Jean Corneloup très impliqué dans le CERMOSEM, antenne ardéchoise de l’université joseph Fourrier de Grenoble, anime, avec d’autres chercheurs, des travaux qui se distinguent des canons en vigueur aujourd’hui en STAPS. Il a été l’un des initiateurs depuis dix ans du réseau « sport nature.Org » regroupant différents types de partenaires.
Il évoque ici la dynamique actuelle, « transmoderne », selon lui des APPN ; ses propositions pour l’école ne manqueront pas de faire réagir.
Les 19, 20, et 21 novembre prochain pour les 10 ans du réseau sport nature.org, vous organisez avec le « CERMOSEM* », au Pradel en Ardèche, un symposium international dont le thème principal est : « l’innovation dans les loisirs sportifs de nature ». Pourquoi cette centration sur « l’innovation » et cette référence forte aux « loisirs » ?
Le problème est toujours de trouver un terme générique le plus significatif de notre objet de recherche.
Nous souhaitions traiter des sports de nature, des activités qui se font en milieu naturel (même si le terme naturel n’est pas exempt d’interrogations).
On aurait pu dire APPN, activités de nature, activités de plein air, activités touristique de nature, pratiques récréatives de nature ou de plein air. Le loisir englobe, pour nous, l’activité touristique et l’activité quotidienne qu’on pratique à proximité de son lieu de vie.
Il s’agissait de choisir le terme à même de rendre compte de l’objet sur lequel nous voulions travailler. Nous n’avons pas choisi le terme « sport », pour sa connotation instituée, codifiée et fédérale. Ce choix a permis d’intégrer le sport au sens classique mais aussi les multiples manières dont ces activités sont pratiquées. Nous conservons la référence au sport pour bien distinguer notre objet des autres formes de loisirs culturels (même si des liens forts existent). Nous observons la façon dont les gens se déplacent dans la nature, se confrontent physiquement à elle et jouent avec les éléments et leurs donnent du sens.
Il y a beaucoup d’hésitation dans le milieu des APPN sur la terminologie à employer pour décrire la chose. Y a-t’il un enjeu derrière la sémantique ?
Oui la terminologie n’est pas neutre.
Olivier Bessy dans un récent ouvrage collectif 1, montre le rapport entre les mots et finalement, la place que les choses désignées par les mots occupent dans la société.
Par exemple APPN, plein air, sont des termes qui marquent une époque historique préoccupée par les questions de l’hygiène de vie et de la santé, par une éducation à la vie dans une société organisée autour de certaines valeurs. Lorsqu’on parle d’outdoor, qui est un concept nord américain, on évoque une ouverture sur la nature de type free style, free ride, une culture du bon temps dans l’environnement incluant parfois le besoin de s’y immerger dans une quête éco-spirituelle. Il y a donc des enjeux derrière le jeu avec les mots.
Quelle nature a-t-on en tête, quelle représentation a-t-on du rapport que les individus entretiennent avec elle, quelle vision de l’éducation souhaitée dans et par la nature ? Veut-on des individus gagneurs, actifs, combatifs ou sociaux, écologiques et contemplatifs comme ils peuvent l’être dans leur activité de pleine nature ?
Pourquoi cette insistance sur le loisir ?
Nous voulons nous démarquer du concept de sport qui rend compte d’une pratique instituée, codifiée, compétitive ou standardisée, dépasser cette approche restrictive et aborder le tourisme et les pratiques récréatives du quotidien. On voit apparaître des circuits touristiques urbains d’activités de divertissement. A Paris, à Londres, à New York, les habitants, les touristes, peuvent participer à des randonnées citadines à pied, à vélo, en roller ; ils réinventent l’espace urbain, fréquentent des parcs d’activités récréatives néo-urbaines et s’adonnent à une diversité de pratiques ludiques et esthétiques. L’espace proche citadin devient lieu de loisir actif et temps d’un tourisme « sportif ».
Dans les sports de nature, c’est peut-être l’inverse qui se produit. Leurs espaces étaient des lieux de tourisme, souvent coupés de la vie locale, de la ruralité. C’est cela qui change.
L’espace naturel devient un lieu de loisir de proximité pour la proximité. En fait, loisir et tourisme se rapprochent. Le lien entre « le ici et le ailleurs » se transforme. Les sports de nature se sont invités à la ville ou dans sa proximité. Cela modifie radicalement les relations des populations avec ceux-ci.
Méthodologiquement, l’analyse du tourisme, nous aide à comprendre ce qui se passe dans le loisir de proximité, à mieux expliquer ce qui anime des pratiques consistant par exemple, sur son lieu de vie ou de travail à avoir accès à des loisirs sportifs de nature.
Cette géographie de l’entre-deux comme l’évoque Pierre Bourdeau est intéressante à décrypter actuellement…
Evoquer le loisir est une nécessité pour dépasser ce que l’analyse actuelle du sport produit, ses standards, ses modèles canoniques de lecture de ces pratiques. Cela n’est plus suffisant pour capter ce qui bouge dans ce domaine.
Nous nous situons dans le prolongement des travaux de l’INSEP des années 85, qui invitaient déjà les théoriciens et les institutions sportives à considérer que le sport d’aujourd’hui ne peut plus être réduit à la compétition. Historiquement, les activités physiques de nature ne sont pas organisées par la compétition, mais par le défi, l’épreuve, l’héroïsme, l’émotion contemplative et la volonté de prendre des distances avec les modèles fédéraux, la ville et l’ordre institué.
Peut-on opposer à ce point compétition et loisir ?
Oui, les « APPN », historiquement, signifiaient qu’on était dans la nature pour faire autre chose que du sport, de la compétition. En alpinisme, pour la majorité des pratiquants, la finalité n’était pas d’être le premier. C’était l’épreuve, la conquête, la contemplation, une éthique et une esthétique de vie. Les randonneurs ne partaient pas pour être chronométrés. Il y avait une recherche d’osmose avec son environnement, un bain salutaire, un voyage, une respiration (même si parfois on n’oublie pas de regarder le temps de montée réalisé)…
Mais, si on veut bien regarder les choses, la compétition a toujours été présente dans les sports de nature. Dans le cyclisme (si on le considère comme une activité de nature concernant l’ascension des grands cols alpins), dans le canoë
kayak, la voile, le ski alpin… Le grand changement des années 80, c’est une sorte de généralisation de la compétition dans les activités de pleine nature (sans en faire évidemment une pratique exclusive).
Seul l’alpinisme a refusé d’entrer dans ce monde, alors que quasiment toutes les autres pratiques se sont « sportivisées ».
On observe cela dans les trails, les raids, les courses en mer, en ski-alpinisme, en escalade…
Mais en parallèle, les pratiques de divertissements, du free et de la découverte se sont encore plus développées ; la compétition devenant un possible à côté d’autres formes. Et ce sont elles qui aujourd’hui qui tirent et animent le mouvement général des sports de nature.
La pyramide de lecture des accroches aux pratiques, si elle est pertinente pour lire les socialisations par le sport, sont obsolètes pour comprendre les autres modes de socialisation à l’œuvre dans le « loisir de pleine nature ».
Il n’y a plus de définition univoque des pratiques sportives. Il faut s’inscrire dans une démarche « constructiviste », qui oblige à préciser la définition de l’objet qu’on choisit comme sujet d’étude.
Quel sens prend le développement de ces pratiques dans nos sociétés, quel sens prennent-elles pour les sujets eux- mêmes ?
Le sport comme objet de connaissances doit être saisi dans son rapport à la société. Il a toujours été un miroir social et sociétal.
La séparation sport/société n’aurait pas de sens, elle rendrait le sujet incompréhensible. Derrière ce rapport se cachent les jeux de pouvoirs, de classement, de distinction où se noue la construction des goûts et des dégoûts. Dans une société comme la nôtre, marquée par l’éclatement du social, on est dans un monde du multiple, les individus sont cela et autre chose en même temps.
Il n’existe plus une seule façon de construire sa trajectoire sportive, d’autant que celle-ci va encore se modifier au fil du temps. Le loisir sportif était d’abord celui de l’adolescent ou du jeune adulte.
Aujourd’hui, il y a plusieurs cycles du loisir, de l’âge maternel au 4 e âge. Leur variété est grande, leur mobile aussi. Il y a un renforcement des dynamiques inter et intra-individuelles, donc des façons, dont chacun va construire sa sociabilité sportive.
Avant c’était assez simple. Aujourd’hui les identités sportives sont complexes et difficiles à lire.
Historiquement, il y a eu le sport moderne, organisé à partir du système des grandes fédérations, de la compétition réservée à l’élite. La dynamique était simple, la pyramide sportive jouait son rôle, c’était linéaire, structurée. Il y avait le club, le champion, les championnats, les spectacles sportifs, les médias, les grands événements tels les jeux olympiques. Cela était hiérarchisé, centralisé, descendant.
Dans les années 80, ce modèle explose. Il n’y a plus de centre, il y plusieurs centres. Il n’y a plus d’organisation centralisée qui organise la pratique. Des pratiquants décident de faire ce qu’ils ont envie de faire, chez des prestataires privés, dans des associations, dans des groupes informels ou encore individuellement. La complexité régit tout cela.
Les prestataires, les consultants, les médias, se saisissent et dynamisent cette réalité. Les territoires sont aussi présents dans le mouvement, ils jouent dans tous les registres, répondent à la diversité de besoins qui s’expriment. Les femmes, les handicapés, les « tous petits », les anciens, les gays, les ouvriers…
Chacun réclame une place dans les univers sportifs. Pour saisir et comprendre ce processus, il faut un nouveau cadre.
Dans ces conditions, peut-on encore parler d’unité des pratiques de sports de nature ?
Ces pratiques restent très marquées socialement. Elles sont principalement masculines, urbaines et consommées par les couches supérieures. Il n’y a rien de nouveau, ce sont les activités les plus coûteuses qui sont socialement les plus structurantes.
La distinction, c’est moins d’en faire ou de ne pas en faire que d’en faire souvent et avec intensité. Tout le monde, dans des formes diverses peut espérer découvrir ces pratiques.
Mais si l’on lie quantitatif et de qualitatif, seule une minorité répond : présente !
Au XXe siècle, les sports « modernes » étaient dominants, aujourd’hui ce sont les sports « post modernes » qui règnent socialement. Mais les deux tirent vers le luxe, la qualité et la sur abondance de prothèses et de médiations, produisant toujours plus de décalage entre ceux qui peuvent les vivre et les exclus du système…
L’écart grandit entre de petites activités de proximité et le marché mondial du bien être sportif.
Il faut aussi noter le retour de pratiques traditionnelles, très localisées, sur fond de ruralité qui veut revivre, et cette demande de terroir. On peut suspecter a ce retour, son authenticité mais il ne faut pas perdre de vue l’extrême vitalité, la soif d’exister qui s’y expriment. C’est un patrimoine qui veut resurgir. On doit y être attentif comme on doit observer ce qui se fait et s’invente autour de l’écologie, de l’écotourisme.
Avec la montée de la forme trans-moderne qui veut faire le lien entre les formes culturelles précédentes tout en intégrant les préoccupations du durable, une autre dynamique culturelle et sociétale est en émergence qui risque de modifier bien des usages de la nature. Une économie sociale et solidaire et une éco-culture sportive souhaitent ainsi repenser le rapport au tourisme, à l’excès, à la luxure, à l’hédonisme, à la ville, au corps… et aux autres. Il faut être très attentif à ce mouvement qui est en train de devenir l’avant-garde de demain !
Dans ce contexte, comment vois-tu, les enjeux et les conditions de développement de ces pratiques en EPS et dans le sport scolaire ?
D’abord, l’école est l’institution qui doit transmettre des fondamentaux culturels à tous. C’est sa mission, c’est une dimension forte. Les APPN, comme éléments contemporains de la culture doivent trouver place à l’école.
Chacun doit pouvoir y entrer, acquérir une formation comprenant des techniques, des valeurs, des compétences, bref un bagage. Cet enseignement doit mettre en perspective des relations en profondeur avec la nature.
Sans immersion dans la nature il n’y a pas assimilation d’une culture sportive de nature.
Croire que l’on fait des loisirs sportifs de nature en faisant de l’escalade en salle ou sur des petites falaises urbanisés cela n’a pas de sens !
De ce point de vue, je parlerais d’échec pour l’école et j’expliquerais cette situation par une sorte de refus du corps enseignant et des institutions concernées.
S’il n’y a jamais eu d’âge d’or dans ce domaine, j’ai l’impression que dans les années 60/70, les projets des établissements, dans ce type d’activités, étaient culturellement plus forts et plus ouverts sur la vie en plein air.
Dans la décade 80/90, on a assisté à une sorte de repliement de l’école sur elle-même et sur les mono-pratiques endogènes.
Dépasser la situation d’échec actuelle, d’absence significative des APPN à l’école, c’est accepter de changer de conception des choses, de modèle d’enseignement pour ces activités.
Les solutions, à mes yeux, sont d’abord dans le local, dans les territoires de proximité, dans l’exploitation pédagogique de l’environnement proche, de ses ressources, de son patrimoine de loisir sportif de nature et récréatifs. Il faut aller vers des projets de ce type, sur le temps long, sur des pratiques durables qui prennent sens dans leur environnement. On doit apprendre son territoire en y pratiquant des activités, des jeux de plein air ouverts à la créativité et à l’imaginaire ; il s’agit de repenser la culture scolaire de pleine nature. Cela suppose la recherche de synergies avec les acteurs locaux, avec la totalité des ressources locales.
Le projet d’établissement est le bon outil pour cela, à condition qu’il vise l’essentiel et pas l’événementiel. Les objectifs doivent être d’ordre culturel, pouvoir être évalués et veiller à l’accessibilité de tous. Le cadre doit donner sens, créer une dynamique qui plonge dans les racines des lieux.
L’enjeu pour l’EPS, c’est de retrouver le « plein air », de viser une immersion longue dans l’activité, un nouveau mode de relation entre l’ici et l’ailleurs, la cité et les espaces ruraux de proximité.
Il s’agit de faire découvrir aux élèves ce qui est là, proche d’eux et pourtant souvent ignoré tout en œuvrant pour le développement d’aménagements adaptés à ces publics. Elle doit permettre de s’approprier son propre espace de vie, sa géographie, son histoire, sa culture tout en invitant les jeunes à s’ouvrir vers cette culture récréative de nature comme invitation au voyage, à la rencontre, à l’ouverture…
Cela doit être aussi le moment de découvrir de nouveaux modes de vie, moins sédentaires, plus frustres, exprimant une autre appropriation et lecture du milieu, d’aborder des questions écologiques, concrètement, de traiter des questions fondamentales en lien avec les autres disciplines dans une perspective transdisciplinaire.
Le temps de la trans-modernité est une invitation à repenser le lien au territoire de vie en créant des ponts avec les différentes ressources locales et non pas en s’enfermant dans une approche républicaine du projet scolaire.
Dès lors, le recentrage des enseignants sur le local (ou glocal) autour d’un éco-projet scolaire permettant de revisiter le lien entre l’école, la cité et la nature proximale et éloignée au travers les différentes dimensions qui la constituent se présente comme une piste à explorer dans les années à venir.
Pour toi, les APPN à l’école, c’est : «plus près, plus simple, plus vrai » ?
Certainement pas plus simple. Mon projet est ambitieux et complexe. Il ne s’agit pas de consommer un espace, mais de le construire dans toutes ses dimensions, y compris humaines.
C’est un projet culturel que je mets en débat
Entretien réalisé par Alain Becker paru dans le Contrepied n° 22 – APPN Sports de Nature – L’aventure pour tous !
- sous la direction de J. Corneloup, Sciences sociales et loisirs sportifs de nature, éditions du Fournel, 2007)↩