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EPS ou motricité ? La maternelle doit-elle être traitée de manière spécifique ou différemment des autres niveaux de la scolarité ? En quoi la référence à des objets culturels est-elle fertile dans une perspective à la fois éducative et de réduction des inégalités dès la maternelle ?


En quoi est-elle susceptible de renouveler l’approche de l’EPS à l’âge des « apprentissages premiers » ? Notre « vision culturaliste », qui ne conçoit l’activité du sujet que dans un contexte culturel donné, est interpellée : la maternelle doit-elle être traitée de manière spécifique ou différemment des autres niveaux de la scolarité ? En quoi la confrontation à des objets culturels est-elle fertile dans une perspective à la fois éducative et de réduction des inégalités dès la maternelle ? Quelles dérives peuvent être générées ?
De nombreux enseignant-es [[Il y a environ 95% de femmes en maternelle. Le fait que la profession soit fortement féminisée n’est pas neutre dans les pratiques professionnelle et sans vouloir stigmatiser quoi que ce soit, encore plus en EPS que dans les autres disciplines.]] font référence aux APSA depuis plusieurs années, nous nous appuierons sur leurs pratiques pour étayer notre propos. Notre préoccupation est d’essayer d’avoir la vision la plus dialectique possible, éviter les oppositions classiques (enfant contre culture, plaisir contre apprentissage…) avoir une démarche d’ouverture, et – comme c’est la règle dans Contre Pied – susciter débat.

La maternelle, une spécificité aujourd’hui interrogée

Le sens commun nous invite à traiter la maternelle de manière spécifique. L’école maternelle c’est l’école des petits, et par conséquent une école où l’approche de l’enfant se veut essentiellement globale, corporelle, affective, sociale. Des travaux interrogent aujourd’hui cette spécificité [[Notons que c’est une spécificité française, le terme d’école n’étant pas de mise dans les pays étrangers (on parle de jardins d’enfants…etc.), même s’il existe des institutions pré-scolaires.]], notamment les grands principes qui ont présidés à la tradition pédagogique de la maternelle :

  • les théories pédagogiques (depuis Rousseau, repris par Claparède) ont centré leur discours sur l’enfant portant en lui tous les éléments nécessaires à son développement [[ Le pré-scolaire en question (2002) : question sur les pratiques. Coordonné par Trinquier et Zerbato-Poudu PUM.]]. Pour elles, l’enfant part de lui-même pour aller à la conquête de tout ce qui nécessaire à la formation de son être : il est né expérimentateur, constructeur… En EPS comme dans les autres domaines, ces théories marquent les pratiques : le bien-être, la découverte, l’exploration du milieu, la réussite, le plaisir sont les fils conducteurs de l’enseignement. Souvent, le maître s’efface, fait confiance à la seule confrontation entre l’enfant et le milieu, pourvu que celui-ci soit « riche ». L’enseignement se base la plupart du temps sur le jeu ou sur des activités concrètes où le but est facilement identifiable pour l’enfant. Cette approche est renforcée par les théories sur les stades de développement et le nécessaire respect des rythmes de l’enfant. Elle pose au bout du compte le problème des apprentissages, des contenus, du rapport au savoir et à la culture. Perrenoud par exemple constate que ces « pédagogies nouvelles » sont nettement plus favorables aux enfants des milieux favorisés qu’aux enfants des milieux défavorisés [[ T. Thévenaz-Christen (2002) Approche didactique des enjeux du jeu à l’école première in Le Pré-scolaire en question PUM]].
  • Du côté institutionnel, les programmes ne font pas référence explicite aux disciplines mais à des grands « domaines » (vivre ensemble, découvrir le monde, agir et s’exprimer avec son corps) de façon à éviter un découpage disciplinaire artificiel, précoce et inadapté.

Ceci permet de travailler sur des « thèmes » articulant plusieurs disciplines. Les enseignant-es disent souvent que la maternelle, c’est « plus » que les savoirs disciplinaires, quelque chose qui relève de la transversalité et qui englobe à la fois enseignement, scolarisation et socialisation. C’est ainsi que l’élève vit des « situations » ou des « activités » qui ne se rattachent pas précisément à des disciplines (rituels, ateliers, peinture) et même si l’on peut les repérer (EPS, français, maths, arts…etc.), certaines ne sont pas « visibles » (histoire-géo par ex). Du coup, la confrontation aux objets culturels est diffuse. En EPS, les contenus des programmes se limitaient jusqu’à présent à des verbes d’action : courir, sauter…etc. qu’il fallait combiner, complexifier… sans que la référence à la culture soit explicite (sauf pour la danse). Dans toutes les disciplines, la définition floue des savoirs visés a contribué à orienter l’enseignement plus vers la construction d’attitudes que vers des apprentissages.

Depuis la mise en place de la politique des cycles en 1986, l’école maternelle doit être considéré comme l’école des « apprentissages premiers » [[ Ph.Perrenoud (1996) La pédagogie à l’école des différences Paris ESF.]] et il faut bien constater qu’elle a une véritable difficulté à articuler les deux axes : être à la fois une « vraie » école et en même temps tenir compte de la spécificité des élèves. La maternelle subit la pression sociale qui existe sur tout le reste de l’école et les enseignant-es se trouvent souvent devant ce dilemme : comment se centrer sur des apprentissages qui ont du sens socialement et qui prennent en compte la spécificité des élèves sans tomber dans des formes scolaires ou des types d’apprentissages qui généreraient échec et rejet ? Un des risques actuels est l’oscillation entre d’un côté le « tout jeu » ou le « bain culturel » (et c’est souvent le cas en arts, musique, danse) et de l’autre le « petit CP » (terme péjoratif que ne mérite souvent pas la classe de CP, désignant des exercices systématiques n’ayant pas toujours de sens pour les élèves et lié aux apprentissages dits « fondamentaux » de maths, de rapport à l’écrit perçus comme contraignants) [[M. Libretti (2002) Entrée dans la culture et construction du sujet – Revue Dialogue n° 104-105 (GFEN) ; voir aussi le rapport Ferrier publié en 1998 par l’Inspection Générale.]]

En EPS aussi : un manque à gagner

En quoi cette problématique de l’école maternelle en général concerne-t-elle l’EPS ? Il y a de l’EPS à l’école maternelle, la moyenne est de 3 h 40 par semaine (voir l’étude de Brau-Antony dans ce numéro) et les enfants font une séance par jour. Nous ne boudons pas cet état de fait, c’est un point d’appui important pour faire évoluer les pratiques d’EPS en maternelle. Cependant, les élèves apprennent-ils en EPS tout ce qu’ils pourraient y apprendre ? Rien n’est moins sûr. Il y a de notre point de vue un réel manque à gagner. Comme dans les autres disciplines, les enfants sont mis dans des situations globales où les objectifs sont difficiles à cibler, c’est le cas des espaces qui ne font référence à aucune pratique sociale et où les élèves ont bien du mal à imaginer quel est le sens du progrès, notamment les parcours dits de « gros matériel » où le but est de passer, franchir, sauter mais où les exigences s’arrêtent là, l’enseignant-e se privant – souvent volontairement – d’intervenir pour ne pas influencer l’activité des élèves. En conséquence :

  • la majorité des enfants ne sont pas sollicités et n’acquièrent pas autant de pouvoirs corporels qu’ils le pourraient, en particulier les plus timorés, les plus « protégés « ou « bridés » dans les familles, ceux à qui on n’offre pas un ballon à Noël, ceux qui ne bénéficient pas des structures extra-scolaires etc.
  • l’EPS ne joue pas le rôle qu’elle pourrait jouer dans l’éducation en général (dans l’acquisition du langage, les représentations sur le corps, l’apprentissage du métier d’élève, la construction des relations sociales….).

La maternelle : « première » entrée dans la culture

Les concepteurs des programmes, tout en concédant la référence aux APSA, nous recommandent tout de même « d’entrer par les compétences » [[ M.Quevreux – revue Hyper, n°217 – juin 2002.]]… recommandation nécessaire au cas où nous céderions aux sirènes (?) de « l’entrée par les APSA » ? ! Disons-le tout net, ce débat n’est pas fructueux ; nous refusons d’opposer les deux. Entrée dans la culture et construction du sujet vont de pair. Choisir entre l’élève ou le patrimoine culturel n’a pas de sens. Si l’on veut donner une chance à chaque élève de « s’élever au-dessus de lui-même », cela ne peut se faire sans un rapport actif aux objets culturels. De par leur complexification progressive et par le sens que les hommes ont donné à cette complexification, les APSA contiennent en germe toute la richesse de développement de compétences, savoirs, pouvoirs physiques, habiletés motrices par la confrontation à des milieux complexes, riches.

Il ne s’agit pas de faire entrer l’élève dans un « moule » quel qu’il soit, mais de permettre à chacun, en même temps qu’il s’approprie des objets extérieurs à lui de se construire lui-même et en retour d’agir sur les objets…qui le transformeront à nouveau. Pour cela, certaines conditions sont nécessaires :

  • avoir une conception très large du patrimoine culturel : les pratiques physiques dans toutes leurs diversités, sports, jeux traditionnels, danse sous toutes ses formes ; et analyser ce patrimoine de façon à être ouvert à toute invention de pratiques et formes de ces pratiques.
  • faire un traitement particulier des APSA pour la maternelle, une transposition didactique [[La transposition didactique consiste à transformer un objet culturel en objet d’enseignement. Les APSA peuvent être considérées comme objets culturels à condition qu’on en détaille le contenu : au plan le plus général leur signification anthropologique, au plan le plus particulier les techniques mises en jeu et au plan intermédiaire les formes sociales d’organisation porteuses de valeurs. Voir notamment l’article de Paul Goirand – Contre Pied n°1 Référence culturelle et transposition didactique..]] mettant l’accent sur la signification des APSA et permettant de définir des acquisitions référées à des progrès ; étant entendu que ces acquisitions, ne sont pas des gestes formels mais la construction de réponses adaptées à des problèmes inhérents aux activités physiques choisies.
  • imaginer pour la maternelle des formes de pratiques qui peuvent s’éloigner (au risque d’étonner!) des pratiques sociales telles qu’elles sont habituellement connues. Cela suppose d’identifier les acquis antérieurs (moteurs, socio/affectifs, cognitifs) des enfants entrant à la maternelle (ils sont parfois sous-estimés ou même ignorés) et mettre en perspective les apprentissages spécifiquement indispensables à cette période de l’enfance ; de considérer le rôle, dans ces apprentissages, de la fonction ludique source des essentiels motifs d’agir et d’apprendre de ces jeunes élèves et qui trouveront leur accomplissement dans la construction d’un rapport original et adapté à la culture physique. Nous ne partons pas de rien. Des pratiques innovantes faisant référence aux APSA existent; tout ce numéro de Contre Pied en témoigne. Depuis une quinzaine d’années des équipes de formateurs utilisent les outils de la didactique pour proposer, comme aux autres niveaux de la scolarité, une approche qui intègre les contenus enseignés dans la relation maître-élève. Celle-ci permet, en s’appuyant sur un traitement particulier des APSA pour la maternelle, de définir des contenus et d’aider les enseignantes à choisir des situations porteuses de sens et de transformations.
  • La didactique n’est pas un dogme mais un cadre de référence qui permet aux enseignantes d’articuler, de manière consciente, les trois pôles du « triangle » et de répondre à des questions quotidiennes :
  • quels « savoirs « méritent » d’être enseignés en EPS chez des petits ? Comment faire le tri parmi toutes les APSA ; quelles sont celles les plus adaptées à l’âge des enfants et au contexte scolaire ? A l’intérieur même d’une APSA, quelle est la forme de pratique la plus appropriée ? Quelle est la première entrée dans l’activité ?
  • Quelle doit être l’activité (motrice, intellectuelle, affective…) de l’élève confronté à ces savoirs ? L’élève peut-il dire « je » dans les apprentissages et se reconnaître dans les contenus enseignés ? Peut-il concevoir un projet d’apprentissage ?
  • Comment l’enseignant-e aide-t-il l’élève à construire ces savoirs, ces compétences ?

Au bout du compte l’élève doit pouvoir mettre en relation : à quoi je joue ? pourquoi je joue ? comment je dois m’y prendre pour mieux jouer ?
Y-a-il des risques à faire référence aux APSA en maternelle ?
Y-a-t-il un risque de dérives technicistes et d’apprentissages n’ayant aucun sens pour les élèves en EPS ? Sans doute, ici comme ailleurs c’est autant une question de contenus que de démarches, mais ce risque nous semble vraiment minime dans la situation actuelle qui nécessite plutôt une réflexion sur ce qui « vaut le coup » d’être appris en EPS dès la petite section.

Le rapport aux pratiques sociales, qui est aussi problématique dans toutes les autres disciplines, est renforcé (ou stimagtisé) en EPS du fait des représentations et des usages du sport qui amplifient la question de la sélection, du classement, de la compétition, des apprentissages précoces…questions très concrètes en EPS mais qui au fond interrogent l’école dans son ensemble et dans sa fonction même. La question du sport se pose de la même manière pour la littérature… Ce n’est pas parce que le développement actuel de la génétique, de la physique nucléaire peuvent menacer l’avenir de l’humanité que l’on bannit les sciences de l’école, bien au contraire… Faire l’autruche ou laisser le soin au hors-école de régler les questions liés aux dérives sportives renforcerait les inégalités face à la compréhension d’un monde en mouvement, en particulier le monde sportif d’aujourd’hui.

Les nouveaux programmes de maternelle ouvrent la porte aux APSA et vont amener les enseignants à se centrer sur les contenus. Certains y voient là un risque majeur « d’importation » telles quelles des pratiques sociales dans l’école, « d’invasion » des intervenants extérieurs comme pour le primaire. Ce sont souvent les mêmes collègues qui pensent que « l’entrée par les compétences » est le seul moyen d’éviter cette confusion école-hors école.

Le risque existe, c’est certain, mais est-il lié aux programmes ? Nous en doutons. L’entrée par les compétences n’a pas empêché un afflux mal contrôlé et parfois hasardeux des intervenants extérieurs à l’école élémentaire et déjà en maternelle, ceux-ci frappent à la porte. La piste qui nous semble la plus fructueuse est celle de former les enseignant-es, leur proposer des « outils didactiques » pour qu’ils fondent une pratique originale des APSA spécifique à la maternelle plutôt que de refuser aujourd’hui la référence aux APSA. L’école ne peut freiner l’évolution de la société et les pratiques extra-scolaires qui se développent pour les jeunes enfants ne pourront à terme être ignorées par l’école, mieux vaut que les enseignantes soient armées pour affirmer leur spécificité d’enseignement.

Ce numéro de Contre Pied n’a pas l’ambition de répondre à toutes les questions que nous avons posées, ni de proposer des pratiques hors-normes, ni même de proposer de « grandes nouveautés » mais de travailler cette problématique à partir d’expériences de formation, de comptes rendus de recherche, de points de vue d’acteurs de l’école, de comptes rendus de pratique.

Nous espérons aussi montrer la dynamique qui anime les enseignant-es d’école maternelle qui, un peu comme les profs d’EPS sont « obligés » de prouver tous les jours l’importance de leur discipline, doivent faire preuve d’inventivité et de tenacité pour témoigner et assumer tous les jours l’importance de l’école maternelle.

Cet article est paru dans Maternelle : quelle EPS ? – contrepied n°11 – octobre 2002

L’EPS en primaire

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