Dans le sport de haute performance, et contrairement à ce que l’on peut croire spontanément, le projet politique peut-être au coeur des pratiques. Nous en avions déjà eu des comptes rendus dans le n°9 de la revue. Ici, Claude Fauquet, DTN de natation, nous apporte une contribution originale sur la nécessité de prendre position, pour rendre le sport « respirable »
« La vie devient résistance au pouvoir quand le pouvoir prend pour objet la vie ». G. Deleuze
Florence Aubenas et M. Benasayag ne m’en voudront sans doute pas d’emprunter le titre de leur livre paru en 2002 pour exprimer le sens de mes propos.
Ces lignes sont écrites au moment du naufrage du premier match de l’équipe de France de rugby contre les argentins en ouverture de la coupe du monde 2007 à Paris.
Rien ni personne n’est en mesure de dire ce que sera l’avenir d’une équipe traumatisée par un échec ressenti comme une trahison du public et du pays par le président de la Fédération Française de Rugby.
Mais une chose est certaine, la dramaturgie qui a accompagné cet évènement, somme toute banal, qu’est une défaite quand il y a affrontement entre deux équipes, est révélatrice des maux qui accompagnent aujourd’hui le sport de haut niveau dans notre pays.
Si l’on ajoute l’épisode de la lecture de la lettre de Guy Moquet par un joueur dans la préparation d’avant match, le mot résistance nous invite par un curieux et ironique détour de la pensée à nous interroger sans parti pris ni jugement intempestif sur le sens profond de la performance de haut niveau de nos jours.
Pour ma part je suis un acteur privilégié de ce que les médias appellent « l’affaire » Manaudou et à ce titre amené à réfléchir à mon action au quotidien pour accompagner une athlète exceptionnelle dans son histoire sportive.
Plus les années passent et plus les faits me confortent dans cette idée que le sport de haut niveau peut être un magnifique moyen d’épanouissement et d’enrichissement personnel et collectif si nous formons avant tout des citoyens, des êtres responsables dans leurs choix de vie. Si j’ai choisi ce titre c’est pour exprimer la profonde conviction que résister, pour le champion est sans aucun doute la forme la plus aboutie d’expression de son art d’être au monde du sport.
J’avance l’hypothèse que réussir sa carrière de sportif, c’est préserver ce qui a été fondateur des premiers choix, c’est aussi avoir cette conviction profonde que cette voie était la bonne.
Il me semble que tout au long de cette histoire-là, et encore plus dès que l’on s’approche du haut niveau, tout concourt pourtant à en détourner celui qui s’y engage. Et que ce n’est qu’à force de résistance que les meilleurs y échappent.
J’ai toujours été frappé, auprès des nombreux champions que j’ai eu l’honneur et le bonheur de côtoyer, de voir à quel point ils s’organisaient dans la contrainte, à quel point ils étaient les vrais décideurs de ce qui est bon ou pas dans la conduite de leur histoire.
Il y a lieu immédiatement de préciser que nous devons nous méfier de ce qui pourrait limiter ce terme de résistance à la notion d’affrontement caractérisée par la seule attitude à être contre, ce qui évite de se reconnaître comme acteur dans la situation, en renvoyant à l’autre ou aux autres la responsabilité de l’échec.
Tout le monde connaît dans le mode du sport cette maxime qui dit en cas de victoire « on a gagné » et en cas de défaite « l’entraîneur n’a pas été bon ».
Nous sommes un certain nombre à estimer que la performance de haut niveau n’est pas une somme de qualités physiques, mais l’expression d’un sujet à un moment donné de sa propre histoire.
Cette expression est donc unique et singulière et donc irréductible à un modèle théorique connu.
Voilà sans doute le premier acte de résistance, de citoyenneté dans un monde d’apparence, de normalisation qui a tendance à isoler la performance de la vie pour la confronter à l’exigence médiatique et/ou économique.
Chaque athlète de haut niveau doit être compris comme unique et singulier et tout ce qui concourt à le priver de cette originalité conduit à terme à construire les conditions de son échec.
Dans cette conception de la performance, entrainer devient un acte d’invention et la solution proposée par cet acte est toujours singulière et cette solution est d’autant plus singulière que le niveau de pratique est élevé.
Nous devons réfléchir à ce qui fonde un individu à s’engager sur ce chemin étrange et complexe de la compétition.
Nombreuses sont les études qui ont cherché à comprendre ce phénomène mais rares sont celles qui ont posé cette problématique de résistance comme condition à l’existence du champion.
Pourtant à y regarder d’un peu plus près, on voit à quel point ceux et celles qui parviennent au bout de ce chemin ont, sans aucun doute, résisté à toutes les idéologies qui traversent ce monde du sport dont le moindre des paradoxes n’est-il pas d’être connu vraiment du plus grand nombre non pas par son éducation mais par son exposition médiatique. Cela n’est pas sans conséquence sur les résultats de nos champions les plus représentatifs et sans doute un début d’explication à certains couacs célèbres.
Essayons de confronter ce que nous connaissons de cette expérience du haut niveau à certaines conceptions que j’estime idéologiques dans la mesure où elles imprègnent le temps et les idées sans jamais être remises en cause.
J’en citerai deux, l’idée de détection et l’idée de filière de haut niveau pour illustrer mon propos.
Il en fallut sans doute de la conviction et un amour du jeu irrépressible pour que le jeune Platini à qui l’on prédit une piètre carrière continue sur le chemin qu’il avait décidé d’emprunter. Manque de qualités physiques, tel était le verdict définitif des censeurs, dépositaires de modèles scientifiques que personne jamais n’interrogeait pour les confronter à la réalité.
Il en faut, à l’inverse de la conviction et de la détermination à la jeune Manaudou pour survivre à tous ces laudateurs qui lui prédisent un avenir doré.
J’ai pour ma part participé à de nombreuses actions de détection extrêmement coûteuses sans jamais en avoir mesuré l’efficacité et le suivi. Nous pourrions à l’envie citer de nombreux exemples confirmant que ce modèle n’est pas valide et surtout pas opérant.
Tout simplement parce qu’il oublie un élément essentiel : la performance de haut niveau comme toute autre expression artistique a d’abord à voir avec le désir et que cela ne se mesure pas mais peut s’accompagner.
Cette aventure étant engagée se pose le choix du lieu, des personnes qui vont accueillir celui ou celle qui fait valoir auprès de ses proches sa détermination à poursuivre son rêve.
Nous savons tous à quel point le lien est important dans cette phase de conquête, lien aux amis d’entrainement et de formation, lien à l’entraineur, lien collectif au groupe, en un mot tout ce qui construit une personnalité dans une histoire sportive.
À ce moment de notre réflexion il est sans doute utile de dire quelques mots du concept de filière de haut niveau qui organise toute la démarche du ministère de la Jeunesse et des Sports sur ce thème.
… Le chemin vers l’excellence est le plus souvent un chemin fait de résistance pour faire valoir son choix, pour imposer son désir, pour garder l’humilité d’un éternel recommencement pour être performant alors que tout nous conduit à nous écarter de cette vigilance …
Il n’est pas question ici de mettre en cause l’idée même de structure de haut niveau, condition nécessaire à l’émergence de performances de niveau international mais d’interroger l’idée qui consiste à affirmer que le chemin qui conduit à l’excellence du club au pôle espoir et enfin au pôle France ressemble à ce qui se fait dans toute filière en partant d’un produit brut pour aboutir à un produit fini.
Nous l’avons vu déjà, ces chemins sont tous originaux et doivent être choisis et non subis pour espérer avoir du sens pour celui ou celle qui les choisissent.
Là encore les témoignages sont nombreux de la résistance nécessaire pour exister en dehors des organisations fédérales quand elles deviennent fortement contraignantes.
Ces deux exemples montrent à quel point les réponses à la question du haut niveau sont complexes et méritent une autre approche que les discussions du café du commerce qui suivent chaque rencontre internationale et qui pourtant semblent de plus en plus constituer l’unique culture du sport.
Nous ne ferons pas l’économie de l’influence des médias dans ce paysage culturel. Tout le monde est d’accord pour dire que la pression peut faire perdre mais tout concourt à créer les conditions pour que les acteurs en soient les victimes. Le cercle plus vicieux que vertueux, performance-médiatisation-argent, a fait plus d’une victime dans l’histoire du sport, allant même quelques fois jusqu’à créer de toute pièce des personnages qui n’ont pas vraiment démontré sur le terrain leur compétitivité.
Le phénomène Chabal en cette coupe du monde 2007 en est sans doute la plus belle illustration.
Il ne s’agit pas ici de porter un jugement sur le joueur mais sur ceux qui, ayant besoin de créer des images ouvrant des perspectives de marché au sens économique du terme créent les conditions de l’échec. Le pire étant obtenu quand la connivence s’installe entre le staff et cet « ennemi » extérieur à des fins pas forcément philanthropique.
Nous vivons cela régulièrement dans nos missions et pour résister à ces tentations et à ces influences négatives nous avons tendance à nous isoler, voire à utiliser cet impact médiatique à des fins de management.
Les témoignages de D. Costantini, de R. Domenech sont, de ce point de vue, riches d’enseignements. Mais j’y vois là un paradoxe, car alors, comment faire valoir la réalité de ce qui se passe dans le vestiaire qui est pourtant la vraie richesse humaine de ces moments intimes de préparation à la performance.
Nous n’acceptons pas les intrusions et regrettons souvent que le public n’ait pas accès à cette réalité forte là. Nous connaissons tous ces indicateurs, des résultats acquis avant d’avoir joué le match, ou passer le cap des séries dans les épreuves individuelles.
Il faut faire preuve d’une résistance à toute épreuve pour faire face à ces fautes d’attention, ces absences de concentration que nous imposent à longueur d’articles et d’interviews les spécialistes du sport.
J’aimerais en conclusion dire, que, sans conviction, sans positionnement philosophique fort, le monde du sport de haut niveau peut devenir irrespirable voire inacceptable.
Nous avons vu tout au long de ce témoignage que le chemin vers l’excellence est le plus souvent un chemin fait de résistance pour faire valoir son choix, pour imposer son désir, pour garder l’humilité d’un éternel recommencement pour être performant alors que tout nous conduit à nous écarter de cette vigilance.
Plus que jamais ce sont des citoyens responsables que nous avons à former pour aborder avec une chance de succès ces pièges de la réussite. Résister c’est créer !
(Cet article est paru dans Contrepied n°21 – EPS, des choix politiques quotidiens.)