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Pour Christine Passerieux, responsable du GFEN, à l’école maternelle, dire à un enfant qu’il joue alors qu’il doit apprendre est un leurre puissamment ségrégatif. Pour Odette Bassis, s’exercer, c’est inventer

Christine Passerieux [[Auteure de Construire le goût d’apprendre à l’école maternelle, Chroniques sociales 2014 ]] : Le débat est ancien sur le jeu, sa place et sa fonction à l’école maternelle, mais il ne me semble pas très bien posé. Pour certains, le jeu est une activité naturelle, spontanée et éducative en elle-même et lorsqu’un enfant joue à la poupée avec ses camarades de classe il apprend entre autres la relation aux autres. Ce type d’apprentissage par le jeu se fait alors seul, ou avec ses pairs, raison pour laquelle le jeu doit occuper une place importante à l’école.
Pour d’autres, dont je fais partie, si le jeu est une composante de l’apprentissage, l’enfermement dans cette logique a des effets très ségrégatifs socialement. Pour plusieurs raisons : les enfants ne s’impliquent pas de la même manière dans le jeu (certains peuvent avoir une activité cognitive intense et d’autres pas), l’école n’est pas un milieu (au sens de Wallon) comme un autre, mais celui où l’on passe progressivement du faire à la réflexion sur le faire, sans lequel il n’y a pas d’apprentissages mais des successions d’expériences ;
enfin masquer certains apprentissages derrière des formes les leurre, et a un effet puissamment ségrégatif.

Les enfants des milieux qui sont proches des codes scolaires savent qu’ils apprennent à l’école pendant que les autres continuent de jouer et de penser qu’à l’école on joue.
Les partisans du jeu craignent une approche trop scolaire pour des jeunes enfants et une enfance volée.

Pour sortir du dilemme, nous avons besoin de nous poser la question autrement : quelle est la valeur éducative d’un jeu et à quelles conditions ? Si des apprentissages sont visés dans le jeu, est-ce encore un jeu ? Plutôt que de s’attacher à la forme « jeu », le plus important n’est-il pas que les enfants donnent sens aux apprentissages ? Par ailleurs ne faut-il pas totalement reconsidérer la notion d’exercice ou d’apprentissage ?
Un exercice, un apprentissage encadré ne sont pas obligatoirement ennuyeux ! Comment faire pour qu’un exercice donne réellement à s’exercer et non pas à « faire un exercice » c’est-à-dire appliquer, restituer à l’identique un savoir qui vient tout juste d’être transmis et qui n’a pas eu le temps d’être « digéré ». L’exercice est nécessaire, c’est un temps de l’apprentissage à la condition qu’il y ait eu une phase de construction.
L’exercice a trop souvent une fonction de vérification, de contrôle. Or, un élève – même tout petit – devrait pouvoir dire « je m’exerce pour apprendre… pour grandir ».

je m’exerce pour apprendre… pour grandir

Odette Bassis [[Présidente d’honneur du GFEN, « S’exercer, c’est inventer » in Variations pour l’exercice, actes du colloque CREPS, 2001. ]] : Quand on voit des enfants jouer seuls au ballon, en fait ils font des exercices (ils s’entraînent) et il est sûr qu’ils ajustent leurs gestes, recommencent et recommencent.., pour faire autrement, faire mieux, affiner tel ou tel mouvement, aussi font-ils pour, eux-mêmes des exercices alors qu’ils le vivent comme un jeu (ils jouent au ballon, pensent-ils, et c’est vrai). En fait, ils incorporent telle ou telle séquence d’un processus plus large (une partie entière). Et cela fait sens pour eux. Parce que ce qu’ils font est relié au sens plus large que représente une partie de football (ou autre). De même, quand on voit des jeunes jouer/rejouer sans cesse (sur l’ordinateur ou sur un terrain de quartier ou autre) alors qu’il y a des règles précises à respecter, ce qui les motive c’est qu’ils vivent chaque coup comme nouveau, unique, à nul autre pareil, vivant à chaque fois une forme de défi, d’attente et de jubilation. Sans doute c’est parce que pour eux ce n’est pas répétition ni injonction (comme ils le vivent pour un exercice obligé) mais plaisir d’exercer une liberté alors même qu’ils prennent en compte les règles fixées. Alors encore un paradoxe à démêler : les enfants/les jeunes éprouvent un plaisir fou à reprendre et reprendre les mêmes exercices alors que si on leur en donne comme tels, ils sont lassés. Je pense que la grande question réside dans les amonts – les activités en amont (surtout la situation de départ dans laquelle ils sont mis) dans la prévision de tel ou tel exercice : c’est à dire quelles situations les enfants ont vécues pour que prennent sens pour eux les exercices, qui sont un retour de travail sur telle ou telle portion d’activité, mouvement, etc. pour qu’ils y voient une utilité, plus encore une nécessité… et même une forme de jubilation quand ils peuvent apprécier (dans le rapport à leur corps) ce qui est en train de changer (la prise de conscience des schèmes sensori-moteurs, et plus encore… qu’ils incorporent). En fait, il y a là de multiples façons, aussi, de franchir le mur du sens [[revue Dialogue 2010. ]].

Cet article est paru dans le Contrepied n°26 – Quand est-ce qu’on joue ?- octobre 2010