Les sports de combat, respect des règles et virilité

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Dans ce livre Se faire respecter, Akim Oualhaci explore les modalités d’engagement de jeunes adultes résidant dans des quartiers populaires dans des pratiques de boxe anglaise et de bodybuilding aux Etats-Unis, et de boxe thaïlandaise en France. Une ethnographie des sports virils dans des quartiers populaires.

Bruno Cremonesi  : Vous faites référence à une augmentation du nombre de pratiquant.es dans les sports de combat.

Akim Oualhaci  : Je commencerais par donner des statistiques qui cadrent assez bien le problème. Selon un rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles de 2009, ce sont les associations sportives qui proposent des sports de combat qui sont le plus nombreuses dans les quartiers « sensibles », et elles y sont deux fois plus nombreuses que dans le reste du pays. Je fais ce constat en effet dans le domaine des sports de combat, en partie parce que c’est l’objet de l’enquête ethnographique dont est tiré l’ouvrage, et parce que cela renvoie à des données empiriques. J’ai toutefois pu faire des observations relativement proches sur une autre pratique sportive, en étudiant le foot amateur en quartier populaire.

Vous dites qu’ils permettent de réinvestir le besoin de l’expression de sa virilité et de pacification des mœurs. Ce mouvement est-il spécifique aux sports de combats ?

Akim Oualhaci  : Il me semble que ce constat s’applique davantage aux sports de combat dans la mesure où ces pratiques impliquent un rapport au corps plus engagé, plus percutant, plus agonistique, en un mot plus viril, et une mise en scène contrôlée de la violence physique.

Quant à la pacification des mœurs, ça fait un certain nombre d’années, en France plus qu’aux États-Unis, que les pouvoirs publics, surtout à l’échelle municipale, ont un usage instrumental des activités sportives, notamment les sports de combat, qui vise à occuper les jeunes des quartiers populaires et à canaliser un supposé trop plein d’énergie qui serait le ressort de « débordements », d’« incivilités », voire d’actes de violence et de délinquance. Cette croyance au pouvoir d’« intégration » du sport est inégalement distribuée selon sa trajectoire, sa position dans l’espace local et ses intérêts.

Ne peut-on l’analyser aussi comme une disqualification notamment à l’école du travail moteur et physique comme lieu de réalisation de soi ?

Akim Oualhaci : Il me paraît de surcroît assez clair que l’institution scolaire ne reconnaît pas, ou pas suffisamment, les savoir-faire corporels et moteurs. Des travaux en sociologie de l’éducation tendent à montrer que ce sont, au contraire, des savoirs qui relèvent davantage de la culture légitime qui sont reconnus au sein d’école. La tradition cartésienne séparant le corps et l’esprit a de beaux restes et continue de produire des effets sur la légitimité que l’on confère, ou non, aux formes de savoirs qui sont transmis par l’école, par la famille ou par d’autres institutions comme les clubs de sport. Mais mon enquête m’a permis de voir que les deux allaient de pair : d’un côté les jeunes des classes populaires ne peuvent pleinement exprimer leurs valeurs de virilité au sein de l’école, qui ne les reconnaît pas, en particulier dans leurs dimensions corporelles, et encore moins dans les usines comme ça a pu être le cas historiquement ; de l’autre ils trouvent dans la pratique des sports de combat un moyen d’exprimer ces valeurs et même d’en faire quelque chose de « positif » en s’accomplissant comme un boxeur, doté de savoirs spécifiques, plus ou moins reconnus localement par les pairs et, dans le meilleur des cas, au-delà du seul cercle des pairs, par d’autres habitants du quartier, ou par des responsables du pouvoir local.

De plus, cette illégitimité des savoirs propres à la boxe thaï, longtemps assimilée à un « sport de racailles », me paraît être indissociable du fait que les jeunesses des quartiers populaires aient été érigées en « problème public » depuis plusieurs décennies et que les différentes formes de savoirs et de compétences qu’elles peuvent posséder aient été par là même en partie invisibilisées ou disqualifiées. Il ne s’agit pas, bien entendu, de nier l’existence de diverses déviances et d’actes délinquants, mais de ne pas réduire ces quartiers à cette seule dimension et de rendre compte de leur réalité hétérogène et de leur complexité.

Ce constat pourrait inciter les responsables de l’action publique et de l’action pédagogique à repenser à nouveaux frais d’une part les modalités d’intervention en direction des jeunesses des quartiers populaires et à réinscrire l’usage des pratiques sportives dans le domaine plus large de la culture, plutôt que de s’en tenir à l’« intégration », et d’autre part les conceptions de ce que c’est qu’un savoir digne d’être transmis et de recevoir toute la légitimité qu’il mériterait. Associer les sports « virils » (et pas seulement la course à pied ou le yoga par aller vite) à la santé pourrait également constituer une autre piste à creuser, et ce d’autant plus que les sportifs de mon enquête semblent y être de plus en plus sensibles.

Vous développez l’idée que les sports font partie des stratégies pour rendre plus heureux notamment dans le rapport à son corps et à son environnement immédiat. Cela change du lien permanent entre sport et respects des règles. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

Akim Oualhaci : Il me faut d’emblée préciser que certains boxeurs débutants ne trouvent pas satisfaction dans la pratique des sports de combat, et ce même s’ils ont un rapport viril à leur corps et un goût pour ce genre de pratique. Ils sont donc assez rapidement « éliminés » ou arrêtent en cours de route. Ceci dit, lorsqu’on mène des observations de manière rapprochée et prolongée, on remarque qu’une grande partie des boxeurs, parce qu’ils acquièrent des nouveaux schèmes moteurs et mentaux, développent un nouveau rapport au corps et aux autres, et de meilleures compétences interactionnelles, accèdent à un nouveau statut social qui les revalorisent au moins à l’échelle locale, alors qu’ils peuvent ne pas nécessairement le faire dans d’autres univers sociaux, à l’école par exemple.

Comme vous le dites justement, le sport est souvent utilisé afin de faire intérioriser aux jeunes pratiquants une disposition à respecter les règles. C’est le cas, dans une certaine mesure, sur les terrains où j’ai enquêté. Toutefois, ce que j’ai pu observer m’amène à apporter trois précisions. La première est que les boxeurs ne suivent pas nécessairement au pied de la lettre cette injonction à respecter les règles. Grosso modo, les plus jeunes et ceux qui possèdent le moins de ressources scolaires ont plus de chances d’être réticents face cette injonction. À l’inverse, ceux qui sont plus diplômés la reçoivent et la suivent plus facilement. Deuxièmement, bien qu’ils tentent de veiller à ce que les règles soient respectées (par ex. celles de la salle, des vestiaires, du gymnase, etc.), ils savent faire preuve de souplesse dans certaines situations. Par exemple, un champion peut, à la différence d’un boxeur moyen ou débutant, quitter la salle avant la fin de l’entraînement et aller prendre sa douche avant les autres. Cette souplesse, relative, face à certaines règles est un des éléments qui font que les boxeurs apprécient davantage leurs entraîneurs que leurs professeurs d’école. J’en viens au troisième point qui est lié : le rapport au corps plus heureux que développent ces sportifs est en grande partie déterminé par le contexte et les modalités d’apprentissage de ces pratiques. Les salles se trouvent dans un environnement spatial qui leur est très familier, dans leur quartier voire même au cœur de la cité. Les sportifs, pour une très grande partie d’entre eux, se connaissent, sont amis, voisins, parfois de la même famille. Ayant grandi dans le quartier ou un quartier proche et eux-mêmes anciens boxeurs, les entraîneurs sont très proches des sportifs socialement et culturellement. Bien que partiellement calquée sur le modèle scolaire, la méthode d’apprentissage des techniques de sports combat est beaucoup moins figée, plus informelle, plus diffuse. De plus, les savoirs sportifs sont jugés plus utiles par les pratiquants que les savoirs scolaires et ils sont davantage reconnus par les pairs. Ils voient une application instantanée du lien entre savoir et pratique, ce qui est moins évident à l’école. Par conséquent, ils prennent énormément de plaisir à acquérir ces savoirs, à constater assez rapidement des progrès, une perte de poids, une musculature raffermie, un corps plus endurant et endurci. Ils développent un nouveau rapport à leur corps et aux autres sportifs, plus maîtrisé, plus réfléchi, plus apaisé, etc., dont le moteur est toutes ces nouvelles sensations et relations.

Le fait de développer un rapport plus heureux à son corps est particulièrement important pour les sportifs de mon enquête qui, pour la plupart, appartiennent à des minorités ethno-raciales. En effet, ils vivent des formes de discriminations et de stigmatisations raciales qui touchent en premier lieu leurs corps. Pour aller vite, les sports de combat et de force leur permettent de mieux « gérer » les stigmates qu’on leur attribue et, pour certains, de « recoder » leurs attributs physiques de manière positive.

Vous développez également l’idée d’une pratique populaire du sport. Est-ce que vous pourriez la caractériser ? 

Akim Oualhaci : Tout d’abord, il peut apparaître incongru de caractériser la pratique du sport par la classe sociale, alors qu’on vante souvent, dans les médias par exemple, les vertus universelles du sport, ou qu’on prête aux grands sportifs un « don naturel », inné donc, qualités « naturelles » qu’on attribue même à un groupe racial particulier (par ex. « Les Noirs courent vire »). Or, des données statistiques mettent en doute ce discours séduisant et font état de disparités sociales en matière de pratiques sportives. Les membres des classes populaires, surtout les filles, sont ceux qui font le moins de sport. Ces disparités s’expliquent par les conditions de vie des classes populaires urbaines, les ségrégations socio-spatiales de l’espace résidentiel, l’offre locale des pratiques, ainsi que les trajectoires et les goûts individuels. Éloignés des centres de la culture légitime tels que les musées, les théâtres, etc., activités culturelles aux tarifs par ailleurs rédhibitoires pour les budgets populaires, les jeunes des quartiers populaires ont peu de chances d’accéder à ces formes de la culture légitime. Ajoutée à des dispositions et un goût acquis par la socialisation dès l’enfance qui les porte à aimer certains types de pratiques et de sports, plutôt éloignées des pratiques culturelles légitimes, cette offre restreinte de pratiques culturelles les pousse vers ce qu’ils ont toutes les chances d’apprécier, ce qui se trouvent à disposition et qui reste accessible financièrement. Les groupes populaires, dans le rapport aux pratiques sportives, ont tendance à se montrer réticents face à un apprentissage trop strict, à privilégier le plaisir, la rigolade, les solidarités locales, ce qui peut paraître paradoxal pour des sports, comme la boxe, perçus comme individualistes, alors même que les salles de sports de combat sont traversées par des logiques éminemment collectives.

Cependant, mon enquête me permet de confirmer ce rapport au corps et au sport des classes populaires, tout du moins des fractions jeunes et masculines, tout en le nuançant. J’ai pu observer des boxeurs qui avaient un rapport au corps, certes instrumental, mais qui appréciaient tout autant la dimension esthétique des sports de combat et de force et qui étaient sensibles aux bénéfices pour leur santé. Plus les boxeurs deviennent expérimentés, plus les dimensions ascétique, agonistique et esthétique se combinent pour donner lieu à une nouvelle expérience corporelle, morale et relationnelle qui leur donne envie de revenir jour après jour, de progresser et même transmettre à leur tour.

C’est justement parce qu’ils renvoient à toutes ces caractéristiques sociales et qu’elles sont perçues comme véhiculant des valeurs « positives », éducatives, et comme ayant une capacité à transformer les individus que les sports de combat sont vécus par ces jeunes comme un style de vie, bien plus qu’une simple activité physique ou sportive. Les jeunes des quartiers populaires urbains rencontrent encore des difficultés à s’insérer pleinement dans les espaces scolaire, professionnel, culturel et matrimonial, et en conséquence s’investissent dans des pratiques, comme les sports de combat et de force, capables de redonner du sens à leur existence sociale et à les revaloriser. Fortement disqualifiées au sein des différents espaces mentionnés, les valeurs de virilité se trouvent re-légitimées entre les murs des salles de sport.

Une autre idée m’a intéressé, celle du mode de transmission pédagogique. Pour vous, les savoirs ont d’autant plus d’importances pour les jeunes qu’ils sont montrés par le geste et la parole sans être trop objectivés. Votre propos questionne les modes de transmissions des profs d’EPS.  

Akim Oualhaci : Les entraîneurs sont bien entendu des acteurs qui prennent part au champ sportif. Mais mon enquête m’a permis aussi de les resituer plus largement dans l’espace des pratiques culturelles. Ils sont des médiateurs culturels charismatiques en ce sens qu’ils mènent des activités d’accompagnement dans l’espace de la salle de boxe qui sont productrices de relations sociales intenses et de sens pour les boxeurs qui ont éprouvé du « respect » pour eux. Les pratiques sportives que j’ai étudiées sont largement transmises par le geste et la parole, les sportifs imitant les gestes techniques qu’ils voient, les entraîneurs, ou d’autres boxeurs, les corrigeant le cas échéant. Parce qu’on y transmet des techniques sportives et des « valeurs » morales « positives », les salles de sport de mon enquête sont perçues comme des « écoles de la vie », c’est-à-dire des lieux où l’on apprend des choses concrètes, pratiques et utiles, à la fois immédiatement applicables et inscrites durablement dans les têtes et les corps des jeunes sportifs. Si cette transmission de ressources culturelles rencontre moins d’obstacles qu’à l’école, il n’en demeure pas moins qu’elle ne se fait pas sans résistance, qu’elle nécessite un travail éducatif continu de la part des entraîneurs et que la circulation des savoirs non certifiés par l’institution scolaire dans l’enceinte de la salle produit des hiérarchies locales et plus largement un univers social spécifique qui participe du style de vie des jeunesses populaires. La circulation des savoirs est plus fluide dans ces salles de sport parce que ceux qui les diffusent sont beaucoup plus proches socialement et culturellement que les professeurs à l’école, ils possèdent plus ou moins le même langage, les mêmes goûts, etc. Ainsi, mêlant plaisir et intérêt, les jeunes sportifs sont plus sensibles à la réception de ces savoirs qu’ils se réapproprient plus aisément et qu’ils peuvent réinvestir très rapidement dans leur univers culturel propre.

Entretien réalisé par B. Cremonesi et paru dans une version réduite dans le Contrepied EPS & Numérique – HS N°19 – OCTOBRE 2017