La commensalité du ping-pong

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Une partie jamais terminée entre tennis de table et ping-pong. Rivalité historique, pour l’un une table « terrain de jeu de type tennis » pour l’autre « table de salle à manger », pour l’un logique de l’adversité pour l’autre celle de l’échange.
Deux façons de « se mettre à table » ! Guillaume Quiquerez est Enseignant-chercheur à Centrale Marseille, joueur et licencié à l’ASAND (Marseille).


D’un côté une métaphore – tennis de table –, de l’autre un jeu d’onomatopées – ping-pong. Ces appellations, chacun le sent, ne sont pas de simples étiquettes utilisées au hasard, selon le stock de mots disponibles ou l’humeur du jour.

À vrai dire, une rivalité singulière oppose ces deux termes, eux-mêmes très étranges.

Nous proposons ici d’en donner une interprétation, en prenant clairement parti pour le ping-pong.

L’affaire est ancienne ; elle traîne depuis plus d’un siècle.
Repérée dès 1884, l’expression tennis de table, adaptation indoor du lawn-tennis, précède l’apparition de ping-pong, dénomination d’une boite de jeu – comprenant deux raquettes, un filet et quelques balles – commercialisée au tout début du vingtième siècle. Le ping-pong supplanta d’abord le tennis de table en connaissant un succès foudroyant dans les capitales occidentales.

Puis, devant le reflux aussi soudain de cette mode ludique, le journal La petite république socialiste en date du 10 février 1904 pronostiqua la fin prochaine
du ping-pong, qui semblait « tomber en désuétude ».

À bas bruit, la tension entre ping-pong et tennis de table se prolongea néanmoins, les deux expressions réapparaissant quelques années plus tard au grand jour.

La fédération internationale de tennis de table fut créée en 1926 dans le but de structurer la pratique compétitive, tandis qu’en 1934, devant le regain d’une pratique ludique trop vite enterrée, Persil offrit aux enfants une raquette de ping-pong pour chaque baril de lessive acheté.
La partie était définitivement relancée.

La fédération internationale de tennis de table fut créée en 1926 dans le but de structurer la pratique compétitive, tandis qu’en 1934, devant le regain d’une pratique ludique trop vite enterrée, Persil offrit aux enfants une raquette de ping-pong pour chaque baril de lessive acheté.

Sur le fond, depuis 1926, le tennis de table est conçu comme une forme institutionnalisée, exigeante et noble, directement inspirée du tennis, destinée à se distinguer d’un ping-pong frivole et populaire et à transformer le jeu en un véritable sport. Comme il était pourtant prévisible, l’allégeance du tennis de table à l’univers du duel à distance l’a cantonné à vivoter dans un espace étriqué et parfois grotesque, en tant que déclinaison miniaturisée et pâle de sa référence.

Par contraste, le ping-pong a poursuivi un processus de singularisation en approfondissant un univers symbolique propre, inassimilable, débordant de loin sa pratique courante. Rétif à toute référence extérieure, il s’est installé dans les foyers aussi bien qu’au cœur des espaces publics, s’est infiltré dans le langage courant comme dans les représentations communes.
Ainsi, malgré un siècle d’efforts pour officialiser la prééminence terminologique du tennis de table, aujourd’hui encore les pongistes qui s’inscrivent dans les clubs jouent au ping.

A contrario du tennis de table qui ne peut se penser que comme trace dérivative, secondaire, dégénérée, le ping-pong se présente comme foyer inaugural, une puissance générative, fondatrice.

Reste encore à savoir ce qui le caractérise en propre.

Le mot ping-pong, de là vient sa fortune, est composé de trois parties : un son actif (ping), un son réactif (pong) et un tiret qui symbolise le mouvement qui les articule.
Y fait écho une pratique primordialement relationnelle et même, plus précisément, trans-actionnelle au sens où toute action d’un joueur transforme de facto la situation de son partenaire de jeu.
L’objet du ping-pong n’est donc pas tant la victoire que la qualité de cette trans-action, c’est-à-dire encore l’échange.

Un son actif (ping), un son réactif (pong) et un tiret qui symbolise le mouvement qui les articule.

Ceci ne peut se comprendre jusqu’au bout qu’en examinant, pour finir, les différences de conceptions du rôle de la table. La référence au tennis conduit le tennis de table à saisir celle-ci comme une sorte de second filet volumineux.
En d’autres termes, sa caractéristique supposée, outre celle de faire rebondir la balle, serait de séparer les deux adversaires, de les maintenir à distance. Pour le ping-pong, au contraire, la table est encore celle de la salle à manger du début du siècle dernier. Sa fonction première est par conséquent de polariser, de rassembler, de réunir. Le mot commensalis, qui désigne en latin le compagnon de table, celui avec lequel on partage le repas, permet de mieux dire encore : quand le tennis de table répond à une logique de l’adversité, le ping-pong appelle une métaphysique de la commensalité. Insistons : tandis que le tennis de table dégrade le tennis en tentant de s’en inspirer, le ping-pong invente finalement un nouvel art de se mettre ensemble à table.

“… Le mot commensalis () désigne en latin le compagnon de table…”

Ayant accédé à son autonomie conceptuelle, c’est lui, le ping-pong, qui peut ironiquement alors redéfinir le tennis en retour : « le tennis, c’est comme le ping-pong, sauf que les joueurs sont debout sur la table » (Coluche)

Cet article est paru dans le Contrepied “Tennis de table” Hors-série n°28 – Mars 2021