Plaisir, apprentissage et culture

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Les individus pratiquent essentiellement les APS pour le plaisir qu’ils y trouvent. L’auteur revient sur son idée que l’apprentissage essentiel en EPS est la construction d’une relation de plaisir à la pratique sportive.


Si l’on veut favoriser l’investissement des loisirs physiques et sportifs par nos élèves, et ce de manière durable, il est important de savoir pourquoi les individus pratiquent, et surtout adhèrent à la pratique sur le long terme. A ce niveau un certain nombre de travaux, et notamment ceux de Perrin (1993), ont clairement montré que les individus pratiquent essentiellement les APS pour le plaisir qu’ils y trouvent. C’est pourquoi nous avons émis l’idée que l’apprentissage essentiel en EPS, celui qui conditionne la possibilité et surtout l’utilité de tous les autres, est la construction d’une relation de plaisir à la pratique sportive (Delignières & Garsault, 2004).

Les sources de plaisir sont diverses. On s’accorde généralement à les regrouper en trois catégories (Durand, 1987) :

– Le plaisir hédonique, qui renvoie à la recherche de sensations, liées au vertige, au hasard, au jeu. Cette première catégorie sous-tend de nombreuses activités, sportives ou autres, où l’on s’attend avant tout à recevoir rapidement (et le plus souvent sans apprentissage préliminaire) un bombardement de stimulations diverses.

– Le plaisir d’affiliation, lié à l’appartenance à un groupe, donnant au sujet sentiments d’identité, de reconnaissance et d’intégration. Ce plaisir est typique de l’équipe sportive, mais aussi de la bande, du groupe de pairs.

– Le plaisir d’accomplissement, lié à la réussite de ses projets, à la maîtrise des activités pratiquées, les progrès réalisés.

Ces trois sources de satisfaction alimentent de manière simultanée la motivation des individus. Ils participent à des degrés divers, en fonction des activités investies et des besoins des individus, au plaisir de pratiquer et à l’entretien de la motivation. Néanmoins, dans le cadre scolaire, et parce que l’Ecole doit être avant tout un lieu de travail et d’apprentissage, nous pensons politiquement plus judicieux de mettre en avant le plaisir d’accomplissement. J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit ici que d’un choix politique. Mais l’EPS doit se doter d’une image au sein de l’Ecole, et les motifs hédoniques et d’affiliation me paraissent à ce niveau moins favorable. Ce qui ne veut pas dire que l’EPS doit les bannir.

Le plaisir d’accomplissement est principalement lié à deux facteurs: le sentiment de compétence, et le sentiment d’auto-détermination. L’auto-détermination renvoie au fait que les individus pratiquent une activité qu’ils ont librement choisie, et surtout poursuivent dans ce cadre des objectifs qu’ils ont au moins contribué à déterminer. Le sentiment de compétence renvoie pour sa part au fait d’avoir été capable de mener son projet à son terme. Le plaisir d’accomplissement vient de l’aboutissement du projet, un projet que l’on a choisi, et que l’on a su mener à bien.

Ce plaisir du projet abouti n’est pas d’un accès facile. Il passe essentiellement par l’effort, et l’apprentissage. Ce lien entre plaisir et apprentissage est un argument assez paradoxal dans le cadre de l’école, où l’on a tendance à considérer le plaisir comme éminemment suspect: le plaisir est volontiers associé au jeu, au vertige, à la facilité. On le conçoit aux antipodes des valeurs de sérieux, de travail et d’effort classiquement véhiculées par l’institution. Néanmoins c’est une expérience fondamentale à vivre que de découvrir que derrière l’apprentissage, au-delà du travail, il y a l’intense satisfaction de la maîtrise et de la compétence (Delignières & Garsault, 1996).

Ce lien entre plaisir et apprentissage est un argument assez paradoxal dans le cadre de l’école, où l’on a tendance à considérer le plaisir comme éminemment suspect: le plaisir est volontiers associé au jeu, au vertige, à la facilité.

Cette argumentation lie donc étroitement plaisir et apprentissage. Mais de quel apprentissage parlons-nous ? Tout apprentissage a-t-il une valeur identique, dans cette perspective de construction d’une relation de plaisir durable à la pratique sportive ? Cette question nous renvoie à une distinction utile, pour analyser d’EPS actuelle, entre d’une part l’éducation motrice, et d’autre part l’éducation sportive (Delignières, 2006). Il s’agit de deux conceptions contrastées, qui structurent des lignes de forces (souvent en opposition, parfois en conjonction) au sein de la profession.

Dans le cadre de l’éducation motrice, c’est clairement le corps de l’élève et sa motricité qui sont au centre des préoccupations. L’EPS est une éducation de la « fonction motrice ». Il s’agit là une conception qui a traversé l’histoire de la discipline et qui a fédéré de nombreux courants, au-delà d’oppositions de façade. La gymnastique suédoise, la méthode naturelle, l’éclectisme médical de l’entre-deux-guerres, relèvent clairement de ce cadre de pensée. Plus récemment, le mouvement psychomoteur s’inscrit évidemment dans cette idée, tout en tentant de rompre l’isolement de la motricité et de mettre en évidence ses liens essentiels avec les fonctions cognitives et affectives. Enfin des propositions contemporaines fédérées sous le thème du « développement des ressources de l’élève » assurent la continuité historique de cette première conception.

L’éducation sportive s’appuie sur des présupposés radicalement différents. Dans ce cadre, c’est la pratique sportive qui donne du sens à l’EPS, plus que le corps qu’elle est sensée développer. D’une manière générale, cette conception entend éduquer en formant des pratiquants. Elle est évidemment d’apparition plus récente, ayant nécessité avant tout que le sport s’implante dans nos sociétés en tant que pratique culturellement représentative. Cette divergence fondamentale met au centre du problème la culture, c’est-à-dire la nécessité d’une référence culturelle justifiant les contenus pédagogiques.

Cette problématique n’est pas neuve, et a alimenté voici cinquante ans une polémique fameuse entre Célestin Freinet et Georges Snyders. Fondamentalement, ces deux auteurs s’accordaient sur le fait que le élèves devaient apprendre dans le plaisir du travail, ce que Snyders a appelé la « joie à l’Ecole ». Ce dernier est plus récemment revenu sur le fond de leur désaccord : «mon problème, c’est que je trouve que Freinet dévalorise la Culture [..]. Il valorise tellement ce que peuvent produire les enfants qu’il finit par les mettre au même niveau que Victor Hugo, ou plutôt il ne met pas Victor Hugo beaucoup plus haut que les productions d’enfants (Snyders, 1997). Et l’auteur ajoute plus loin : «l’Education nouvelle [..] est en échec parce qu’elle sous-estime terriblement la valeur propre des grandes oeuvres, en particulier leur valeur éducative. Ainsi, quand Freinet donne des exemples de joie au travail à l’école, c’est faire un mur, participer aux travaux des champs… Je n’y trouve pas mon compte. » (Snyders, 1997).

Ce que Snyders pointe ici, c’est que ce plaisir d’accomplissement ne naît pas de la réussite dans une tâche quelconque, quel que soit par ailleurs son niveau de difficulté. Il est essentiel que cette tâche ait du sens, une résonance profonde pour l’élève. Et ce sens, c’est la culture qui lui donne. L’éducation est avant tout confrontation aux produits les plus élaborés de la culture. Dans ce sens, la référence explicite, et centrale, aux pratiques culturelles, sportives et artistiques, me semble essentielle en EPS.

Il faut aller au bout de ce raisonnement. Il ne s’agit pas uniquement de proposer des tâches et situations d’apprentissage apparentées aux activités culturelles. Il s’agit surtout de faire rentrer l’élève dans une dynamique de projet reproduisant les traits essentiels de la pratique de référence. En d’autres termes, il ne s’agit pas de permettre à l’élève de résoudre quelques problèmes moteurs inspirés par les pratiques sportives ou artistiques, mais de lui permettre de devenir un pratiquant compétent (Delignières & Garsault, 2004). Le plaisir utile n’est pas dans l’apprentissage moteur, mais dans l’accès à la compétence.

C’est pourquoi j’estime que c’est au travers de la pénétration dans la profession du concept de compétence, et par la systématisation d’une pédagogie des compétences, que l’EPS pourra résoudre son problème d’identité, asseoir clairement son utilité sociale et sa place dans le système scolaire. Les compétences me semblent construire ce lien essentiel entre plaisir et culture (Delignières, 2009).

Références

Delignières, D. (2006). Le sens des apprentissages en EPS : éducation motrice ou éducation sportive ? In Y. Dufour (Ed.). Gérer motivation et apprentissage en EPS (pp. 67-72). Lille : Editions AEEPS régionale de Lille.
Delignières, D. (2009). Complexité et compétences : un itinéraire théorique en éducation physique. Paris : Revue EPS (sous presse).
Delignières, D., & Garsault, C. (1996). Apprentissages et utilité sociale: que pourrait-on apprendre en EPS? In B.X. René (Ed.), A quoi sert l’Education Physique et Sportive? (pp. 155-162). Paris: Edition Revue EPS.
Delignières, D., & Garsault, C. (2004). Libres propos sur l’éducation physique. Paris : Revue EPS.
Durand, M. (1987). L’enfant et le sport. Paris: PUF.
Perrin, C. (1993). Analyse des relations entre le rapport aux APS et les conceptions de la santé. STAPS, 31, 21-30.
Snyders, G. (1997). L’école ne peut imiter la vie, si elle y prépare. Regards.