi gagne si elle réussit à regagner son camp.

Les duos sont équilibrés. La mixité n’est pas imposée. Le premier critère est qu’il ait égalité des chances et incertitude du résultat (si on sait d’avance qui gagne, le jeu perd son intérêt). La tonicité et leur pugnacité des élèves (résister longtemps) sont les critères les plus visibles. 

Sur quoi centrer les élèves lors de cette première étape ? 

Sur le sens de l’activité et les règles d’or :

  • Chasseur : j’attrape l’autre et je le tiens bien, « fort », sans lui faire mal. Ex : qu’est ce que j’attrape pour empêcher l’autre de s’échapper ? (règles d’or)
  • Fourmi : j’essaie de ne pas me faire attraper,  de me dégager quand je me fais attraper, je ne me laisse pas faire, je ne me laisse pas faire mal (je tape par terre pour arrêter le combat)

Si les fourmis ont du mal à gagner, il faut modifier les règles :

  • éloigner les chasseurs au départ si leur  « pressing » est trop important  
  • départ des chasseurs à côté des fourmis (avec un signal légèrement différé) afin d’éviter le face à face au départ « inhibant » pour certaines fourmis 

Sur la fluidité de l’organisation  pour favoriser de nombreux passages.

Sur les rôles sociaux : 

tous et toutes savent compter les points, vérifient la position des tapis (sécurité). L’arbitre siffle : début/fin de combat, sorties du tapis, non-respect d’une règle d’or. (vérifier que les filles arbitrent autant que les garçons).

Les chasseurs (en vert) tentent de bloquer les fourmis (en orange)
qui cherchent à atteindre leur maison (plot jaune)

Etape 2. Progresser : saisir et utiliser le poids du corps (immobiliser)

Si les fourmis ne se laissent pas faire, elles gagnent plus souvent. Il faut donc que les chasseurs progressent dans leur façon de faire pour les empêcher d’atteindre leur camp : il ne doit se contenter d’attraper « fort », il doit « aplatir » la fourmi pour qu’elle ne s’échappe pas. L’élève doit apprendre à attraper, saisir la fourmi de manière intentionnelle, à utiliser tout le poids du corps pour l’immobiliser.

Observer / prendre conscience du problème  

  • Globalement : Yohan perd toujours, Clara gagne toujours : que font-ils de différent ? 
  • Utilisation du poids du corps : Yohan attrape avec les mains, Clara met tout son corps sur la fourmi : quelle est la meilleure solution ? : apprendre à différencier tenir et aplatir
  • Les saisies (attraper quoi ?) Adèle attrape avec les mains, bras tendus, Hugo attrape avec les bras autour du corps, lequel des deux tient le mieux ?
  • Attraper comment ? : Medhi a tenu par derrière, Anna a tenu sur le côté, le dos et les bras en même temps : qu’est-ce qui empêche le mieux la fourmi d’avancer ? Etc. 

Faire attention d’interroger autant les filles que les garçons, et sur des questions de même valeur. On sait que la tendance est à interroger les garçons sur les aspects techniques et les filles sur les aspects organisationnels ou relationnels.

Les enfants s’entraînent en essayant différentes façons de faire. C’est un « exercice » dans le sens où au départ,  la fourmi coopère. Le chasseur l’attrape comme il le souhaite et au signal, elle doit se défendre et essayer d’atteindre son camp. On vérifie si nos saisies fonctionnent toujours dans la situation de jeu et avec d’autres partenaires. Il ya une alternance de jeu et de phase de discussions (hypothèses, essais, observations, mise en commun, re-essais..). La discussion peut avoir lieu en classe pour favoriser les phases d’action pendant la séance d’EPS. Cette étape dure deux à trois séances. 

Pour rendre le jeu plus difficile, on peut 

  • rapprocher l’objet de la fourmi, le chasseur doit donc être plus rapide et plus efficace. 
  • générer une incertitude au départ : le départ se fait assis dos à dos et le temps de jeu est défini (30 secondes). Les élèves portent une chasuble rouge ou bleue.  Si l’enseignant.e dit « rouge », les « rouges » sont « fourmis». Chaque fourmi rouge doit aller prendre son lego rouge. Chaque bleu est alors « chasseur » et doit bloquer sa fourmi rouge. Augmenter le temps de jeu si besoin, mais pas trop parce que les chasseurs ne pourront pas « tenir » longtemps une fourmi qui essaie de se dégager.

Les verts sont « fourmis », les noirs « chasseurs » 

Etape 3 : immobiliser et retourner

Maintenant que les chasseurs savent immobiliser (saisies plus efficaces, utilisation du poids du corps), ils gagnent plus souvent. Ils doivent maintenant retourner les fourmis sur le dos : c’est gagné quand il réussit à faire passer en même temps les deux épaules de la fourmi sur le sol. La fourmi devient …une tortue !

Pour cela, il faut saisir la tortue, prendre des appuis pour la retourner et utiliser son poids du corps pour l’immobiliser

But du jeu : 

Au départ la tortue est à quatre pattes, elle résiste pour ne pas se faire retourner. 

Contraintes :

  • un espace de 2 tapis  (2 X 2m) minimum, ne pas en sortir
  • le temps de jeu est défini et «  marqué » pour le rendre tangible
  • la tortue est au centre de l’espace / le chasseur se met dans la position qu’il décide

Arbitrage par deux élèves.

Critères de réussite :

Le chasseur a gagné si la tortue a eu les deux épaules posées au sol en même temps, sinon la tortue a gagné. 

Centrer l’élève sur :

les saisies efficaces et l’utilisation du poids du corps pour retourner (exemple : attraper en même temps, bras et jambes et pousser avec la poitrine vers l’avant, de façon retourner la tortue sans qu’elle puisse bouger)

Procéder comme précédemment par observation / comparaison des comportements des élèves : que fait Jérémy, que fait Zaia ? faire des hypothèses sur les meilleures solutions, essayer ces solutions, vérifier qu’elles sont efficaces avec divers partenaires. En tirer des règles d’actions toujours valables pour retourner et immobiliser. 

Lorsque les élèves réussissent les deux rôles dans le jeu non réversible, il devient possible de leur proposer un jeu de lutte réversible, toujours au sol (départ dos à dos, 45 secondes à 1 minute de jeu, le ou la premier.e qui retourne l’autre à gagner). 

A la fin du module d’apprentissage (10 à 12 séances), on peut observer les progrès suivants : les élèves tiennent les deux rôles de la lutte (attaquant et défenseur), savent observer un combat et repèrent quelques actions efficaces (celles mises en avant collectivement). Filles et garçons arbitrent, ne perdent pas de temps dans l’organisation, acceptent de jouer avec n’importe quel partenaire, acceptent de démontrer même quand ils ratent, relativisent la victoire et la défaite. On peut espérer qu’aucun garçon de cette classe ne dira « je ne veux pas me battre avec une fille » (sous entendu « à égalité » avec une fille, avec le risque de perdre…) et aucune des filles « la lutte, c’est pas pour les filles ».