L’EPS est interpellée par la société. Peut-elle contribuer à la valorisation d’une forme de culture originale, à l’émergence d’une nouvelle citoyenneté ?
A la bourse qui enregistre la cote des mots, certaines valeurs sont en hausse ou se maintiennent sur une crête élevée. Il en va ainsi de « citoyenneté », de « violence », d’ éthique »…
Comme je vais utiliser abondamment le premier et, à son propos, mobiliser les deux autres, je vais être très « tendance ».
Mais je me méfie du galvaudage de mots si ronflants qu’ils deviennent « gonflants », gonflant le bois de la langue qui en use trop souvent avec emphase pour conférer de la noblesse à des pratiques somme toute banales et asseoir la légitimité de leurs acteurs. C’est ainsi qu’une entreprise qui embauche a pu être qualifiée de citoyenne.
Avant d’envisager dans quelle mesure l’EPS peut contribuer à la citoyenneté, il convient de préciser ce que l’on entend par citoyenneté.
LA CITOYENNETÉ – C’EST À DIRE ?
Ce concept peut être envisagé de différents points de vue : juridique, philosophique, etc. Je ne retiendrai que ce qui permet d’éclairer le rôle de l’EPS par rapport à la citoyenneté, n’abordant pas, par exemple, le lien entre citoyenneté et nation : considérer le droit du sang et le droit du sol pour acquérir la citoyenneté française n’est pas dans mon propos.J
e partirai de deux exemples puisés dans l’actualité pour dégager trois caractéristiques importantes concernant le sens de citoyenneté ou de civisme.
Le journal Le Monde du 27 décembre titrait : « les stations de sport d’hiver s’organisent contre l’incivisme des skieurs ».
Second exemple : j’ai, avant-hier, adressé au service des impôts ma déclaration de revenus, en bon citoyen, c’est-à-dire sans chercher à dissimuler quoi que ce soit.
Ce qui est commun à ces deux exemples, c’est le rapport de l’individu entre son intérêt particulier et l’intérêt général.
Je m’explique : le skieur imprudent ne considère que son désir personnel de sillonner une neige vierge sans penser aux conséquences pour autrui ;
quant à celui qui ne fraude pas le fisc, il fait passer l’intérêt collectif au delà de son intérêt personnel.
Privilégier l’intérêt général par rapport à l’intérêt particulier est donc la première caractéristique de la citoyenneté que nous pouvons dégager de ces exemples.
Par intérêt particulier, il faut entendre des intérêts individuels, mais aussi des intérêts communautaires, liés à toute forme d’appartenance (ethnique, religieuse, régionale, économique, syndicale, etc.).
Dans la perspective universaliste de la philosophie des Lumières, l’intérêt général transcende tous les particularismes : le citoyen est un individu abstrait.
Le débat sur la parité homme/femme illustre d’une part une conception universaliste, selon laquelle une différence entre les êtres humains ne doit pas justifier une discrimination, fut-elle positive, au niveau de la Constitution, et, d’autre part, une conception différentialiste, qui invite à rétablir, par des mesures particulières, une égalité affirmée dans l’abstrait mais bafouée dans la réalité.
Le souci du bien commun participe de la volonté de vivre ensemble. Mais pour vivre ensemble, il faut une organisation politique, au sein de laquelle la citoyen joue un rôle déterminant.
Nous pouvons ainsi identifier une seconde caractéristique de la citoyenneté : la citoyenneté implique la participation de l’individu à l’espace public.
Cette caractéristique est en fait première d’un point de vue étymologique, et d’un point de vue historique si on se réfère à la démocratie athénienne : le citoyen est celui qui joue un rôle au sein de la cité, et c’est la collectivité des citoyens qui fonde la légitimité du pouvoir politique.
« Citoyenneté » est donc essentiellement un concept politique qui place chaque individu devant sa responsabilité envers la collectivité.
Cette responsabilité s’exerce par un devoir d’obéissance aux lois de la cité et par l’exercice du pouvoir pour en faire respecter l’application, les amender ou en élaborer d’autres.
Au nom de quoi se soustraire aux lois existantes, dans certains cas, comme nous y invite par exemple E. Wiesel ?
Au nom d’une loi supérieure, qui relève des droits de l’homme.
Nous en arrivons à une troisième caractéristique. La citoyenneté se réfère à des principes éthiques, des valeurs qui s’expriment aujourd’hui à travers les droits de l’homme.
La liberté par exemple, notamment la liberté d’opinion, est une condition indispensable à l’exercice de la citoyenneté.
De même, il n’y a pas de participation possible pour chacun aux affaires publiques s’il n’y a pas égalité de tous. Or on sait que les femmes n’ont accédé au droit de vote qu’en 1945, et que les conditions socio économiques sont un frein à l’engagement des plus démunis.
A l’éducation civique proprement dite s’ajoute donc une éducation aux valeurs. Certes on ne parle plus d’éducation civique et morale. Le souci de ne pas verser dans un prêchi-prêcha bien pensant conduit à préférer une formulation moins normative, par exemple « réflexion éthique ».
On ne discutera pas ici de ce choix lexical.
On peut maintenant tenter de définir le civisme, qui caractérise le « bon » citoyen : le civisme est une vertu individuelle qui s’exprime dans le rapport à la collectivité. Il s’actualise dans la volonté de vivre ensemble selon des principes éthiques qui valorisent l’intérêt général et organisent la démocratie.
Le sens de citoyenneté, ou de civisme, peut se distendre considérablement dès lors qu’on y inclue la référence à des valeurs, sans plus de précision ; se distendre au point de rompre tout lien apparent avec le bien commun. Il est ainsi généralement acquis qu’une valeur comme l’autonomie de l’individu participe, dans une certaine mesure, à l’éducation du citoyen.
La valorisation de l’individu peut paraître contradictoire avec la valorisation du bien commun. Pourtant l’usage de la raison qu’implique l’exercice de la citoyenneté exige de chacun qu’il mobilise son jugement critique hors de dépendances intellectuelles ou affectives aliénantes : je m’engage dans une direction sur la base d’une analyse rigoureuse et bien documentée de la réalité, et non pour m’aligner sur le point de vue de telle ou telle personne que j’apprécie.
Mais parce que l’autonomie peut contribuer à la citoyenneté, faut-il pour autant parler d’exercice de la citoyenneté pour qualifier, en EPS, la gestion de sa propre vie physique par l’élève, avec les exemples suivants tirés d’un récent article de la revue EPS : individualisation de l’échauffement, gestion personnelle de son alimentation, de son habillement, etc. ?
Ne faut-il pas réserver le qualificatif de « civique » aux objectifs et aux actions qui concernent l’engagement de l’individu dans l’exercice d’un pouvoir au sein d’un groupe, dans une perspective d’intérêt général, et qui impliquent le respect de devoirs à l’égard des autres ainsi que l’accès à des droits sans lesquels il ne peut y avoir de démocratie ?
Dernière remarque d’ordre sémantique : civisme est parfois confondu avec des termes voisins comme civilité.
La civilité désigne l’observation des convenances, des bonnes manières, du moins dans son acception moderne.
Elle ne traduit pas d’engagement envers la collectivité.
Remarquons que l’engagement n’est pas non plus au cœur du concept de socialisation.Pourtant, si on considère la civilité comme une forme de respect, elle participe à la liberté d’expression d’autrui et donc contribue à la citoyenneté ; dans la mesure où le souci de civilité n’amène pas taire les désaccords.
En effet, l’expression critique et le débat sont inhérents à l’engagement du citoyen dans une démocratie.
Pour terminer ce tour d’horizon général sur la citoyenneté, je soulignerai quelques enjeux d’une éducation civique élargie à l’éducation aux valeurs des droits de l’homme. L’individualisme moderne est souvent dénoncé.
Par ailleurs, le renforcement des liens de type communautaire se traduit par un repli sur des identités particulières, en fonction d’appartenances et donc d’intérêts privilégiées.
Comme le dit le dicton populaire, « chacun voit midi à sa porte ».
Plus savamment, les sociologues parlent de la fragmentation du social, de la perte d’orientation d’une action collective qui dépasserait les intérêts particuliers.
D’après une enquête du journal Libération du 8 mai 98, les français sont plus attachés à la civilité qu’au civisme. Les 18-34 ans apparaissent particulièrement convaincus de l’arrivée d’une société marquée par le désintérêt de la chose publique, l’impuissance des citoyens et le recul du contrôle du politique sur l’économie.
Quel peut être le rôle de l’EPS par rapport à la citoyenneté ?
C’est ce que j’aborderai maintenant en 3 parties :
- la première concerne l’exercice du pouvoir par l’élève, au sein de la collectivité,
- la seconde concerne ses devoirs,
- et la troisième ses droits.
LE ROLE DE L’EPS DANS L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ
L’EXERCICE DU POUVOIR
La participation à la vie démocratique du groupe se traduit, en EPS comme ailleurs, par des réflexions collectives qui aboutissent à des décisions, selon une démarche qui implique d’exprimer des jugements, d’argumenter et de négocier.
Les sujets sur lesquels s’exerce un pouvoir collectif peuvent concerner le choix d’une activité et son organisation : les conditions matérielles, l’attribution de rôles, les stratégies collectives…
La participation des élèves peut porter aussi sur l’élaboration et le contrôle des règles propres aux activités pratiquées.
L’implication individuelle et collective est parfois également requise pour les procédures d’évaluation, afin d’identifier et de hiérarchiser les éléments d’un code d’évaluation en fonction de critères déterminés, etc.
LES DEVOIRS LIES A LA VIE COMMUNE
C’est la responsabilité qui est au cœur de l’apprentissage des devoirs.
Être responsable, ce n’est pas simplement se soumettre à des contraintes imposées de l’extérieur, c’est faire siennes ces contraintes, en comprendre l’intérêt.
Le but d’une éducation concernant les devoirs est donc que le sujet, en étant appelé à rendre compte de son action, soit conduit à se rendre compte de sa responsabilité.
Je distinguerai cinq thèmes pouvant faire l’objet d’une éducation aux devoirs.
Le respect des biens matériels
Cet aspect ne sera pas développé : chacun d’entre vous est en mesure d’illustrer.
Le respect du patrimoine naturel
Avec le souci de l’environnement naturel, la portée de la responsabilité de l’homme s’étend à l’avenir.
Les activités physiques de pleine nature peuvent donner l’occasion de faire prendre conscience aux élèves de la fragilité de la nature et de la responsabilité de chacun à son égard, c’est-à-dire de développer ce qu’on désigne aujourd’hui sous le terme d »‘éco-citoyenneté ».
Le respect des règles liées aux activités pratiquées
Ces règles, ce sont bien entendu celles qui sont propres à chaque APSA, mais ce sont aussi, notamment, des règles relatives à l’organisation de la séance d’EPS : on attend éventuellement son tour pour agir, dans un espace précis et selon une durée déterminée ; on tient un rôle particulier : observateur, pareur, etc.
La maîtrise de soi à l’égard d’autrui
Parmi les règles des activités physiques d’opposition, certaines visent à canaliser la violence.
Les occasions de se comporter violemment envers les autres ne se limitent pas à ces activités d’opposition et la violence ne se réduit pas à son expression physique : insulter quelqu’un, s’en moquer, voir lui confisquer la parole, c’est aussi, en un certain sens, lui faire violence.
Une attitude solidaire
Le respect des biens matériels, du patrimoine naturel, des règles régissant une pratique commune, ainsi que la maîtrise de soi à l’égard d’autrui, relèvent de « devoirs négatifs », qui prescrivent de ne pas nuire.
A contrario, agir conformément à des « devoirs positifs » implique de prendre des initiatives pour « faire le bien ». C’est le cas lorsqu’il s’agit de témoigner de solidarité envers autrui, par exemple à l’égard d’un camarade handicapé. Et vu la politique d’intégration qui se met en place en France, des élèves très différents seront de plus en plus amenés à travailler ensemble.
Pour que, dans les situations d’interaction entre élèves, le plus faible ait un rôle effectif à jouer, il importe évidement de choisir des activités dans lesquelles il peut contribuer à la réalisation d’un projet commun, même modestement.
Les activités compétitives ne sont pas les plus faciles à concevoir dans ce but. Mais dans ce type d’activité, pour qu’un élève handicapé, par exemple, puisse partager la même pratique que ses camarades, il suffit parfois d’adapter les contraintes, notamment réglementaires.
DES DROITS A FAIRE VIVRE
La citoyenneté se fonde sur l’idée que, « par delà les différences et les inégalités, tous les hommes sont égaux en dignité » 1 et doivent être traités de manière égale. A partir de cette idée, je distinguerai quelques droits dont procèdent bien d’autres.
Être considéré avec respect
Nous avons vu que le respect de la personne est un devoir qui se manifeste notamment dans la maîtrise de soi envers autrui, mais c’est aussi un droit.Pour faire valoir ses droits, exprimer son opinion, argumenter, chercher sa propre voie en rompant toute dépendance excessive, c’est-à-dire pour oser tendre vers plus de liberté, il faut avoir suffisamment confiance en soi ; et pour poser un regard suffisamment positif sur soi, l’individu a besoin que le respect témoigné par autrui se traduise par la reconnaissance de son être et la confirmation de sa valeur.
Les relations entre élèves, et même entre élèves et enseignants, sont parfois à l’origine de vexations particulièrement dommageables pour les plus fragiles.
En EPS, le respect de l’autre est requis bien sûr à l’égard de l’arbitre ; envers les partenaires aussi quand ils ne sont pas à la hauteur.
Le respect est requis également pour une écoute mutuelle lors de l’échange de points de vue, par exemple pour choisir une stratégie collective.
Les jeunes qui sont peu performants peuvent se trouver dévalorisés dans des situations inadaptées à leurs possibilités, d’où l’importance des compétences didactiques et pédagogiques de l’enseignant.
Accéder aux pratiques sociales de son choix
Permettre à tous les élèves, même les plus faibles, d’accéder sans ségrégation aux pratiques physiques, sportives et artistiques doit être un objectif permanent.
Une étude de la communauté européenne conclue que les personnes handicapées sont en Europe des « citoyens invisibles », notamment par le fait qu’elles n’apparaissent guère dans les pratiques sociales.
Pourtant la citoyenneté, d’après la déclaration de l’ONU de décembre 1993, « confère à chacun le droit à un accès égal aux biens et aux services« .
Être suffisamment autonome Instruire pour libérer, selon le vœu de Condorcet, c’est permettre à l’élève de s’approprier des savoirs, une attitude à l’égard du savoir et des démarches intellectuelles qui favorisent l’émancipation.
En EPS, favoriser l’autonomie de l’élève suppose qu’il soit impliqué dans son apprentissage, c’est-à-dire dans l’évaluation de son travail, tant pour ce qui est des procédures utilisées que des résultats obtenus, et dans la recherche de solutions aux problèmes rencontrés.
Mais le droit à l’autonomie implique aussi de se libérer de ses préjugés.
Le respect est une vertu incontestable quand il concerne la dignité d’autrui, mais il est critiquable quand il fait allégeance à l’opinion commune ou au jugement des experts.
Parmi les sujets qui donnent lieu à des jugements moralisateurs, hâtifs et répandus, le sport tient une place de choix. Il convient d’examiner sans a priori . à quelles conditions il possède les vertus qu’on lui prête.
A partir de l’actualité sportive, voire de ses à-côtés, il y a matière à faire émerger les contradictions entre les discours lénifiants et la réalité, à développer l’esprit critique donc.
On peut y puiser également de quoi réfléchir sur certaines valeurs.
Les questions soulevées requièrent le débat et l’argumentation, car elles sont traversées par des tensions et des contradictions dont la prise de conscience doit tempérer les tentations d’une éducation morale étroitement normative.
POUR CONCLURE
Je dirai que la contribution de l’EPS à la citoyenneté peut se concevoir selon deux sens.
Tout d’abord, si on considère qu’être citoyen à part entière suppose de pouvoir accéder aux « biens et aux services » offerts par la société, alors il convient de faire en sorte que les élèves en échec en EPS et ceux qui en sont exclus parce qu’ils sont handicapés puissent trouver dans cette discipline les meilleures conditions d’accès aux activités physiques, sportives et artistiques.
Le second type de contribution de l’EPS à la citoyenneté concerne l’éducation civique.
Dans cette perspective, ce qui est vécu en cours d’EPS ou à l’association sportive, ou encore ce qui est donné à voir de l’actualité sportive, peut offrir des opportunités éducatives se traduisant par un fonctionnement démocratique et par une réflexion sur les devoirs et les droits de chacun ainsi que sur des valeurs qui y sont attachées.
Le souci éducatif devant se conjuguer avec la poursuite d’objectifs d’apprentissage propres à la discipline, cette réflexion ne peut être qu’esquissée durant les cours d’EPS.
C’est dans un autre cadre, par exemple celui de l’instruction civique, qu’elle peut trouver des prolongements plus consistants.
L’éducation visée a d’autant plus de chance de prendre corps que les activités physiques vécues en tant que pratiquant ou en temps que spectateur suscitent souvent chez le jeune un très vif intérêt et des affects liés à l’engagement personnel.A l’opposé d’une conception abstraite de la morale, qui exigerait avec le philosophe E. Kant « que toute action vertueuse s’accomplisse purement par respect réfléchi pour la loi et conformément à des maximes abstraites« , je crois que l’expérience vécue en EPS, empreinte d’émotions, constitue un matériau éducatif particulièrement riche.