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Pour Anne Roger, entraineure d’athlé, un problème très concret : en septembre, arrivent dans le groupe d’entraînement constitué d’une quinzaine de cadets-juniors plutôt intéressés par les sauts et les courses de haies, trois jeunes filles et un garçon aux profils complètement atypiques… des filles avec très peu de qualités physiques, aucune condition physique, l’une extrêmement maigre, l’autre en surpoids et une copine à elle…
quatre débutants dans un groupe composé d’athlètes ayant au minimum un vécu de trois ou quatre ans d’athlétisme. Comment gérer tout ça ?

Notre club est structuré autour de la compétition pour chacune des catégories concernées, de l’école d’athlétisme avec les plus petits aux vétérans. Pratique ludique pour les plus petits, course à pied type course sur route pour les vétérans, et athlétisme traditionnel pour les autres, organisé par le calendrier des compétitions et mettant en œuvre des entraînements au service de celui-ci. Cet athlétisme-là, c’est celui que j’ai vécu, c’est celui qui m’intéresse aujourd’hui, et auquel je suis formée… Seul le secteur « santé », pourtant un axe fort du développement de la FFA, est très peu développé chez nous, du moins comme un secteur spécifique.

Ces adolescents arrivent donc avec leurs motivations personnelles, pas très clairement explicitées. Se bouger un peu, maigrir, faire ce qu’ils ont vu à la télévision durant l’été, pas envie de faire de compétitions, mais pas envie surtout parce qu’ils ne s’en sentent pas capables. « Pas la peine d’y penser, on se taperait la honte »… Et de fait, dans un premier temps, la question se pose. Quelles pratiques vais-je pouvoir leur offrir ? De toute évidence, si le club était structuré autrement, ils auraient été orientés vers un autre groupe, pour faire de la préparation physique, de la course à pied. En l’état actuel, pas possible… mais aussi pas l’envie de ma part de les exclure du groupe a priori, d’autant moins que j’ai la faiblesse de croire qu’à leur âge une pratique finalisée par la performance, même redéfinie, peut mener plus efficacement au développement de la condition physique à long terme. Sans doute parce que c’est ce que j’ai expérimenté en tant qu’athlète.

Et aujourd’hui, ce qui me permet de fonctionner dans ma vie physique d’adulte, ce sont les principes acquis, et vécus à haute intensité, au cours de mes années d’entraînement sportif.

Les mêmes séances mais adaptées

J’attaque donc l’année avec ces quatre nouveaux dans un groupe au projet organisé par le calendrier des compétitions. Je fais le choix de leur faire vivre les mêmes séances que les autres, d’entrée, sans passage par une phase de remise en condition évacuant en général les aspects techniques au bénéfice de la course longue et du renforcement musculaire. Les mêmes séances mais adaptées en terme d’intensité, de quantité et éventuellement de type d’exercices et d’éducatifs techniques. Avec eux, dans un premier temps, je diminue la part de l’explosivité, le travail technique, les distances à parcourir, les durées, le nombre de répétition. Je reste plus volontiers sur la filière aérobie que sur les autres filières… une pratique qui ne présente pas de risque de blessure, moins contraignante en termes de placement, etc.

Pas de projet de compétition, mais toujours le même projet de se bouger, de se maintenir en forme, de découvrir les spécialités athlétiques… et la confiance dans le choix que j’effectue pour elles et lui. Celui de développer leur condition physique et leurs qualités physiques en ne restant pas uniquement sur les choix classiques : développement aérobie et renforcement musculaire, qui pour les adultes restent d’ailleurs souvent les seuls investis. Si ces deux éléments sont incontournables pour eux mais également avec les athlètes plus confirmés de mon groupe, ils vivent immédiatement aussi les autres types d’exercices, sollicitent la filière anaérobie et vivent des situations techniques.

Ces situations techniques, trop souvent évacuées dès lors que le projet du pratiquant n’est pas de faire des compétitions, s’avèrent être des sources de progrès énormes. Elles sont de celles qui font dire aux nouveaux : « Nous aussi on peut faire de l’athlétisme, on ne fait pas que courir longtemps ». Et comme par magie, l’une des jeunes filles me dit seulement après 3 séances : « Anne aujourd’hui en EPS, j’ai couru ! Le prof m’a demandé ce qu’il se passait ! Et ben, j’ai fait tout ce qu’il a dit alors que d’habitude je marche toujours parce que ça m’énerve »… Super !
Et si l’entraînement varié, décentré de la seule finalité « courir longtemps », avait donné un sens à la durée ?
Et si le travail technique était le plus amusant, motivant ?
Et si c’était ce travail technique qui donnait l’envie de faire le reste ?
Sans forcément se référer à une performance maximale dans un premier temps, juste à des sensations, des placements, de l’efficacité… juste sans doute parce que c’est le travail le plus relié à l’apprentissage, à des savoirs spécifiques à la pratique.

Alors, c’est quoi ce « technique » ?

Tout sauf de la reproduction de forme… même si ça peut être à un moment donné un travail sur la forme, pour faire sentir, pour développer les ressources musculaires spécifiques et nécessaires à chaque placement efficace…

Comment apprendre à courir à des jeunes gens qui viennent sur le stade juste pour se bouger ? Quoi leur apprendre qui leur permette d’être plus efficaces au-delà du seul développement physiologique ou musculaire décontextualisé ?

Déjà les éducatifs classiques utilisés à l’échauffement ont semblé faire l’objet de découvertes. « Faire des montées de genoux ». Quoi de plus banal, de plus connu, de plus rébarbatif peut-être aussi à faire si on en ignore les finalités, si on ne se focalise pas sur la justesse de la réalisation, non pas en tant que forme mais en tant que mise en œuvre des principes biomécaniques associés à des sensations fines ?

Monter les genoux présente peu d’intérêt en soi si on ne centre pas son attention sur le point de départ de l’action : le pied. Monter les genoux c’est avant tout rebondir sur les appuis pour que le genou revienne de façon relâchée sans crispation. Et pour rebondir, il faut aller doucement, prendre le temps d’appuyer au sol, ne pas faire la course… En un seul petit exercice une révolution s’opère dans les représentations. Monter les genoux, non pas pour faire comme le champion qui monte les genoux quand il court vite au risque de faire revenir ce genou de façon volontaire, contractée, de « s’asseoir » et d’aboutir à l’inverse de l’effet recherché : plus d’amplitude et de relâchement… mais rebondir sur ses appuis, ralentir pour monter facilement le genou, la montée du genou devenant ainsi une conséquence et non plus une finalité recherchée.

Que me disent ces athlètes « extra-ordinaires » ?

Car ils sont extra-ordinaires au sens littéral pour mon quotidien d’entraîneure ! Et bien, que la conception initiale que j’avais de leur progrès n’était pas juste. Il ne passe pas forcément par un travail aérobie et un renforcement musculaire préalable. Non pas que ça ne soit pas utile, mais ça prend clairement moins de sens pour eux… Le déclic n’est pas venu de toute évidence de ce type de travail uniquement mais bien de la mise à leur portée des exercices techniques et des efforts faisant également appel aux qualités explosives. Une façon de leur montrer qu’eux aussi, ils peuvent faire ça… et de les amener à oser des types d’efforts face auxquels a priori ils ne se sentaient pas en confiance. Plutôt que de restreindre la palette, cela leur permet de vivre la totalité des secteurs de développement liés à la pratique de l’athlétisme.
Alors concrètement, qu’est-ce qu’un travail technique mis à portée de tous… même en club ? Qu’est-ce qu’un travail explosif abordable par tous ?

Accélérations et travail du pied

Deux axes sont pour moi fondamentaux :

  • Le recours aux accélérations plutôt qu’aux seuls efforts aérobies ou aux sprints à intensité maximale ;
  • Le travail de « pied » qui permet d’amener les athlètes à construire un appui efficace, un appui en plante, dynamique et actif.

Trop souvent cantonnées à la fin des échauffements, les accélérations progressives me semblent pourtant très riches du point de vue du développement des qualités physiques, des sensations et des placements techniques. La séance de développement de la vitesse la plus couramment utilisée qui se fait « à fond » du début à la fin se transforme ainsi en 4 x 40 m (récupération 2 à 3 min entre les courses) en accélération progressive, 2 x 60 m en accélération progressive (récup 3min) et 2 x 80m (récup 4min) sur le même modèle. La récupération entre les blocs étant de 6 à 8 minutes. La consigne centrale dans le cadre de ce travail est de partir de façon dynamique sur la base de grandes foulées, en rebondissant sur ses appuis, en restant relâché et d’accélérer progressivement jusqu’à la ligne d’arrivée pour la franchir à pleine vitesse.

Pourquoi ce type de travail ? Dans un premier temps, il permet aux athlètes peu explosifs, peu rapides, en surpoids ou manquant de puissance de ressentir quand même la sensation de vitesse par contraste. Il permet de maintenir des intentions durant toute la course et de ne pas se « contenter » d’aller le plus vite possible. Le fait de partir « doucement » permet de prendre le temps de se placer, de sentir les appuis avant de progressivement se mettre à accélérer. L’accélération est donc déclenchée sur un placement plus favorable qu’un placement de départ de course de sprint dans lequel on est essentiellement en poussée et en déséquilibre avant. Ici, il s’agit d’abord de se redresser, de rebondir sur l’appui et donc de se placer sur un schéma d’amplitude avant de greffer de la fréquence, schéma qui n’est pas habituellement celui du débutant qui part en fréquence et ne réussit donc jamais à greffer de l’amplitude… L’accélération progressive est donc de mon point de vue un exercice extrêmement riche du point de vue technique car il permet de construire une foulée efficace tout en développant les aspects énergétiques liés à la filière anaérobie. Les sensations prennent ici une place centrale et les intentions données par l’entraîneur également.

Terminons par le « travail de pied ». Ce type de travail est lui aussi une source de progrès très rapide et un lieu d’apprentissage de placements et d’actions techniques très fins. J’ai déjà évoqué les gammes de course tout à l’heure par l’intermédiaire des montées de genoux. Ces gammes permettent de faire un zoom particulier sur chaque moment-clé de la foulée : l’engagement du genou vers l’avant (les montées de genoux), l’extension de la jambe avant l’appui (déplacement en jambes tendues), l’extension complète de la jambe (foulées bondissantes) et le retour du talon sous la fesse (talon-fesses). J’ai dit à quel point il s’agit d’être vigilant sur les consignes durant leur réalisation pour ne pas se situer dans une reproduction de forme, même si nous sommes ici évidemment sur du travail analytique. Il ne s’agit pas de les considérer comme un échauffement que les athlètes font seuls en discutant de leur journée. Les gammes de course sont un moment privilégié d’apprentissage, d’expérimentation et de répétition. Elles peuvent être un lieu où de nouveaux problèmes se posent. L’athlète qui « sait » monter les genoux ou se déplacer en jambes tendues de façon efficace, c’est-à-dire en faisant repasser rapidement le bassin au-dessus de l’appui, ne sait pas forcément le faire de façon aussi efficace quand on lui demande de faire des rotations alternées de bras tout en continuant l’exercice. Equilibre perturbé, dissociation segmentaire nécessaire… la situation maîtrisée se transforme en un nouveau problème.

Ce travail de pied « classique » se fait aussi sur des parcours plots-lattes ou des successions de haies. Je trouve particulièrement intéressant le travail sur les obstacles car il permet de vivre de nouvelles amplitudes (pour franchir la haie, il faut un écart entre les deux cuisses plus important que pour franchir les seuls plots), de nouvelles sources de déséquilibre. Ce travail sur les haies associe donc placement et développement de la force de l’avant-pied, sans pour autant basculer sur un travail explosif plus sollicitant. Il constitue pour les débutants un moment intermédiaire dans l’apprentissage et le développement. Un moment où l’activité prend plus de sens par confrontation à un milieu plus exigeant, plus déstabilisant.

Quel exemple de dispositif évolutif ?

Franchir en marchant 6 haies serrées espacées d’un petit mètre, plus ou moins hautes en fonction du niveau des athlètes mais jamais plus basses que la mi-cuisse. L’athlète, débutant ou pas, doit ici rester orienté vers son point d’arrivée, ne pas « ouvrir » le bassin, poser le pied en plante et non sur la totalité, rester haut…
L’exercice évolue ensuite vers un rebond sur l’appui de réception entre chaque haie. Ici, on entre donc dans le travail dynamique du pied : un pied qui rebondit, qui ne reste pas collé au sol et sur lequel je dois passer pour franchir la haie suivante. Après avoir insisté sur la pose du pied en plante sur le premier exercice, ici c’est l’action dynamique vers le haut qui doit être privilégiée.

Sans aller jusqu’au bout de l’évolution que vivent les débutants dans une année, on peut tout de même proposer l’étape suivante qui consiste à écarter encore les haies pour arriver globalement à un écart de 3-4 mètres. L’écart est cette fois à couvrir en 4 rebonds : 2 sur le pied de réception, 2 sur le pied d’appel suivant. Un athlète qui franchit la haie avec sa jambe droite, se réceptionne sur cette jambe droite et fera donc dans l’écart : appui Droit – appui Droit- appui Gauche- appui Gauche. L’objectif est ici cette fois d’être capable d’avoir des appuis qui me font avancer, sur lesquels je dois passer pour me déplacer dans l’écart. Evidemment, ces exercices peuvent évoluer de façon infinie.

Finalement en partant d’un problème posé par une diversité de public j’en suis arrivée à décrire des exercices techniques et de développement de la vitesse qui semblent convenir à tous… Glissement progressif vers le hors-sujet ou au contraire recentrage sur le problème ?

Des contenus qui n’excluent pas

Ce que m’a appris cette année en compagnie de ces 4 nouveaux athlètes, c’est que le choix habituel qui est de proposer aux débutants ou aux « plus faibles » physiquement en matière de condition physique de se centrer surtout sur des efforts de type aérobie, et éventuellement des exercices de renforcement musculaire, n’est pas le meilleur choix.

D’abord parce que clairement il « exclut » alors que les jeunes athlètes ne demandent qu’à « faire avec les autres ».

Ensuite parce qu’il ne donne pas la confiance nécessaire pour se « lancer » dans les apprentissages techniques incontournables en athlétisme et ne développe pas l’ensemble des qualités physiques mais un seul secteur.

Enfin parce qu’il n’est pas très motivant ou en tout cas moins motivant. Il ne s’agit pas évidemment de supprimer la base aérobie nécessaire au développement de la condition physique mais bien d’inclure les efforts évoqués ci-dessus dès le départ dans le cadre du développement de celle-ci. En faisant ainsi, il me semble que nous nous préoccupons à la fois de la santé des athlètes, d’une santé globale et pas uniquement physiologique, et qu’on leur permet de vivre des expériences uniques liéés à des apprentissages techniques et des sensations variées, tout en ayant conscience de faire partie d’un seul et même groupe.

C’est sans doute ce qui explique que nous résistons à la création d’un secteur « santé » à destination des jeunes dans notre club.

Ce texte est paru dans Contrepied HS n°4 – sept 2012 – Sport demain, enjeu citoyen