Controverse n°1: Le spectateur doit-il ou non être évalué en danse ?

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Lors de l’élaboration du dernier numéro de ContrePied « Osons la danse », l’évaluation du spectateur a été l’objet d’un débat par mail entre des membres du bureau du Centre EPS et Société. Nous avons remis en forme ces échanges entre Sébastien Molénat et Sylvaine Duboz en conservant un style d’écriture assez libre pour garder le style de l’échange.

Sébastien Molénat  Il me semble que nous avons choisi que le rôle de spectateur en danse s’apprenait à l’Ecole, par contre le problème qui reste à mon sens entier est : ce rôle et donc l’apprentissage de son contenu est-il évaluable objectivement ? Et deuxième interrogation, mais qui vaut pour toutes les APSA : devons-nous évaluer l’ensemble des contenus enseignés ?

Sylvaine Duboz Si les rôles de chorégraphe – interprète – spectateur (transformé en lecteur) sont consubstantiels à la danse en tant qu’activité artistique, je ne pense pas qu’ils doivent tous être soumis à l’évaluation. De toute ma carrière je n’ai jamais évalué le spectateur simplement parce que je ne sais pas le faire d’une manière objective avec près de 30 élèves. 

Concernant l’évaluation, pour moi l’œuvre suffit ! Elle est le produit d’un processus collectif pour la composition et individuel pour l’interprétation. Et donc si l’évaluation de l’interprétation est individuelle, l’évaluation de la composition est collective puisqu’elle est le produit d’interactions au sein du groupe. Comment l’évaluer ? Quels outils, quels critères ? J’ai souvent assisté lors de ce type d’évaluation à une évaluation très subjective de dynamique de groupe ou de comportement d’élève… Il faudrait en permanence tenir des fiches sur chaque élève alors qu’il y a tellement de choses à faire quand les élèves sont en processus de création…

Pour moi ce qui fait la différence entre le spectateur et le lecteur est le fruit d’apprentissages. Le spectateur se transforme progressivement en lecteur parce qu’il devient capable d’analyser et lire ce qu’il voit. Alors qu’un spectateur a tout à fait le droit de dire sans se justifier qu’il n’a pas aimé voire détesté une œuvre, (ça nous arrive couramment quand on va voir des spectacles) ce n’est pas ce qu’on demande au sein de l’École à l’élève qui doit être capable de justifier son point de vue en mettant en relation ce qui est montré et ce qu’il ressent, les effets produits. 

SM La question centrale étant où et quand apprend-t-on ce qui est censé être évalué ? Autrement dit évalue-t-on des aptitudes sociales ou des savoirs dûment identifiés ?

SD Faut-il évaluer tout ce que les élèves ont appris ? Est-ce possible ?

Pour créer en arts vivants, on a besoin d’un regard extérieur qui rend compte des effets produits. Celles et ceux qui jouent ce rôle à l’Ecole c’est d’abord le prof et les élèves qui regardent et assistent à la présentation.

Faire regarder les élèves n’a pour moi aucun intérêt si on n’en fait rien. Alors autant que les élèves continuent de travailler pendant que le prof regarde chaque groupe.

Moi je tiens à ce que les élèves regardent et apprennent ce que le mouvement et ses qualités contribuent à évoquer, ce que les procédés d’écriture produisent, en quoi l’utilisation de l’espace est symbolique, ce que les relations inter-danseurs par tout le jeu des polyphonies, unissons, fugues, etc. évoquent, ce que les éclairages et la scénographie, les décors, les costumes produisent comme effet. Bref, les savoirs qui concernent l’écriture chorégraphique sont des clés de lecture et de compréhension.

Ce rôle de spectateur transformé en lecteur est consubstantiel au processus. Ça veut dire que le processus ne peut se dérouler sans lui. Lui faire jouer son rôle contribue à ce qu’il s’approprie l’écriture chorégraphique. Donc c’est bien que les élèves y participent en plus du prof.

La maitrise de l’écriture se verra au sein de l’œuvre à laquelle il-elle a participé. Or la composition est la partie évaluée collectivement parce que l’écriture est collective.

De là à déterminer ce que chacun·e a apporté, comment chacun·e a contribué à cette composition, ça je ne peux le savoir sauf à tenir d’innombrables fiches, filmer constamment ce que disent et font les élèves. 

Donc non, pour moi la question centrale n’est pas où et quand apprend-on ce qui est censé être évalué, mais oui on apprend à être lecteur grâce à la maîtrise de savoirs précis.

Cette maitrise est évaluée au sein même de la chorégraphie à la composition de laquelle chacun·e a contribué. Et donc non, on refuse d’évaluer des aptitudes sociales !

SM Je suis en quasi accord, mais j’ai un petit désaccord… Sylvaine avec prudence tente de répondre sur le contenu d’enseignement du spectateur en proposant des éléments transmissibles que le spectateur-élève pourrait prendre en compte dans son appréciation d’une chorégraphie. Si on s’en maintient à apprendre à mettre en mots simples ce qu’on a ressenti et pourquoi (lien encore une fois avec la qualité du mouvement et choix écriture), c’est facile de le didactiser ! Mais le plus difficile pour le chorégraphe, l’interprète et le spectateur est d’ouvrir son imaginaire. On peut très bien percevoir, ressentir quelque chose que n’a pas voulu explicitement le chorégraphe ou le danseur.

SD Oui ! C’est le principe même de l’art ! L’œuvre une fois présentée au regard du spectateur n’appartient plus à son auteur finalement. Chacun·e la reçoit avec sa culture, sa sensibilité, son imaginaire justement. Elle est par définition polysémique. Toi tu as vu telle chose dans une œuvre que n’a pas voulu explicitement exprimer son auteur. Et alors ? Si tu l’as ressenti comme spectateur, c’est que c’est là, malgré tout, même si l’auteur n’a pas tout conscientisé et voulu explicitement. C’est ça qui est intéressant ! Les débats parfois houleux du Masque et la Plume (émission radiophonique de FI avec des critiques qui portent leur regard subjectif sur les productions artistiques) montrent des regards très différents sur une même œuvre !

SM C’est plutôt une posture, s’ouvrir, être prêt à accueillir l’inattendu.

SD Eh oui, mille fois oui! 

SM Est-ce que cela se didactise ? 

SD Je ne sais pas, mais ça s’acquiert par la confrontation des points de vue, leur explicitation quand on ne « voit » pas la même chose. Par exemple, dans Rosas et la partie sur les chaises, certaines élèves y voient le viol. Il faut alors expliciter pourquoi. Par la description détaillée, précise du mouvement ou des mouvements dans leurs trajet, leur qualité, on peut comprendre un lien que d’autres ont fait. Toujours poser la question pourquoi tu dis cela, pourquoi cela te fait pense à cela ? On le fait à l’Ecole, là, pour que les élèves apprennent, mais heureusement je ne passe pas tout mon temps à tout décortiquer, mais des fois c’est intéressant de le faire ! Et par exemple, se mettre dans la situation d’une audiodescription est très formateur…mais difficile.

Or le mouvement peut se décrire très précisément, alors pourquoi a-t-on tant de mal à le faire ? Parce que la description exige qu’on en a compris la logique. Pourquoi j’ai du mal avec Anne Teresa de Keersmaeker ? Parce qu’elle commence toujours des spirales sans jamais les prolonger, elle les casse avec des bras raides. Ça produit un effet d’emprisonnement qui m’est parfois insupportable. Je peux en rester là, mais si je comprends pourquoi, c’est un plus.

SM Sylvaine propose la notion de lecteur plutôt que spectateur, mais ce changement sémantique amène-t-il plus de clarté ? Plus d’objectivité ? La chorégraphie s’apprécierait comme la grammaire et/ou la syntaxe, avec ses règles, ses conventions ? La notion de lecteur, pour moi, renvoie à un texte, à l’écriture, sans doute est-ce peut-être plus proche de celle d’un commentaire de texte.

SD oui la grammaire et la syntaxe de l’écriture chorégraphique donnent au propos sa couleur, son efficacité, et du coup tu es remué ou pas… Il y a de l’écriture dans une chorégraphie ! et « lire » une photo, ça ne te parle pas ? Il y a pourtant aussi des « règles de composition » !

SM Je trouve que parler de la danse, donc du mouvement et de l’émotion éphémère qu’il génère, en termes de lecture me dérange. Le spectacle vaut aussi par son aspect toujours unique de représentation, de partage des émotions à plusieurs et dans un même lieu. Quelque chose de davantage individuel, tangible et gravé dans le temps, bien entendu les émotions existent et peuvent évoluer à la lecture. 

Avec le mot lecteur, il me semble que l’on cherche à intellectualiser des émotions.

SD Elle n’est pas toujours éphémère ! Je me rappelle l’émotion ressentie après la 1e fois que j’ai vu Blue Lady de Carlson, May B ou Les Applaudissements ne se mangent pas de Marin, de l’interprétation de Dominique Mercy dans les pièces de Pina, de Political Mother de Shechter, le Boléro de Béjart… bref, j’ai vu des centaines de pièces, mais quelques dizaines m’ont marquée pour toujours !! C’est comme un concert, un film, un livre, tu gardes le souvenir, non?