Si dans les représentations dominantes le sport rencontre une adhésion massive de la part de la population, il suffit d’organiser un débat sur ce thème pour percevoir immédiatement la grande diversité d’approche, de point de vue, tant ce terme semble recouvrir des réalités, des conceptions et au bout du compte des définitions différentes. De quoi parle-t-on quand on parle de sport ?
Un philosophe, Pascal Taranto, nous parle de transformation des corps et d’imaginaire; Un historien, Patrick Clastres, de la mort annoncée du modèle du sport contemporain; Un géographe, Jean-Pierre Augustin, insiste sur ces sports mangeurs de territoires qui envahissent tous les espaces.
Pascal Taranto, philosophe
Le sport, discipline du corps inscrite dans un imaginaire.
Pour le philosophe, le sport entretient un rapport étroit avec l’art et la religion, un rapport à la transcendance, de l’ordre du sacré. Avec le sport surgit quelque chose d’extra-ordinaire, une surnature témoignant d’un privilège humain sur l’ordre attendu des choses. La beauté du geste, une création instantanée, une espèce de perfection qui produisent un bouleversement sublime de l’ordre du jeu, inattendu. Il y a un étonnement devant ce spectacle admirable, aussi bien pour celui qui participe que pour celui qui en est le témoin : une fascination du spectateur devant l’excellence humaine. De ce point de vue, le sport apparait comme essentiellement défini par le regard du spectateur.
Qu’y a-t-il donc de si fascinant dans la performance ? Réussir là où réussir est rare, surmonter une difficulté que peu de gens peuvent surmonter? Être fasciné par une performance unique, jamais vue, c’est le signe d’une maitrise individuelle dont le spectateur reconnait le mérite. C’est la maitrise du corps objectivée dans un geste. Le sport est alors discipline du corps, ascèse de la volonté, et le sportif serait cet individu habité corps et âme quand le non sportif, dualiste malgré lui, vit à côté de son corps. L’entrainement, l’effort revêtent alors un aspect fondamental pour constituer l’essentiel de l’activité sportive : à la différence du jeu qui entraine le plaisir, le sportif doit rechercher la douleur comme le signe que la volonté est en train de plier un corps a priori rebelle à l’effort.
Le sport a ici pour but la transformation volontaire du corps qui soit objectivable et digne d’admiration. Le geste de cette objectivation est persévérance, résistance, générosité mais aussi violence et démesure et du coup difficile de le présenter comme un modèle éthique. Pour autant, le perdant n’en est pas moins sportif admirable s’il montre son excellence. Il devient alors figure vivante de la dramaturgie sportive.
La pratique et le spectacle sportifs ne peuvent fonctionner qu’en renvoyant acteurs et spectateurs à un imaginaire collectif qui induit un fantasme particulier du corps structuré par le mythe et l’imaginaire. Le sport n’est pas aussi gratuit que le jeu, il s’y passe quelque chose de grave, de sérieux, une manière de s’inscrire dans un imaginaire, l’inscription d’un corps dans un scénario lié à un mythe, un sacrifice, la quête du héros : l’invariant qui le fonde, c’est l’imaginaire !
Puisqu’il faut une définition, le sport serait, pour le philosophe, une discipline du corps en vue de son inscription dans un imaginaire.
Patrick Clastres, historien.
Les sports sont mortels
Les sports sont mortels, non qu’ils sèment la mort autour d’eux mais parce qu’ils sont destinés à mourir. Constructions historiques, entre la renaissance et la guerre froide, ils sont en train de défaillir sous nos yeux et comme nous sommes dans l’œil du cyclone, nous ne le voyons pas. Formidable machine à remonter le temps, machine à affoler l’horloge des civilisations, le sport est tout, partout, tout le temps. Les sports sont mortels disions-nous, mais de quels sports parlons-nous ?
On peut situer la période matricielle entre la fin du 18è siècle et le début du 19è. En effet, le processus de sportivisation, de transformation des passe-temps, est parallèle au processus de « parlementarisation » de la culture anglaise. Mais la véritable naissance du sport contemporain se passe à la fin du xixe. La genèse de ce sport est issue de quatre facteurs :
- De la concurrence pédagogique et culturelle que se livrent les sports, les gymnastiques et les jeux : il s’agit de produire l’homme nouveau par l’irruption des jeux anglo-saxons, dans les jeux médiévaux et les gymnastiques correctives et militaires.
- De la réaction des sportsmen amateurs contre la montée du professionnalisme.
- De l’adoption d’une charte internationale de l’amateurisme, l’internationalisation des rencontres sportives et la création de nombreuses fédérations.
- De la médiatisation des rencontres par l’intermédiaire de la création d’une presse sportive spécialisée qui s’universalise.
Nous vivons aujourd’hui cet âge du sport contemporain qui a vécu jusqu’ici sur trois piliers : des performances mesurables ; des rencontres internationales institutionnalisées se traduisant par l’affrontement des nations et la hiérarchisation des vainqueurs ; la séparation hommes-femmes d’une part, valides-handicapés d’autre part.
On assiste aujourd’hui à un dépassement de ce modèle.Quatre dynamiques sont à l’œuvre : l’effacement des états nations au profit des pratiquants transnationaux ; le recul des pratiques fédérales et compétitives au profit de nouvelles consommations se traduisant par le zapping sportif et la présence discontinu dans la pratique ; un creusement de l’écart entre les performances des champions et celles de la masse des pratiquants ; l’invasion de l’image, des pratiques fun et virtuelles.
Jean Pierre Augustin, géographe
Le sport est un transformateur d’espaces en territoires sportifs
Le sport est un objet d’étude récent. Il n’y a que depuis 20 ans environ que des thèses portent sur ce thème au CNRS (une centaine à ce jour), ce qui montre à la fois l’intérêt et l’accélération dans la prise en compte de ce phénomène. Une provocation pour tenter une définition, le sport pourrait être considéré comme un transformateur d’espaces en territoires sportifs : autrement dit, la vague devient un spot de surf, la pente une piste de ski, le rocher site d’escalade, les fonds marins plongée, le chemin rural sentier de randonnée. Pour qu’il y ait sport selon P. Parlebas il faut quatre conditions : compétition, institution, règles et motricité. C’est une bonne approche. Comme le tourisme, le sport est un ensemble d’un système lié à des mouvements, une motricité dans des lieux spécifiques dont il faut préciser la nature.
On peut en distinguer trois : les stades, gymnases, piscines, patinoires, etc. qui ont pris beaucoup d’importance et permettent les compétitions ; ceux qui concernent les pratiques dans des lieux non spécialisés comme les espaces publics, urbains, piétonniers, les parcs ; les plus intéressants enfin par l’usage qui en est fait : les espaces de nature (montagne, mer, rivières, les airs, le sous-sol), une conquête qui concerne tous les espaces y compris les plus inaccessibles et les plus lointains.
On ne peut pas parler d’une sorte d’effacement du sport car, y compris le sport au sens strict déjà évoqué est en forte augmentation au plan mondial. Mais de plus c’est l’explosion de ce qu’on pourrait appeler les « ludos-sports », les « spaciaux-sports », mangeurs d’espace. Ces sports n’ont pas toutes les caractéristiques du sport au sens strict, ils en ont une, la motricité, voire deux, la compétition, mais jamais les quatre et ce sont ces pratiques qui ne cessent de se développer et qu’on appelle tout de même sports.
Aujourd’hui on peut parler d’une mise en ordre du sport par une quadruple régulation : la régualtion par les espaces, on en a parlé ; la régulation par les temps : une fréquence régulière des compétitions toute l’année pour des millions de pratiquants ; une régulation par les liens : les mêmes règles partout, connues de tous dans tous les continents ; une régulation par les liants : les vêtements mais aussi les ustensiles utilisés pour la pratique.
Les géographes n’ont donc pas une définition particulière du sport, par contre ils peuvent donner un point de vue quant à la transformation des espaces en territoires occupés par des pratiques qui ne cessent de se développer et se diversifier. En ce sens ils peuvent tenter de comprendre et d’expliquer et surtout contribuer à prévoir.
Ce texte est paru dans Contrepied HS n°4 – sept 2012 – Sport demain, enjeu citoyen