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Réduire les inégalités d’accès à la culture est un enjeu de l’école. Faire référence aux pratiques sociales en maternelle, qu’est-ce que ça change pour les élèves et pour les enseignant.es ?

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Dans le cas de l’acrobate, le sens du progrès est tout autre, il doit traverser la poutre pas seulement pour arriver au bout mais pour épater les spectateurs. Il doit donc se concentrer sur la figure qu’il va faire (lever une jambe, s’accroupir, se mettre en appui sur ses mains…), il cherche à perturber volontairement son équilibre pour faire une figure de plus en plus difficile 2.

Sur le même aménagement matériel, notre petit alpiniste n’a pas les mêmes émotions, n’a pas le même rapport aux autres, ne se concentre pas de la même manière sur son corps et ne développe donc pas les mêmes compétences que notre petit acrobate.

Du point de vue de son rapport à l’apprentissage

Dans ce milieu qui représente une forte contrainte, l’enfant va adapter son comportement, mais pour réussir, il va devoir le transformer. Par exemple, accepter d’être en appui sur ses mains pour « faire l’ours », action qu’il refuse au départ parce qu’elle perturbe trop son équilibre.

Cela modifie profondément le rapport de l’élève à l’apprentissage. Il apprend que, pour apprendre, il est normal de faire des essais et des erreurs. Il apprend qu’il est normal d’hésiter pour faire l’ours parce que c’est (un peu) dangereux, normal de tomber de la poutre avant de réussir. Comme il est normal de boire (un peu) la tasse à la piscine, normal de se tromper de chemin en course d’orientation, normal qu’il y ait des bousculades dans un jeu collectif quand on est centré sur le ballon, etc. Cela paraît une banalité, mais ce n’est pas évident pour un petit de savoir que la solution viendra de lui, de son travail à lui. Cette attitude n’est pas spécifique à l’EPS mais elle est sans doute plus facile à percevoir en EPS parce que le résultat de l’action est facilement identifiable : j’ai sauté ou pas, je suis arrivé sur les fesses/accroupi/debout, en l’air j’ai eu le temps de ne rien faire/toucher mes genoux/tourner ; parce que les procédures pour réussir sont souvent observables : il a regardé devant, il a mis ses bras en haut…
Il apprend ainsi que pour réussir il faut s’entraîner. Là aussi, ça a l’air banal mais très souvent un enfant considère qu’il a réussi quand il a réussi une seule fois. Or réussir, c’est réussir toujours, à l’entraînement comme lors du spectacle, du jeu, de la rencontre.

Cette activité d’entraînement permet d’apprendre à penser sa propre activité à l’aide des autres

Les parents attribuent prioritairement à l’EPS un rôle dans la socialisation parce qu’on y apprend des jeux à règles. Cet apport est indéniable. Mais vivre ensemble ne suffit pas. En EPS, sans doute encore plus qu’ailleurs, on apprend avec les autres. Individuellement, j’ai besoin de l’autre pour savoir si j’ai réussi ou raté, pour cela je dois apprendre à l’observer avec des cri¬tères objectivés. Collectivement, nous avons besoin de chacun/e : je réussis pour moi et pour le groupe, si je rate, je fais rater le spectacle (ou le jeu…), je dois donc progresser pour moi et pour les autres. De la même manière, les rôles sociaux d’organisateur, de spectateur sont au service du collectif.

Faire référence à la culture, qu’est-ce que ça change pour l’enseignant-e ?

Une aide pour mieux identifier ce qu’il y a à enseigner
Faire référence aux pratiques sociales permet de faire le tri dans tout ce qu’il est possible d’enseigner, de ne pas confondre les différentes Activités Physiques et Sportives, de s’appuyer sur les émotions qu’elles procurent et le type d’efforts qu’elles sollicitent. Savoir que lorsqu’un enfant lance une balle pour viser (faire tomber des quilles), il ne déploie pas la même activité (le même type d’effort, le même déséquilibre, les mêmes coordinations…) que s’il lance le plus loin possible pour battre son record en athlétisme. Savoir que s’il se lance une balle à lui-même pour épater les spectateurs (GRS) il ne prend pas les mêmes informations que s’il vise un partenaire qui bouge parce qu’il est gêné par un adversaire (jeu collectif).

Cela permet de passer d’une pratique où on doit gérer des projets d’enfants très différents en même temps (comme si en littérature on étudiait 5 histoires différentes en même temps) à une pratique où l’on centre les élèves rapidement sur un sens partagé par toute la classe. Ce qui est un atout indéniable pour la gestion du groupe-classe.

Une aide pour différencier et gérer sa classe plus facilement
Sachant que le temps est compté à l’école, on ne peut tout enseigner. Il faut donc choisir ce qui vaut la peine d’être exigeant avec les élèves… et ce n’est pas la demi-page des programmes de 2008 qui va permettre ce choix !

Par exemple, en gymnastique, cela vaut la peine de faire construire l’appui sur les mains pour apprendre à piloter son corps. Mais on ne peut pas faire faire un appui tendu renversé (ATR) à un élève de PS, on peut cependant lui demander de « faire l’ours » : marcher à 4 pattes sur un plan incliné vers le bas sans poser les genoux. L’enseignant-e doit repérer que pour construire l’alignement renversé, le premier problème à résoudre est celui de l’appui sur les mains. Cela lui permet de proposer des situations très éloignées de la pratique sociale de référence sans se tromper d’APS. Cela lui permet ensuite de construire un code pour la classe dans lequel chaque élève repère son niveau de difficulté (facile : le 4 pattes, difficile : l’ours sur plan horizontal, très difficile : l’ours sur plan incliné tête vers le bas). Les enseignants-es peuvent ainsi mieux gérer les différences de niveaux au sein d’un projet collectif.

Cela permet aussi d’éviter des oppositions inutiles entre le jeu et les exercices. Dans un milieu conçu pour un but commun de spectacle (ou autre), s’exercer devient une évidence et n’est pas déconnecté du but du jeu. Cela évite bon nombre de malentendus avec les élèves. Cela permet aussi de conserver bien plus longtemps le même parcours qui peut rester stable une quinzaine de séances jusqu’à ce que les enfants aient stabilisé leurs apprentissages.

Une aide pour piloter les apprentissages
Le rôle de l’enseignant-e pendant la séance évolue. Il s’agit toujours d’aménager un milieu riche, porteur de transformations potentielles, dans lequel chaque enfant s’adapte mais comme ce milieu reste stable pendant plusieurs séances, l’enseignant-e peut mieux se centrer sur le « pilotage » des apprentissages : aider d’abord l’élève à comprendre le but du jeu, à en accepter les règles, ensuite s’attacher à faire émerger un projet d’apprentissage à partir de ses erreurs. C’est le moment le plus délicat, aider un enfant de maternelle à se poser des questions sur ce qu’il fait, les repères qu’il prend n’est pas évident pour des raisons langagières et affectives mais indispensable pour qu’il puisse ensuite « s’entraîner » en autonomie et stabiliser son nouvel apprentissage. Pour cela, le travail en classe (langage, dessin, maquettes…) est une aide précieuse.

En conclusion

Tous les enseignants et enseignantes de maternelle ne font pas encore référence aux pratiques sociales en EPS, en premier lieu parce qu’il y a une flagrante insuffisance de formation initiale et continue, mais l’évolution indéniable de ces dernières années est porteuse de transformations et de réductions des inégalités entre enfants.
Cette formation est déterminante pour fournir les outils qui ont été évoqués plus haut, mais elle permet surtout de faire évoluer leur regard sur l’interaction entre les savoirs, l’élève et les attentes institutionnelles qui sont parfois difficiles à décoder.

Les ministres qui remettent en cause l’école maternelle feraient d’ailleurs bien de suivre aussi ces formations pour apprendre qu’à la maternelle, on peut avoir des contenus exigeants qui restent fonctionnels et ont du sens pour des petits.
Que dès la petite section, les enfants entrent dans des processus d’apprentissage et ne font pas que des « activités ».
Enfin, qu’en maternelle les enseignantes ont, certes des modalités de travail différentes, mais des problèmes à résoudre de même nature que les enseignants-es des autres niveaux de classe.

  1. Un récit de pratique en escalade : http://epsetsociete.fr/L-escalade-pour-de-vrai-en[]
  2. Un récit de pratique en gymnastique http://www.epsetsociete.fr/Sce%CC%81nario-pour-apprendre-en[]