Voyager au gré du temps et de l’espace… emprunter des « trajets » différents… par Serge Testevuide, formateur à L’UFR STAPS de Nantes. Expert invité au « GE » programme lycée dans les années 2000, il s’engage ici, avec conviction, dans un débat exigeant et prometteur
Peux-tu nous dire ce qui distingue fondamentalement les APPN, leur culture, des autres APSA ?
Leur spécificité dans le domaine des APSA s’organise autour de trois points.
Tout d’abord un ancrage culturel fort dans le mouvement de l’éducation populaire.
En effet, à l’origine lors de la création du ministère de la jeunesse et des sports au lendemain de la seconde guerre mondiale, il y avait le « plein air », c’est ainsi que l’on nommait les APPN à cette certaine époque. Les activités de plein air avaient choisi de s’ancrer sur des objectifs éducatifs et n’étaient pas rattachés au service des « sports » car la compétition ne pouvait être l’organisateur majeur de ces pratiques. Cette filiation forte demeure aujourd’hui, pour preuve l’utilisation importante des APPN comme support d’activité dans les diverses fédérations de centres de vacances, les projets éducatifs menés par les collectivités locales. La dimension sportive des APPN s’est également développée mais reste une pratique quantitativement marginale même si médiatiquement elle est très relayée. Dans cette perspective d’éducation populaire, les APPN sont des activités d’itinérance qui visent à découvrir à plusieurs, de nouveaux espaces et cultures.
La seconde caractéristique tient au fait de poser la question du type de rapport que l’on entretient sur plan éthique avec la nature. Pour schématiser, on peut dire que les APPN ont été conçues comme porteuses de valeurs plutôt en opposition à celles liées à la société marchande, ou comme des « APPN jeu » où la nature est un lieu où l’on « s’éclate » de manière plus ou moins individuelle « nature objet ». Aujourd’hui on voit émerger une approche plus écologique des APPN, mieux intégrée dans l’espace qui constituent de véritables enjeux de développement des territoires. Ces différents rapports à la nature cohabitent aujourd’hui ce qui est à la fois source de richesses et de difficultés. À cela peuvent s’ajouter des formes de rapports plus symboliques autour de la dialectique confrontation/harmonie qui permettent à chacun de se construire.
Leur troisième spécificité tient à la nature des relations sociales qui s’y nouent. Les modes de relations induits par les organisations sociales de ses pratiques et les conditions concrètes de réalisation font qu’il existe une sorte de solidarité « naturelle » pourrait-on dire, intrinsèque à ce type d’activité. On entre en communication aussi bien avec les éléments naturels qu’avec ses compagnons ou les populations que l’on croise. En s’appuyant sur ces trois points, j’ai la conviction que les « APPN » constituent une singularité dans le champ des pratiques corporelles et les trois piliers évoqués pourraient en être les fondements.
Leur unité résiste-t’elle à l’analyse concrète de chacune d’elles ?
Pour répondre à la question, il me faut préciser quelles sont les caractéristiques des APPN. Auparavant, j’ai précisé quels étaient les points communs d’un point de vue culturel entre les APPN, mais à l’analyse ils ne peuvent constituer le fondement de cette unité. C’est l’activité du pratiquant qui fonde cette unité et elle s’organise autour de trois pôles. Un premier consiste à créer un appui pour conduire, adapter son déplacement en négociant avec une force « naturelle ». Le second vise à lire le milieu, ses effets sur le déplacement, ses changements et décider d’un déplacement à faire. Enfin le troisième pôle lié à l’émotion, s’organise autour de la dialectique, oser s’engager dans un milieu en prenant délibérément un risque (réel ou symbolique) et être autonome durant tout le déplacement de façon à « sortir » indemne. Finalement, plus que dans leur histoire, leur sociologie, plus que dans la référence à une « nature » mythique, l’unité vraie des APPN se cache dans le type d’activité humaine, motrice, anthropotechnique dont les hommes et les femmes se sont dotés au fil du temps.
Qu’est-ce qui, à tes yeux, pousse les êtres sociaux que nous sommes à s’investir dans de telles pratiques ?
Aujourd’hui de plus en plus d’individus s’adonnent à ces activités. Ils le font dans des espaces très divers, selon une grande diversité de formes, avec des motifs très différents. Tous semblent y trouver leur compte.
Cette attirance pour les APPN peut s’expliquer selon au moins deux perspectives.
La première renvoie au fait qu’elles proposent aux divers publics des formes d’épanouissement variés. Les APPN offrent des voies d’expression de besoins personnels et d’épanouissement très diverses que l’on peut explorer à différents âges de la vie, seul ou en groupe avec un plaisir toujours renouvelé. Les APPN permettent de voyager au gré du temps et de l’espace, d’emprunter successivement ou simultanément des « trajets » différents. Ce patrimoine culturel exceptionnel permet de répondre à l’hétérogénéité des motivations des publics, mais les enseignants d’EPS doivent s’ouvrir, plus qu’aujourd’hui à cette culture originale, à cette diversité des formes de pratiques des APPN et surtout à considérer qu’elles sont aussi nobles ou authentiques les unes que les autres. La réduction de cette diversité à la logique compétitive comme on peut le voir dans l’évaluation bac est à mon sens contraire à l’objectif visé qui est de donner accès au patrimoine culturel.
L’autre perspective, plus classique renvoie aux approches de type anthropologique, mythologique, tels les travaux de Lebreton, Ehrenberg, Baudry autour des déterminants sociaux des pratiques à « risques » ou ceux toujours d’actualité de Bernard Jeu, nous alertent sur les sens profonds que prennent ces activités pour l’homme, ils nous donnent des pistes pour faciliter l’entrée dans la culture APPN de tous nos élèves.
Assiste-t’on à une sportivisation des APPN ? Qu’en penser ?
Le nier ou l’ignorer serait absurde mais le processus qui est général et mondial dans les APS, est marginal en APPN. Cela concerne environ 10% des pratiquants, voire moins, qui ont pour moteur, rarement exclusif d’ailleurs, le faire plus, le faire mieux que les autres. Certes, il y a les cotations, une tendance « numérique » qui se traduit par une obsession à tout mesurer, ce phénomène est incontestable mais ne contredit pas ce que j’ai évoqué avant. La pratique sportive et de haut niveau existe dans les APPN, elle est comme partout inaccessible au commun des mortels.
Cette tendance à la normalisation et la mesure s’est exprimée de manière forte au sein du monde scolaire notamment au travers de l’évaluation ce qui n’est pas sans entraîner des contradictions entre « esprit APPN » et notation.
L’école, « victime », tu peux encore préciser ?
A partir des années 80, l’évaluation a pesé lourd sur l’EPS. Quand le système se polarise sur l’observable, on retombe sur les critères fédéraux, sur l’obsession de la mesure, en escalade sur la dictature de la cotation. On a normalisé et abandonné toute vigilance épistémologique au profit de référentiels ancrés sur la performance sportive. Si on ne veut pas voir émerger des pratiques scolaires aléatoires, il est impératif d’entrer dans une démarche de vigilance épistémologique. Il faut avoir une approche dialectique de la sportivisation des APPN et voir comment celle-ci peut trouver place à l’école à côté d’autres formes de pratiques mais également sur le plan des contenus à enseigner se poser la question de la double pertinence de ces objets à enseigner ; pertinence culturelle et scolaire. En APPN en passant des stages aux leçons dans le gymnase ou le square, de l’émotion à la cotation nous avons dérivé vers la pertinence scolaire en oubliant la pertinence culturelle. Mais les choses ne sont pas aussi simples car la sportivisation des APPN a produit en retour des connaissances qui constituent autant de points d’appui pour transformer les conduites motrices des élèves au travers de l’appropriation de techniques. Aujourd’hui, cela constitue l’un des chantiers majeur des « experts » APPN et plus généralement des défenseurs de l’EPS.
Comme pédagogue, que penser de l’aménagement touristique et parfois artificiel des milieux « naturels » ? Le concept de milieu naturel est-il valide ?
Le concept de milieu naturel, à mes yeux, ne tient pas. À de très rares exceptions, l’environnement naturel est le produit du travail humain et de son ingé- niosité. La nature a toujours été travaillée par l’homme, pour l’homme. Ce qui fonde les APPN, c’est d’abord l’activité que l’homme compte y déployer, la motricité qu’il réalise au travers d’un déplacement, l’invention de soi qu’il projette. Entrer dans les APPN par le milieu naturel, c’est entrer par le mauvais bout. Ce n’est pas déterminant ! Qu’est-ce qu’une falaise équipée ? Ce n’est plus un milieu naturel ? Le naturel, c’est un peu la pensée magique, une poétique, une vision « aventurière » de la confrontation à son environnement. Evoluer en milieu naturel, c’est, chacun à sa mesure, une prise de risque délibéré et une maîtrise de soi. Pour offrir des pratiques APPN, il faut aménager, sécuriser, adapter ce milieu naturel pour s’y déplacer, y séjourner. Cela exige une approche équilibrée et raisonnable des processus d’aménagements. On pourrait nommer ces APPN à ces visées marchandes « APPN marketing » ; elles visent à vendre un produit répondant aux besoins. L’équation de leur réussite est : zéro apprentissage, 100% d’émotion, 0 % de risque. Le développement des via ferrata en est un bel exemple. L’EPS, n’y a-t-elle pas implicitement adhérée ? At-elle été assez vigilante, ne s’est-elle pas trop souvent jetée sur des produits commerciaux, sur des formes de pratiques à l’antipode de la culture, des cultures que les APPN devraient offrir à tous les élèves ?
Peut-on parler, s’agissant de pratiques émergentes dans l’espace urbain, de nouvelles APPN ?
Il faut d’abord distinguer les pratiques qu’on urbanise, celles existant dans le milieu naturel et que l’on déplace dans le milieu urbain, de celles qui sont urbaines au sens fort du terme, c’est-à-dire qui sont nées dans ce milieu. Pour les premières, leur identification et leur classification comme APPN relève d’une épistémologie critique. Il faut voir au cas par cas. En tout cas leur localisation urbaine ne les disqualifie pas à priori. S’agissant des secondes, si elles induisent des motricités de type APPN, seul critère valide d’unité à mes yeux, alors oui, elles en sont.
Ces éléments pèsent sans doute lourd sur les questions du sens et du contenu de ces pratiques en milieu scolaire ?
Oui, il y a un amont déterminant à l’acte d’enseignement lui-même. Il est très souvent ignoré quand il n’est pas délibérément caché aux enseignants. Je pense à l’évolution actuelle de nos formations initiales et continue qui ne font pas grand place à une analyse approfondie de la culture d’une APS et encore moins à une épistémologie des techniques corporelles. Il faudrait recréer une dynamique, récupérer un patrimoine qui part à la dérive, articuler davantage des données sociologiques, historiques, psychologiques, bio-mécaniques autour des pratiques corporelles. Il faut travailler sérieusement cette question de la relation entre pratique scolaire et pratique sociale en dépassant les simples reproductions ou oppositions mais en raisonnant de manière dialectique.
Pour conclure cet entretien, partages-tu l’idée que les APPN sont une chance pour l’EPS ?
Je crois que mes propos ont constitué un vrai plaidoyer pour le développement des APPN en milieu scolaire. J’y mets quelques exigences. L’école comme lieu unique de transmission à tous de la culture, se doit de transmettre la culture des APPN. On peut extraire de ce domaine de pratiques corporelles de véritables objets d’enseignement qui permettent de fonder notre discipline et de servir les objectifs d’éducation plus généraux de l’école de la république
entretien réalisé par Alain Becker et paru dans le Contrepied n° 22 – APPN Sports de Nature – L’aventure pour tous !