Comment fonctionne notre cerveau en course d’orientation ?

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Rencontre avec Alain Berthoz, neurophysiologiste français, autour du fonctionnement cérébral dans les processus d’apprentissage. Passionnant !


Vous avez écrit : « Notre cerveau n’est pas un calculateur prudent qui nous adapte au monde ; c’est un simulateur prodige qui invente des hypothèses, modélise et trouve des solutions qu’il projette au-dehors. Cette intuition de philosophe se présente ici comme une propriété physiologique. Comprendre ces mécanismes, c’est comprendre comment le cerveau anticipe l’orientation d’un regard, la trajectoire d’une balle ou la perte de l’équilibre ».

La culture sportive consiste-telle à devoir s’adapter à son environnement ?

Toutes les données des neuroscience cognitive, de la psychologie et de la pathologie modernes montrent que le cerveau n’est pas une machine biologique qui prend sur le monde des informations, qui les traitent et qui les transforment en action. Le cerveau est « intelligent », d’une certaine manière autonome, il nous permet de simuler le monde, de simuler l’action sans l’exécuter, de façon à choisir quelle est la plus appropriée. L’apprentissage en général, ne consiste pas à enfourner des connaissances des pratiques ou des habitudes dans un cerveau qui serait en attente de connaissances et de méthodes. L’apprentissage c’est faire émerger au bon moment au cours du développement chez l’enfant et chez l’adulte des aptitudes et des potentiels dont nous a doté l’évolution.

Les périodes critiques sont l’un des plus beaux exemples. C’est-à-dire ces moments au cours du développement où le cerveau va pouvoir développer la vision, l’audition, la représentation de l’espace…Dans ces fenêtres qui s’ouvrent, les structures neuronales du cerveau sont prêtent à mettre en jeu ces fonctions. Si l’on ne donne pas au cerveau la possibilité de les mettre en œuvre, elles disparaissent.

Il faut donc voir le cerveau comme un merveilleux et extraordinaire ensemble de ce que nos amis philosophes appellent des dispositions au service duquel sont les différentes méthodes d’éducation et sans doute la culture sportive. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une culture sportive et pas simplement de l’apprentissage de gestes sportifs.

Le cerveau n’est pas adaptateur au monde mais un simulateur de monde ?

Nous avons dans le cerveau des circuits neuronaux qui nous permettent de simuler complètement le monde même si l’on est déconnecté. L’un des exemples est le rêve. Nous vivons complètement dans le rêve, on prend le train, on joue au foot, on parle avec des gens…On est dans le réel complet. Or notre cerveau dans le rêve est déconnecté du réel et même du corps. Cela veut dire que nous avons dans le cerveau des réseaux de neurones qui ont engrangé des connaissances sur le réel, des modèles internes, des mémoires et des structures qui nous permettent de simuler notre corps. Nous avons un double de nous-même dans notre cerveau qui nous permet de simuler la réalité.

Autre exemple : les membres fantômes. Quand on coupe un bras à une personne, elle continue de le percevoir, comme s’il était réel, comme s’il bougeait encore. Notre cerveau est une machine qui n’a plus besoin du monde. Il peut simuler complètement l’action dans le monde parce qu’il y a ses structures nerveuses qui représentent en quelques sorte les lois y compris de la physique. Il fonctionne avec des principes généraux que j’ai décrits dans « la simplexité ».

Le cerveau est une machine qui, dans ses structures neuronales, a la capacité de simuler. C’est ce qui permet aux sportifs dans les entraînements de répéter mentalement l’ensemble d’une course. Je l’ai écrit dans « le sens du mouvement » et toutes les données modernes le confirment. Le cerveau pendant une course en ski rapide et complexe, doit à la fois tenir compte de la biomécanique, de l’équilibre, du passage des portes et il doit aussi se situer dans l’espace global de la course, comme le joueur de rugby dans l’action doit continuer à avoir en tête et rattacher ce qu’il fait à l’organisation générale du jeu. Le cerveau ne fait que comparer la simulation mentale qu’il fait de la course avec l’état des capteurs sensoriels, ou l’état du corps à certain moment.

Le cerveau est un comparateur qui compare ce qu’il simule avec le réel. Il va sélectionner dans le réel les informations importantes à chaque moment.

L’enseignement du sport consiste à construire cette capacité qu’à notre cerveau de complètement simuler ses relations avec l’environnement. Notre cerveau n’est pas du tout une machine qui prend de l’information pour les réinvestir sur l’action. C’est beaucoup plus

CP: Dans la course d’orientation, le coureur doit courir et prendre de l’information sur une carte. Comment cela se joue-t-il dans le cerveau ?

La course d’orientation est un merveilleux modèle pour parler de la façon dont fonctionne notre cerveau. Lorsque l’on donne au jeune une carte, il peut utiliser différentes stratégies cognitives, les combiner :

  • Il peut se faire une image. Il y a des structures dans le cerveau qui vont construire une image de la carte. Une stratégie cognitive qui élabore une carte mentale dans laquelle il ne voit pas son corps. On parle de stratégie : allocentré ou cartographique.
  • Il peut aussi sur cette carte construire et simuler, dessiner avec son cerveau un trajet avec ses yeux en parcourant la carte avec le regard. Il va marcher sur la carte avec les yeux. Ce n’est pas seulement une image, c’est une locomotion. Il peut avec son regard faire une simulation d’un trajet en allant regarder les balises l’une après l’autre. C’est une action avec le regard. Il dit déjà à son cerveau un trajet.
  • Il peut aussi avoir une troisième stratégie qui consiste, si par exemple il connait le parc, ou la ville, s’imaginer son trajet avec son corps dans le parc. Il va mettre enjeu dans son cerveau des structures cérébrales qui correspondent à celle mobilisé pour lorsque l’on imagine le trajet de chez soi à l’école. Lorsqu’il utilise son regard ou imaginer son mouvement, il va s’imaginer déjà dans le parc ou sur le parcours à partir de son point de vue : c’est ce que nous appelons une stratégie égocentré.

Lorsqu’il va réaliser la course, il va se trouver dans une autre situation, il va imaginer son trajet par rapport à chacune des balises. Ce n’est pas allocentré, ce n’est pas une carte mentale et ce n’est pas égocentré, le mouvement dans le parc mais c’est une stratégie qui prend l’objet comme référence. Je suis plus ou moins prés ou loin.

La course d’orientation est intéressante car le jeune en fonction de son âge, de son sexe, de son expérience, bref de ses différences va appréhender d’emblée le problème de façons très diverses. Il doit mettre en jeu en même temps des mécanismes égocentré, la gestion de son corps dans des conditions d’équilibre de son corps, d’équilibration, de gestion de la fatigue et en même temps les structures du cerveau qui correspondent à la représentation de la carte.

C’est en ce sens que c’est une activité très intéressante. Elle est plus complète que la simple course qui ne demande que de gérer son corps et la relation avec le but. Elle est plus complète que les rallyes, dans lequel on a le temps, « on fait la carte ».

Nous savons qu’il y des réseaux neuronaux du cerveau qui gère d’une part les aspects cartographique du parc et d’autres qui gèrent le guidage égocentré du corps dans l’espace. Nous savons aussi que le cerveau mémorise ces différentes façons de coder un trajet dans des réseaux différents. Faire cette course d’orientation c’est demander à l’enfant de gérer en même temps ces différents types de représentation et de simulation mentale du corps dans l’espace et d’autre part de l’espace environnemental.

CP : vous parlez de stratégies des jeunes qui varient, y a-t-il un moment plus opportun pour l’apprentissage dans l’enfance ?

Je travaille avec l’équipe d’Olivier Houdé de Paris 5, il semblerait comme l’avait décrit Piaget, que l’enfant acquerrait aux alentours de 7-8ans la capacité de changer de point de vue. C’est-à-dire qu’il peut passer d’une perception très égocentrée de l’environnement, à la capacité de s’imaginer l’environnement de différents points de vue.

C’est aussi une faculté nécessaire dans la CO, où l’on doit imaginer les repères de différents points de vue.

Nous avons des données actuellement qui montrent que c’est dans cette période d’âge de 5-7 jusqu’à 12-13ans que se mettent en place des capacités de manipuler les référentiels spatiaux, y compris la capacité de changer de point de vue. Cette capacité de manipuler les espaces et la relation entre le corps, l’espace et les repères est aussi impliquée dans les relations sociales.

Pour interagir avec les autres dans un groupe, pour admettre que les autres n’ont pas la même opinion, il faut être capable à la fois de comprendre le point de vue différent mais aussi se mettre à la place des autres, ce que l’on nomme l’empathie.

Je travaille actuellement sur l’empathie, dans lesquels nous essayons de montrer que cette acquisition par les jeunes de la capacité de changer de point de vue, de manipuler ces différents espaces à quelques chose à voir avec la tolérance.

CP : Qu’est-ce que le sens de l’orientation ?

Nous avons dans l’oreille, un organe au voisinage de l’oreille qui entend un système vestibulaire.

Le système vestibulaire est l’organe de l’équilibre et de l’orientation de l’espace. Il mesure les rotations de la tête et l’orientation de la tête par rapport à la gravité  grâce aux otolithes. Lorsque l’on a un problème vestibulaire, on a des vertiges. C’est le sens de l’orientation par rapport à l’espace et la gravité.

Ce système sensoriel est en relation avec la proprioception musculaire et articulaire constitués d’une multitude de capteurs que l’on a dans le corps. En plus des 5 sens, il y a donc le système vestibulaire plus toute la proprioception musculaire et articulaire. Les profs d’EPS devraient mener des campagnes pour expliquer qu’il existe plus 5 sens. Il y a un véritable scandale à continuer de parler des 5 sens. L’EPS à l’école est la discipline d’excellence qui s’appuie et développe le 6ème et 7ème sens des êtres humains.

Il y a une confusion sémantique avec le sens de l’orientation, qui est le sens de l’orientation dans la forêt, ou des saumons qui sont capables de faire 5000 km et de revenir.

Il n’y a pas un « sens de l’orientation » unique, il y a des mécanismes apparus au cours de l’évolution qui permettent aux animaux de s’orienter et de naviguer. Nous avons aujourd’hui des données d’imagerie cérébrale sur les réseaux impliqués

Différence garçons et filles

Depuis 30 ans pratiquement toute la littérature de psychologie expérimentale et une grande partie des méthodes pédagogiques, essayent de faire comme si on devait gommer les différences individuelles. Dans mon livre, « La vicariance » j’ai cherché à réhabiliter ce domaine de recherche sur le fait que nous sommes tous différents. Nous résolvons tous le même problème avec des méthodes différentes. Depuis 40 ans, on a essayé de minimiser ces différences au profit d’une image d’un sujet identique. Aujourd’hui l’imagerie cérébrale révèle de façon spectaculaire que si l’on donne à plusieurs personnes la même tâche, diverses personnes réalisent la tâche avec des réseaux différents dans le cerveau. La capacité de résoudre des problèmes moteurs ou cognitifs avec des mécanismes différents est une capacité fondamentale du cerveau humain.

Il est absolument infondé de prétendre qu’il n’y a pas de différences fondamentales entre les garçons et les filles sur la façon de traiter les problèmes qui correspondent à l’espace. Toute la littérature, de Doreen Kimura, dans « Sex and cognition », de Melissa Haines dans « Brain Gender » et la littérature de psychologie expérimentale montre des différences extrêmement intéressantes dans la façon dont les femmes et les hommes traitent les questions concernant l’espace.

Par exemple les garçons sont souvent meilleurs que les filles dans des tâches qui concernent la rotation mentale. Les filles sont meilleurs que les garçons dans les tâches qui demandent les multiplexages. Ce sont des résultats globaux, cela ne veut pas dire qu’il n‘y ait pas de garçons meilleurs que les filles dans des tâches de rotation mentale. Il faut éviter à tout prix une dichotomie, puisque la capacité d’utiliser une stratégie ou une autre ne dépendent pas simplement des gênes des garçons et des filles mais aussi de l’expérience. Il ne faut pas opposer la génétique avec l’expérience, elles sont complémentaires. Une petite fille ou un garçon qui aurait bénéficié d’un entraînement et développé tel ou telle capacité pourra être meilleur que son alter ego de l’autre sexe. Ce qu’il faut éviter c’est une vision simpliste.

Berthoz, A. (1997) : «Le Sens du Mouvement», Odile Jacob, Paris, pp.345. Trad “ The brain sense of movement “Harvard Univ Press. “Il senso di movimiento” Mc Graw Hill

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Cet article est paru dans Contrepied HS N°17 – Janv. 2017 // Course d’orientation