Quand les finalités s’incrustent dans les pratiques

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Nous avons voulu par un retour sur les comptes rendus de pratiques vérifier la pertinence des questions présentées dans « EPS et politique… dans Contre Pied » mais surtout approfondir
ces grandes questions en identifiant, pour chacune d’entre elles, les problèmes très concrets auxquels les enseignants concernés tentent d’apporter des réponses.


On prend conscience, à la lecture des compte rendus de pratiques que l’EPS au quotidien n’est pas la simple application des textes officiels (IO et programmes).

Philippe Perrenoud a soutenu cette idée dès 19951 : « on pourrait être porté à croire, par souci de simplicité, qu’il suffit de consulter les textes pour appréhender les contours, la substance et la structure d’une discipline scolaire ».

Il poursuit en précisant que les enseignants n’isolent pas le cadre que constituent les textes officiels, de leur culture professionnelle et de leurs expériences personnelles.
Avec sa culture propre, confronté à des situations et à des publics spécifiques, chaque enseignant et peut-être surtout chaque équipe d’enseignants construit une certaine EPS.

Certes, cette dernière se conforme aux textes officiels mais elle est orientée par des finalités, des objectifs, des contenus qui semblent aptes à concilier la résolution des problèmes locaux et les priorités que se donnent les enseignants.
Ces adaptations permettent à P. Perrenoud d’affirmer que « chaque enseignant reconstruit constamment, à son niveau, une partie de la politique de l’éducation ».

Il nous semble que chaque compte rendu de pratique est significatif de cette liberté et de cet engagement de l’enseignant ; particulièrement intéressants lorsqu’ils sont le fait d’équipes d’enseignants (ce qui est le cas dans les comptes rendus présentés) car, dans ce cas, les décisions prises sont débattues, discutées, argumentées et dépassent souvent les thèmes des débats initiaux.

Quelles sont donc les grandes lignes de cette politique de l’éducation en acte ?

L’établissement : une communauté éducative large et ouverte
L’équipe du collège des Aiguerelles de Montpellier : « un engagement professionnel et un combat politique permanent », pose comme condition de fonctionnement incontournable la transformation de leur établissement en une communauté éducative large et ouverte (avec la participation des familles et des partenaires extérieurs).

Pourquoi cette mesure apparaît-elle indispensable aux yeux de l’équipe ? La réponse immédiate est certes, la résolution des problèmes d’incivilité qui ne manquent pas de se poser dans cet établissement difficile, mais la visée fondamentale est de créer des conditions favorables aux apprentissages de tous les élèves et de favoriser des projets permettant à tous d’accéder à une culture large et enrichissante faisant éclater les limites de l’environnement quotidien.

Les mesures prises sont des décisions politiques fondées sur une conception de l’école ouverte, enracinée dans l’environnement quotidien et affaire de tous ; fondée aussi sur l’affirmation que si les conditions d’une communauté éducative sont réunies, tous les élèves sans exception doivent apprendre et se transformer. (Noter que cette dernière affirmation s’oppose à celle, simplificatrice, qui pose qu’un élève en difficulté scolaire est un élève qui ne travaille pas assez).

Cette affirmation de la responsabilité de la communauté éducative opposée à une pseudo-responsabilité individuelle nous semble un choix politique de première importance.

Quelles APS à proposer aux élèves ? Quelle programmation ?

Dans l’article : « non aux éternels débutants ! » l’équipe EPS, au moment de remanier leur projet pédagogique affirment avec force les ambitions d’une école de la République : l’accès pour tous les élèves à une culture diversifiée des APSA et des apprentissages de bon niveau pour tous les élèves.

Ce double objectif, à leurs yeux déterminant, les conduits à remettre en question leur organisation précédente : séances et cycles courts, douze APSA vécues sur l’ensemble du cursus (avec le doublement des activités).

Comment concilier la diversité des APSA avec un temps de pratique garantissant des apprentissages conséquents pour tous les élèves ?
Les réponses à ces questions imposent une série de décisions profondément politiques : remise en question du choix d’APSA précédent en fonction des huit familles.

Par exemple l’introduction de la danse, tout en s’appuyant sur une nécessité.
Par exemple la natation pour les 6e, sur la transversalité.
Par exemple la course d’orientation préférée à la course de durée parce qu’offrant, outre une gestion des ressources énergétiques, des apprentissages supplémentaires, sur les contraintes matérielles locales.
Par exemple le développement de la danse suite à l’indisponibilité du gymnase.

Bref, on assiste au passage d’une programmation souvent mécanique à un choix d’APSA conciliant les visées éducatives posées en préalables et la spécificité de l’établissement scolaire.

Les conséquences de ces choix sont importantes : demande d’autorisation auprès des responsables institutionnels pour déroger à la répartition des horaires nationaux par niveau de classe, nécessité d’une formation pour certains collègues en difficulté pour enseigner certaines APSA (utilisation de la FPC mais aussi d’une co-formation interne à l’établissement), exigence enfin d’une évaluation des effets obtenus avec la perspective de réajustements du projet EPS, une fois qu’une « cohorte » d’élèves a vécu l’expérience.

Ce qui était initialement vécu comme une contrainte, un obstacle devient alors une ressource.

Des propositions de contenus et de façon de les enseigner

Partant d’une même affirmation que ce sont les apprentissages qui donnent sens à l’EPS, la contribution « les apprentissages au centre du projet » fait des propositions de contenus et de façon de les enseigner pour passer d’une EPS expériencielle, défouloir à « une EPS où les apprentissages participent de la socialisation et sont la condition d’un véritable développement personnel ».

Pour ce faire, l’équipe EPS propose un enseignement différencié prenant forme dans des projets personnels et opérationnalisés sous forme de contrats, une gestion de la différenciation non hiérarchisée (tous les contrats permettent d’obtenir 20/20), à partir d’entrées différentes, ici, risque/maîtrise puisqu’il s’agit de gymnastique), une évaluation permettant la prise en compte des différents aspects de la prestation des élèves (choix du contrat, parades, jugements), une évaluation longitudinale servant d’objectif concret tout au long du cursus.

L’ensemble des propositions fait la démonstration des relations indéfectibles entre contenus enseignés, manières de les enseigner et faisabilité des mises en œuvre.
Ainsi, il ne suffit pas d’affirmer que l’on conçoit les savoirs mis en perspective comme des moyens d’agir mais aussi de choisir, de penser, d’aider les autres, il faut, par le moyen de dispositifs pédagogiques cohérents et réalistes, permettre à chacun de faire entrer ces objectifs ambitieux dans les pratiques quotidiennes.

Le choix limité des contenus (acrobaties peu nombreuses, enchaînements imposés) est une réponse à l’exigence de performance sportive scolaire pour tous : les apprentissages sont ciblés, mais aussi à la compétence des enseignants. Ce que les élèves doivent apprendre pour progresser est identifié de manière commune par l’équipe.

Les contenus enseignés

Trois comptes rendus de pratiques concernent plus strictement les contenus enseignés et la centration sur les règles du jeu pour faire progresser les élèves.
Le premier « Et si on démocratisait les pratiques » propose un dispositif de pratique du volley-ball conçu non seulement pour pouvoir jouer avec le plus de réussite possible mais encore pour déconstruire chez les élèves un certain nombre de représentations concernant les techniques qui ne seraient accessibles qu’aux meilleurs, notamment la technique d’attaque, le match qui ne serait qu’une opposition alors qu’il est aussi coopération et solidarité ; bref une déconstruction du modèle habituellement véhiculé de la haute performance.
Cette conception des acquisitions vise en particulier à mieux intégrer les filles, souvent exclues de pratiques organisées pour que seuls les plus forts progressent.

Comment donner sens à chaque objet transmis ? À quoi sert le savoir transmis ?

Deux comptes rendus « Résistance et politique en EPS » et « volley-ball et citoyenneté » tentent plus particulièrement de répondre a un problème essentiel : comment donner sens à chaque objet transmis ? À quoi sert le savoir transmis ?

Dans les deux cas, les collègues opposent des acquisitions formelles qui ne font accéder les élèves qu’à la forme superficielle des savoirs et des acquisitions utiles à la fois pour la maîtrise des situations vécues dans l’immédiat mais aussi à visées plus larges pour, savoir agir, choisir, penser.
Cette in-corporation des savoirs, au sens fort que Develay donne à l’expression et qu’il oppose aux savoirs en extériorité d’autres disciplines, est une question d’importance, propre à l’éducation physique.

Une référence au sens anthropologique

On trouve dans les deux contributions une référence au sens dit anthropologique de l’activité enseignée. Référence aux intentions de Morgan, l’inventeur du volley-ball, qui a voulu un jeu non violent, polyvalent ; organisé aussi pour être un défi ludique par l’excitation que procure une circulation de balle aléatoire qui n’est que la recherche de l’occasion favorable au renvoi chez l’adversaire.
Référence à l’histoire d’une règle : le dribble en hand-ball qui a, au cours de l’histoire été modulé en fonction du rapport de forces attaquant/défenseur du moment.

Des règles pour susciter des apprentissages

Les deux comptes rendus, identiques quant au problème de fond, se distinguent par la focalisation sur des problèmes différents.

Dans le cas du hand-ball, l’enseignant insiste sur la construction active, par les élèves et l’enseignant, de la règle du dribble posée comme déterminante dans la gestion du rapport de forces. « Penser des règles évolutives adaptées au potentiel moteur et perceptif des élèves tout en respectant le fondement culturel du HB ». Le dispositif pédagogique adopté est une alternance phases de jeu (avec recueil de données) phases de débat.
Cette façon de faire valorise la participation des élèves, leur esprit critique, leur responsabilité dans les décisions finalement adoptées ; elle vise la construction de la règle et surtout de son sens : en aucun cas un interdit mais la création de nouveaux pouvoirs d’action.

Il est intéressant de remarquer, en volley-ball, le fait important qu’une micro décision pédagogique : le décompte des points valorisant ou pas la circulation en trois touches, a pour conséquence la mise en perspective des acquisitions totalement différentes ; ou bien l’acquisition d’un stéréotype tactique (la circulation systématique en trois touches) ou bien l’acquisition d’une conduite de choix à partir d’évènements du contexte. Sur ce sujet, le compte rendu « et si l’on démocratisait les pratiques » réactive le débat des constructions scolaires d’APSA.

En introduisant une règle qui en apparence s’éloigne du sens originel du volley-ball (le blocage de ballon), les enseignants tentent de concilier les grands objectifs éducatifs et les acquisitions spécifiques dans les conditions scolaires.

Il est intéressant de constater que ce règlement est issu d’une pratique sociale originale (dérivée du VB) au Québec.

Les comptes rendus de pratiques nous ont permis de pointer un certain nombre de problèmes-clés 2 dont la résolution constitue une reconstruction en acte d’une partie de la politique de l’éducation (en reprenant la formule, déjà citée de P. Perrenoud). Comment transformer un établissement scolaire en une communauté éducative propice à une acculturation large et enrichissante de tous les élè
ves ?

Quelles APSA programmer pour, dans cette visée large, garantir des apprentissages conséquents pour tous ? On a vu que les critères utilisés pour construire un compromis acceptable sont les caractéristiques humaines et matérielles de l’établissement, la visée d’une culture corporelle diversifiée compatible avec les exigences d’apprentissages conséquents.

Quelles pratiques avec l’insistance sur le sens anthropologique et la distinction fondamentale entre la forme actuelle d’une APSA et le fond c’est-à
dire ce pourquoi elle a été inventée ? Quelles modalités de pratiques ? Le problème essentiel, à ce niveau, étant des apprentissages sociaux visant la transformation de toutes les composantes de la personnalité.

Et les finalités ? Nous remarquons dans les comptes rendus présentés, qu’elles ne sont ni des intentions ni des suppléments d’âme que l’on introduirait à un moment mais qu’elles « s’incrustent » à tous les niveaux de la démarche pédagogique, dans les décisions prises.

(Cet article est paru dans Contrepied n°21 – EPS, des choix politiques quotidiens.)