Notation et démocratisation de l’enseignement : quelles relations ?

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Pierre Merle met en évidence la diversité considérable des pratiques de notation et de ses raisons. il parle d’arrangements évaluatifs et distingue quatre grandes catégories.


A priori, la démocratisation du système éducatif et les pratiques de notation
des professeurs n’entretiennent aucune relation de cause à effet. La démocratisation est en effet généralement appréhendée comme le résultat de l’organisation structurelle de l’enseignement.
Ainsi, au début du XXe siècle, l’existence de deux réseaux de scolarisation très clairement différenciées la communale gratuite pour les enfants du peuple d’une part, le lycée payant pour les enfants de notables d’autre part – explique la faible démocratisation de l’enseignement.
A contrario, la création du collège unique en 1975, accessible à tous les élèves, quelles que soient leurs conditions sociales, était censée assurer une plus grande égalité des chances. Les pratiques de notation, quant à elles, définies comme des évaluations sommatives, sont généralement perçues comme des mesures objectives de la compétence des élèves et jugées sans effet sur leurs acquisitions.

En fait, l’institution scolaire adhère à ce qu’il est possible d’appeler le paradigme de l’exactitude de la note qui peut être présenté de la façon suivante.

À partir des programmes spécifiques à chaque discipline, les professeurs construisent des cours et des séquences d’apprentissage pour leurs élèves. Ensuite, les professeurs élaborent des exercices en fonction de l’avancement du programme. Enfin, la notation de ces exercices permet d’évaluer le niveau d’acquisition des compétences acquises par les élèves. Pour ces raisons, les évaluations des professeurs sont jugées fiables, comparables entre elles et sans effet sur la réussite scolaire et encore moins sur la démocratisation de l’enseignement.

L’invalidation du paradigme de l’exactitude de la note

En fait, toutes ces propositions sont contestables: les professeurs compte tenu de leur formation, du contexte d’établissement, des spécificités des classes, de leur expérience, âge et ancienneté… connaissent de façon très disparate les programmes d’enseignement ; ils les appliquent de façon variable ; la construction de leur cours et des séquences d’apprentissage est également extrêmement variée.

Enfin, leurs pratiques de notation sont d’une diversité considérable. Les recherches sociologiques disponibles montrent d’ailleurs que la mesure des compétences des élèves varie d’un professeur à l’autre, d’un établissement à l’autre, d’une discipline à l’autre, d’une académie à l’autre. Autrement dit, le paradigme de l’exactitude de la note est l’idéologie officielle de l’institution scolaire et n’entretient qu’un rapport lointain avec les pratiques effectives des professeurs. Les analyses sociologiques aboutissent dès lors à considérer que la note est loin d’être seulement une mesure de la compétence des élèves. Dans le cadre d’une sociologie interactionnisme des pratiques enseignantes, la notation doit être conceptualisée comme le résultat de contraintes contextuelles et de négociations explicites et implicites entre élèves et maîtres, comme un arrangement évaluatif.

Quatre grandes catégories d’arrangement

Primo, les arrangements au niveau de l’établissement. On doit logiquement s’attendre à ce que les établissements dans lesquels les élèves obtiennent des résultats globalement faibles aux tests de compétences standardisées sont ceux dans lesquels les notes moyennes attribuées par les professeurs sont également basses. Il n’en est rien. Les notations les plus indulgentes sont attribuées plutôt aux élèves qui ont obtenu les résultats les plus faibles aux tests de compétence. Et inversement. Des approches ethnographiques aboutissent à des conclusions du même ordre. Ainsi dans les « collèges difficiles », une partie des enseignants sont amenés à des adaptations sensibles de leurs pratiques ordinaires d’évaluation, en évitant des contrôles qui aboutiraient à des notes jugées très faibles ou, par exemple, en adoptant une notation de la participation orale avec pour seul objectif d’augmenter la moyenne des élèves.
Secundo, la classe. Des arrangements de ce type se réalisent lorsque le professeur, prenant en considération la bonne volonté de «ses » élèves, décide de supprimer de la moyenne trimestrielle les notes d’un contrôle peu réussi, ou d’ajouter un devoir « facile » en fin de trimestre, etc. Dans la situation inverse – agitation, travail non fait, chahut – le professeur peut avoir recours à une «interrogation surprise » ou donner un devoir «difficile », sorte de sanction pour montrer aux élèves les conséquences de leur manque d’attention en cours.
Tertio, ces arrangements concernent également les élèves considérés individuellement. Outre l’octroi d’une note de participation en cours, l’élève qui accepte
de faire un travail supplémentaire, un exposé par exemple, ou de refaire un exercice «raté », pourra bénéficier d’une note supplémentaire ou d’une note se substituant à cet exercice, ou bien encore d’une note qui ne sera prise en compte dans la moyenne que si elle dépasse 10/20, etc. La dispersion des comportements des professeurs est considérable dans ce domaine. Ceux-ci peuvent, en effet, être plus ou moins sensibles au sentiment d’iniquité que les élèves faibles ressentent à l’égard de leurs notes lorsque ceux-ci ont le sentiment que la récompense que constitue la note obtenue n’est pas à la hauteur des efforts fournis. Dans ce type de situation particulière, le professeur peut être amené, au nom d’un équilibre nécessaire entre travail et gratification scolaires, à noter davantage les progrès réalisés par l’élève que le niveau atteint et normalement visé à tel ou tel niveau de scolarité. Les pratiques d’évaluation des profs d’EPS ont été progressivement transformées en ce sens : les progrès des élèves et la performance sportive sont pris en compte selon des pondérations variables. Ces pratiques de notation ne sont pas sans risque : la nécessité d’encourager par une note convenable des élèves faibles mais investis dans les activités ne doit pas se réaliser au détriment des élèves de bon niveau. Probablement, la prise en compte de ces contraintes de notation est généralement satisfaisante puisque l’EPS est la discipline la plus souvent préférée par les collégiens. Il n’en serait pas ainsi si les élèves avaient le sentiment que leurs efforts ne sont pas reconnus.
Ces arrangements individuels qui engagent de façon personnelle élèves et maîtres sont indissociables, pour le maître, d’arrangement par rapport à soi qui constitue une quatrième forme d’arrangement. La notation du professeur est en effet orientée par sa propre histoire scolaire et par les diverses significations que celui-ci associe à son activité de notation («juger de façon impartiale », aider, récompenser, sanctionner…). Précisons enfin qu’une part des professeurs ont une certaine conscience de ces arrangements. C’est notamment pour cette raison qu’ils sont favorables au maintien de l’organisation actuelle du bac qui constitue, dans leur propos, une garantie d’équité scolaire. Les recherches valident d’ailleurs cette position : la suppression du baccalauréat et l’instauration d’un seul contrôle continu aurait notamment pour effet de diminuer parmi les bacheliers le nombre de redoublants et les enfants d’ouvriers notés plus sévèrement en classe, pendant l’année de terminale, qu’aux épreuves anonymes du baccalauréat…
Ces arrangements évaluatifs sont d’une grande variété et sont d’autant plus fréquents que l’enseignant est confronté à la fois à la question de l’ordre scolaire, à la gestion des relations maître-élèves dans la classe, et à la question de la transmission du savoir et des rythmes d’apprentissage. Cette contrainte de l’action enseignante explique que les arrangements évaluatifs intègrent inévitablement des dimensions relationnelle et didactique. La notation au demi point près ne doit pas être forcément comprise comme la recherche de l’exactitude de la note mais aussi comme le résultat d’une «transaction» ou d’un «contrat » de type didactique. Le 9.5/20 n’exprime pas tant la précision de la mesure des performances qu’une sorte d’avertissement symbolique dont l’objet est de signaler à l’élève que celui-ci ne remplit pas totalement les exigences attendues, spécifiques à sa classe et son établissement.

Arrangements évaluatifs et biais sociaux d’évaluation

L’analyse de l’évaluation comme arrangements offre un cadre théorique pertinent à l’analyse de l’imprécision de la notation et des biais sociaux d’évaluation, c’est-à-dire des erreurs systématiques d’évaluation réalisées par les professeurs en fonction des caractéristiques sociales et scolaires des élèves (sexe, origine sociale, redoublement…). La mise en parallèle des comportements en classe des élèves et des évaluations de leurs écrits permet en effet de comprendre, au moins partiellement, les biais sociaux d’évaluation constatés. Ainsi les comportements scolaires des filles, davantage conformes aux attentes professorales, expliqueraient leur sur- évaluation scolaire à compétences équivalentes aux garçons. Et le comportement plus agité, voire contestataire, des garçons d’origine populaire expliquerait leur notation en moyenne un peu plus sévère. Inversement, les élèves d’origine aisée, dont on sait qu’ils ont une meilleure maîtrise du métier d’élève et qu’ils prennent plus facilement la parole en classe bénéficient d’arrangements «individuels » en leur faveur. Les biais sociaux d’évaluation renvoient, dans cette perspective, non à une interprétation en termes de préjugés sociaux des professeurs, mais à une question de police scolaire qui prend la forme de sanctions et de récompenses par la notation selon les comportements adoptés en classe. Le zéro pour « mauvaise conduite » ou «travail non fait » en sont des illustrations emblématiques.1
Le modèle de l’évaluation comme arrangement présente un triple avantage : mieux rendre compte de la diversité des pratiques de sélection et d’orientation selon les établissements ; rendre plus facilement intelligible la réussite scolaire en milieu populaire (trajectoires sociales peu compatibles avec les explications en termes « d’école reproductrice ») ; être conciliable avec la diversité des origines socioprofessionnelles des enseignants, donnée peu compatible avec des représentations et attentes professorales qui seraient partagées par tous de façon identique conformément au modèle de la reproduction.

Arrangements évaluatifs et démocratisation de l’enseignement

Ce serait se tromper sur la signification sociale de ces arrangements évaluatifs que de les juger forcément de façon négative. Dans les situations les plus ordinaires et les plus fréquentes, ces arrangements constituent une façon de «tenir» les élèves et de favoriser leur mobilisation scolaire. Quelques professeurs emploient d’ailleurs le terme de «notes thérapeutiques » pour désigner ces pratiques d’évaluation. Ces «indulgences calculées » qui se traduit notamment par des moyennes au premier trimestre plus généreuses favorisent les progressions des élèves aussi bien en mathématiques qu’en français. Il s’agit d’une modalité spécifique des «effets d’attentes » : la bonne note et la reconnaissance parentale apportée par la « réussite » aux devoirs sont des sources d’encouragement, favorisent la mobilisation scolaire, redonnent du sens au travail et aux études et finalement créent les conditions d’une amélioration des compétences scolaires. A contrario, une notation sévère est plutôt source de découragement scolaire et aboutit le plus souvent à freiner le rythme moyen de progression des élèves. Autrement dit, l’évaluation sommative est aussi formative : le niveau même de la note est plus ou moins source de mobilisation et progrès scolaires. La distinction rigoureuse entre évaluations sommative et formative est ce sens très contestable : elle aboutit à limiter la réflexion sur les pratiques de notation, et à négliger leurs effets affectifs et cognitifs sur les élèves.
Cependant si certains types d’arrangements évaluatifs semblent exercer des effets positifs sur le niveau des performances scolaires, une telle relation est évidemment variable selon les professeurs et l’établissement d’exercice. Ainsi, dans certains «grands lycées » des centres villes, des moyennes généralement assez basses sont attribuées à des lycéens de niveau «moyen » ou «juste » afin d’assurer, via le redoublement ou le changement d’établissement, un taux de réussite au bac proche de 100%. La publication des palmarés des établissements par la presse favorise la concurrence entre établissements, et incite une partie des chefs d’établissement à une vigilance accrue lors du passage en classes de première et
terminale. Ce contexte scolaire particulier suscite l’élitisme et, par ricochet, des notations plus sévères au détriment des élèves faibles ou moyens… Autrement dit, le projet d’être un «bon établissement », au sens très réducteur, mais commun, donné par la publication des taux «bruts » de réussite au bac, peut être contradictoire avec des arrangements évaluatifs, internes à la classe, et favorables aux progrès des élèves. Dans cette situation emblématique, les pratiques de notation ont pour objet la constitution d’une élite scolaire au détriment de la démocratisation de l’institution éducative. Cette situation relativement commune a des vertus heuristiques d’une actualité évidente : il montre que la concurrence entre établissements qui résulte pour une grande part de leur plus grande autonomie est notamment susceptible de produire des effets pervers sur les pratiques de notation et, in fine, sur la démocratisation de l’enseignement.

Cet article est paru dans Contrepied n°14 – Mars 2004 – Noter : Pourquoi faire ?

  1. Les dispositions juridiques de juillet 2000 ont limité l’usage de la notation à la seule évaluation des compétences scolaires. Ainsi, une diminution de la note pour mauvaise conduite ou l’oubli d’un cahier ou d’un livre est désormais proscrite.