Défendre la liberté pédagogique

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Paul Devin revient sur les fondements historiques de la liberté pédagogique pour contester les tentations coercitives actuelles et leur substituer le respect de l’indépendance des savoirs et de la professionnalité des enseignants.

Les injonctions méthodologiques de Jean-Michel Blanquer ont relancé les débats sur la liberté pédagogique. Le ministre affirme1 des vertus libératrices aux contraintes institutionnelles qu’il estime devoir renforcer contre les risques d’anarchie d’une liberté pédagogique insuffisamment contrôlée. Une bonne part de son administration croit pouvoir résumer la question en invoquant un principe d’obéissance qui n’existe pourtant pas comme tel dans les obligations légales des fonctionnaires.
Tant que la question de la liberté pédagogique se traduira dans une opposition entre une revendication enseignante et une contrainte institutionnelle, nous ne pourrons en faire que l’objet d’un enjeu de pouvoirs. On pourrait parfois penser que cela convient aux uns et aux autres, offrant une gamme de positions possibles dans l’affirmation de l’autorité comme dans la réaction, soumise ou résistante, à cette autorité. Sauf qu’à vouloir la penser ainsi, on méprise ce que devraient être les finalités fondamentales de cette liberté pédagogique.

Quelles finalités ?

L’article L912-1-1 du Code de l’éducation définit la liberté pédagogique seulement par les limites qui la circonscrivent, celles des programmes, des instructions ministérielles et du projet d’école ou d’établissement. On peut dès lors se demander à quelle nécessité correspond la définition de cette liberté spécifique si elle ne doit s’inscrire que dans les habituelles contraintes légales et réglementaires de l’action du fonctionnaire.
Pour en comprendre les finalités propres, il faut observer les conditions de sa construction historique. L’idée d’une liberté spécifique nécessaire à la pratique de l’enseignement est affirmée dès la Révolution française : le projet de Condorcet, présenté à l’Assemblée législative en avril 1792, affirmait que les établissements publics d’éducation devaient être « aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique » et donc être sous la seule dépendance de la loi voulue par les représentants du peuple. Cette liberté, Condorcet la revendique au nom de l’enseignement des vérités, c’est à dire pour qu’aucun gouvernement ne soit en capacité d’instrumentaliser le service public d’éducation aux fins de ses perspectives idéologiques. Jaurès faisant le commentaire de cette affirmation perçoit qu’il ne peut y avoir de « solution absolue » et veut la fonder sur la « liberté intellectuelle » c’est-à-dire sur « le sens partout développé de la dignité de la science et du droit de la pensée qui ôteront aux pouvoirs politiques la tentation d’opprimer la vérité, comme ils ôteront aux maîtres la tentation d’avilir, au-delà de ce qu’exige la force du vrai, les pouvoirs en qui ils trouvent le respect pour la liberté »2. Pour autant, Jean Jaurès craint que la vision de Condorcet ne soit par trop libérale et qu’affranchissant les contenus d’enseignement de la tutelle politique, il les livre à « l’esprit de caste et de coterie ». Toute la question de la liberté pédagogique s’inscrit dans cette tension nécessaire à la démocratie.
D’une part, la nécessité de subordonner l’administration au pouvoir exécutif pour lutter contre les évolutions bureaucratiques qui donneraient le pouvoir aux agents et cela, au mépris des choix électoraux des citoyens et des finalités de l’intérêt général.
D’autre part, la nécessité de garantir que l’éducation des enfants ne puisse pas être instrumentalisée par des volontés idéologiques qui feraient fi à fois de l’expertise professionnelle et de la garantie que l’enseignement ne puisse être confondu avec l’endoctrinement.
Or aucune limite réglementaire listant droits et interdits ne pourra jamais, en la matière, nous assurer du respect simultané de ces enjeux d’apparence contradictoire. C’est pourquoi, au sein d’une démocratie, la liberté pédagogique doit s’affirmer dans la légitimité d’une tension nécessaire. Cette tension n’est pas le signe d’une fronde, d’un risque d’anarchie qu’il faudrait contenir mais d’une dynamique démocratique nécessaire au sein même de la vie quotidienne des administrations. Elle est une dialectique indispensable à une politique éducative fondée à la fois sur la liberté et l’égalité.

Droits et obligations

C’est faute d’accepter la nécessité de cette tension dans l’action publique que des ministres sont traversés par des tentations autoritaires qui voudraient que l’obéissance hiérarchique puisse suffire à porter toutes leurs volontés institutionnelles sans que le fonctionnaire puisse exprimer son désaccord. La loi de 1983 qui définit les droits et les obligations du fonctionnaire a pourtant voulu rompre avec cette conception d’un agent de la fonction publique réduit à l’exécution d’ordres reçus de ses supérieurs. Certes, elle cadre fortement les droits du fonctionnaire en exigeant des agents la dignité, l’impartialité, l’intégrité, la probité, la neutralité et la laïcité3 mais pour autant elle engage l’État à ce que la liberté d’opinion du fonctionnaire soit garantie. Ce sont donc des principes légaux, ceux du statut définis par la loi de 1983, qui fixent droits et obligations et non le jugement particulier d’un supérieur hiérarchique ou ses stratégies managériales. Ainsi, par exemple, l’obligation de neutralité n’est une contrainte exigible que dans l’exercice des fonctions. Nulle appréciation déontologique ne pourrait autoriser un supérieur hiérarchique à l’exiger au-delà de cette limite, quand bien même son acception personnelle de la loyauté ou du leadership l’inclinerait à le faire.
Aussi la volonté de disposer d’une plus grande force coercitive est souvent de nature à réduire cette garantie statutaire. La loi de transformation de la fonction publique promulguée le 6 août 2019 le permet en modifiant les équilibres paritaires des décisions concernant l’évolution de carrière et l’affectation, qui vont devenir de plus en plus dépendantes des volontés hiérarchiques. En agissant ainsi, le législateur sait qu’il crée une dépendance de l’agent qui choisira une conformité aux demandes hiérarchiques parce qu’elle lui apparaîtra comme plus favorable à ses intérêts particuliers. Ce n’est plus la nature légale de l’obligation qui déterminera le choix de l’agent mais l’hypothèse de ses effets sur son intérêt personnel qu’il s’agisse de faciliter un changement d’échelon, un passage de grade ou un rapprochement géographique.

Exemplarité

Mais c’est avec l’article 1 de la loi dite Blanquer que se profile le plus grand risque de remise en cause de la liberté pédagogique. La loi désormais demande au fonctionnaire d’être exemplaire. S’il ne s’agissait que d’une question éthique, on pourrait aisément accepter que l’enseignant ne puisse offrir l’exemple d’une contradiction entre son comportement et les impératifs liés aux valeurs de l’école républicaine. Mais c’est une autre perspective qui est poursuivie et qui constituait l’argumentation de cet article4 : inscrire dans le domaine de la loi, sous le couvert de l’exemplarité, une large obligation qui pourrait englober des questions jusque-là réservées à la jurisprudence par la loi de 1983. Cette argumentation évoquait explicitement les perspectives d’usage disciplinaire de cet article.

L’avenir nous dira quel usage sera fait de cet article et quelles limites les juges administratifs lui donneront mais la volonté même d’en faire l’élément initial de la loi « pour une école de la confiance » traduit une évolution politique qui doit nous inquiéter car la liberté pédagogique repose sur un pari nécessaire à la démocratie, celui d’un équilibre inévitablement instable entre la subordination et l’indépendance de l’administration.


Assumer liberté et contrainte

Nous devons assumer liberté et contrainte, non pas comme procédant d’une contradiction qui obligerait chacun à défendre son pré carré mais comme une dialectique nécessaire dont la force est justement sa capacité à dépasser la contradiction, les conflits, les luttes de pouvoir. à nier le bien-fondé d’une nécessaire subordination affirmée par la constitution5, le fonctionnaire prendrait le parti d’un libéralisme débridé soumettant l’action publique aux intérêts particuliers. Mais à considérer la liberté pédagogique dans les termes d’un risque qu’il faut contenir par un renforcement de l’obligation légale et de l’autorité hiérarchique, le ministre prend le parti de soumettre l’action publique à ses seules valeurs idéologiques, à ses seules convictions politiques. En outre, il fragilise la continuité nécessaire de l’action publique en la soumettant à la succession de mesures contradictoires du fait des alternances gouvernementales.

Conscients de cet enjeu, les enseignants doivent défendre la liberté pédagogique, non pas pour l’asservir à leurs caprices personnels ou à leurs intérêts particuliers mais pour garantir un enseignement fondé sur l’indépendance des savoirs académiques comme sur la professionnalité de leurs pratiques pédagogiques et didactiques. Ce devrait être cela le principe premier de la confiance.

Article paru dans le CP Hors-série n°25 paru en octobre 2019

  1. Le Parisien, 25 avril 2018.
  2. Jean Jaurès, Histoire socialiste, La législative, Éd.Rouff, t.2, p.1136.
  3. Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dite loi Le Pors, article 25.
  4. Projet de loi pour une école de la confiance, étude d’impact, décembre 2018.
  5. Article 20 de la Constitution du 4 octobre 1958.