Yvon Léziart, professeur des universités émérite, Université de Rennes 2, analyse ce que sous-tend la création du dispositif 2S2C par le ministère de l’éducation nationale et la place de l’éducation physique et sportive. Un regard épistémologique sur la fonction d’une discipline scolaire et son lien avec la société.
Les annonces récentes du ministre de l’éducation et de la ministre de la jeunesse et des sports, ont réactivé des débats anciens et récurrents en EPS. En considérant qu’existe à l’école des enseignements fondamentaux et des enseignements d’une autre nature, en considérant que l’école, dans ce cadre, à tous les niveaux du cursus scolaire doit bénéficier d’une organisation 2S/2C (sport, santé et culture, civisme) le ministre a suscité de nombreuses réactions du Snep et des professeurs d’EPS inquiets à juste raison, des dangers politiques, institutionnels voire moraux que ce dispositif révèle.
Notre réflexion interroge la qualité de ce qui s’enseigne et soulève un certain nombre de questions :
Comment peut-on aujourd’hui, vouloir instaurer aux différents niveaux du cursus scolaire ces mesures ?
Que sous-tendent ces positions ? ,quelle mission est accordée à l’école ?, quelle perception du développement de l’enfant s’exprime à travers ces mesures ?, quel rapport de l’école au monde environnant et à la culture est envisagé ?
EPS : d’une pratique utilitaire à une discipline scolaire
Revenons sur quelques éléments d’histoire pour situer les questions d’aujourd’hui.
C’est une préoccupation utilitariste qui conduit l’école à introduire dans ses enseignements la gymnastique (1880). Le but avoué est de former de futurs soldats. Amoros a compris la nécessité de présenter une gymnastique scolaire adaptée, forme simplifiée de la gymnastique militaire mais qui ne dérogeait pas de son orientation militaire. Suit une période,où les préoccupations de santé dominent (1920). Les travaux de Ling, repris par les médecins français imposent une gymnastique néo suédoise à vocation hygiénique. Hébert développera par la suite, une gymnastique naturelle dans le but de lutter contre les supposés méfaits du progrès (1945). Enfin, plus près de nous, le ministre Comiti a tenté de remplacer l’EPS qui se structurait par des centres d’animation sportive (CAS) confiés à des animateurs(1972). Ces orientations confient à l’EPS, lors de la première moitié du XXème siècle une orientation d’utilité sociale immédiate. L’imposition du ministre Comiti heurte profondément les enseignants d’EPS car leur discipline s’affirme désormais comme discipline scolaire. Les travaux de R .Mérand et J Le Boulch, aux positions philosophiques différentes, posent les bases d’une EPS scolaire en lien avec les connaissances scientifiques et en particulier cellesdes psychologues de l’enfant, Piaget et Wallon.L’EPS est alors comme un lieu où, au-delà des impositions politiques ponctuelles, un individu dans sa totalité, s’éduque par la pratique physique et sportive.Cette ambition formatrice s’est depuis constamment affirmée. L’EPS est une discipline inscrite de plein droit dans le système scolaire.
La dimension pratique de l’EPS explique sans doute ces tentatives d’impositionmorales politiques et sociales. Au cours de l’histoire c’est la succession des orientations qui peut être mis en évidence, (la préparation militaire puis la santé). Aujourd’hui, c’est la combinaison de sport et santé qui est imposée.
L’opposition entre les enseignants d’EPS et les divers ministères de l’éducation nationale et des sports pose la question de ce que l’école doit reconnaitre : des disciplines scolaires formalisées ou des pratiques utilitaires.
Disciplines scolaires fondamentales et leur complément, les activités secondes
Le ministère précise que le 2S2C est une somme d’activités complémentaires des apprentissages. Elles se déroulent sur le temps scolaire et sont prises en charge par des enseignants, des personnels municipaux, des intervenants associatifs ou de statut privé. Le ministère parle de l’école de demain. Nous avons à imaginer, dit il, cette école nouvelle ou sera accordée une place plus importante au sport à la culture, une juste place pour le numérique, une nouvelle organisation du temps.
La désignation ‘’ d’activités complémentaires des apprentissages’’ interroge aujourd’hui.
Elle laisse à penser que des savoirs de nature différente existent et possèdent une valeur éducative majeure ou mineure ? Les disciplines enseignées à l’école ne portent pas en elles-mêmes d’intérêt particulier pour les élèves ou pour leur formation en général. C’est le rapport institué par l’enseignant entre un individu et une matière qui crée l’intérêt et engage chez les apprenants une appétence à la connaissance.
Cette connaissance ne s’applique pas au seul sens strict de la discipline enseignée. Les enseignants formés suscitent de l’intérêt pour un champ d’expériences humaines confirmées et ouvrent aux élèves de riches perspectives culturelles.
Les disciplines scolaires s’appuient sur des pratiques sociales et des savoirs que l’homme a forgés au cours des temps. Chaque matière enseignée offre donc des possibilités d’apprentissage incommensurables. La musique, comme les mathématiques, la philosophie ou l’éducation physique et sportive sont des voies d’entrée dans la connaissance humaine sans que l’on puisse dire à priori que l’une ou l’autre a un potentiel éducatif plus important que les autres. C’est la capacité qu’ont les enseignants à créer un rapport favorable pour les élèves entre ce qu’ils sont et la culture afférente à telle ou telle discipline qui la rend éducative.
Intelligence conceptuelle, intelligence manuelle
Le rapport particulier entre la pensée et l’action est établi de longue date dans notre pays. La distribution sociale entre l’homme qui pense et l’homme qui fait, trouve sans doute son origine dans les fondements philosophiques qui distinguent, l’âme et le corps et qui conduisent à un intellectualisme ordinaire ou savant.
La pensée fait appel à l’intelligence conceptuelle. La conception de l’exécution existe. L’intelligence de la main est une intelligence pratique qui s’appuie sur des savoirs antérieurs et qui développe un savoir de situation et un art de combiner.Un enfant commence à penser avec ses mains. Cette même distinction s’établit pour certains entre la science et la technique.En attribuant des différences de valeur entre penser et faire, la société entérine des distinctions totalement arbitraires que les travaux scientifiques contestent.
- Faire c’est penser. Comment peut on imaginer qu’un travail concret se réalise sans que la pensée programmatique, théorique et langagière (il faut bien se référer à des connaissances que l’on possède) et évaluatrice, se manifeste?
- Penser c’est faire. Peut-on imaginer une pensée abstraite immanente ? La pensée s’enrichit d’expériences vécues concrètement. Enfin, la pensée exige pour se déployer, face au problème rencontré, la création et l’utilisation de techniques. Cette artificialité entretenue entre faire et penser, entre théorie et pratique, entre concret et abstrait entre jeu et étude, conduit à attribuer des valences distinctes aux pratiques scolaires.Il y aurait donc des disciplines de travail et des activités de plaisir, d’épanouissement. Des disciplines sérieuses et des pratiques de détente plaisir. Là encore, l’opposition entre le sérieux pour apprendre et le plaisir pour se détendre ne peut être défendue. Les élèves sont heureux des apprentissages sérieux réussis. Ils peuvent également s’ennuyer dans des activités récréatives.
L’EPS est pour certains, une discipline de l’action, du faire. Cette pensée autorise des responsables politiques à vouloir lui associer voire lui substituer des pratiques en lien direct avec des activités sociales, à effets supposés immédiats.
Eps et sport, Eps et santé
Ces analyses conduisent à mettre en question les récentes déclarations du ministre de l’éducation nationale qui souhaite imposer à l’école, le dispositif sport, santé, culture, civisme (2S2C). Lorsqu’un ministre s’engage dans cette voie c’est qu’il estime que ce dispositif est indispensable aux élèves d’aujourd’hui et que le système scolaire actuel n’y pourvoie pas. En déterminant des disciplines fondamentales, il réduit l’école à ce qu’il juge être l’essentiel et introduit sans doute au nom de la modernité,un dispositif (ne parlons pas à ce niveau de disciplines d’enseignement) en prise avec l’actualité sociale.
Discipline et dispositif
Une discipline scolaire prend un sens particulier et précis. Dans cette notion, nous retrouvons l’idée d’une gymnastique de l’esprit. A partir d’expériences sociales, de pratiques, de savoirs un travail de construction et d’intégration aux normes scolaires s’établit. Une discipline se distingue de toutes les modalités non scolaires, famille, société, association.Le respect de critères permet sa reconnaissance dans le monde scolaire. Une discipline scolaire doit exposer un contenu, des savoirs, structurés par un continuum d’exercices dont elle doit mesurer les effets. Enfin, des procédés d’intérêt sont à élaborer pour donner du sens aux apprentissages. Une discipline scolaire éduque. Le cadre de la discipline scolaire est contraint. Il est nécessaire pour que l’école, au-delà des particularités disciplinaires, poursuive un projet commun de formation de l’élève futur adulte. L’EPS s’y inscrit totalement.
Un dispositif est une organisation pratique de différents objets afin qu’ils puissent se dérouler harmonieusement. Le dispositif que le ministre veut imposer à l’école n’est pas soumis aux exigences des disciplines scolaires. Ainsi introduire le sport et la santé à l’école, sans les confier à des enseignants formés à la maitrise disciplinaire c’est faire fi de l’exigence de qualité que sont en droit d’attendre les élèves et leurs parents.
Modernité contre enseignement sanctuarisé
Lors de ces réformes hâtives, apparaissent des justificatifs mettant en cause l’inertie du système scolaire et son incapacité à suivre les évolutions sociales. L’école serait engoncée dans un système peu flexible. Ainsi, l’introduction de pratiques sociales sensibles dans la société actuelle permet, affirme-t-on, de dépasser ces freins supposés.
L’introduction de la santé et du sport à l’école, relève de cette pensée et nous renvoie aux premiers temps de l’installation de l’éducation physique à l’école. Les arguments se lisent aisément. La société française est victime de la mal bouffe et développe des modes de nutrition qui inquiètent quant à la montée du taux d’obésité dans la nation. A problème immédiat, réponse immédiate. Introduisons la santé à l’école. Ainsi, les élèves n’échapperont pas à une mise en contact directe et constante. Une politique tous azimuts de la santé par le sport se développe actuellement. Le corps médical s’est emparé de cette donnée et reprend en mains l’instruction corporelle.Les confusions entre sport et activités physiques sont constantes dans les textes. Ces amalgames rendent confus les discours entendus. Bouger, tout est là, ne suffit pas à développer des contenus éducatifs. L’action pour elle-même et pour ses effets immédiats ne définit pas une formation de longue durée. Est-ce suffisant pour intégrer le statut de discipline scolaire ? Qu’est ce qui alors justifie la présence de ces domaines au sein de l’école ? Il faut garder et valoriser la dimension d’éducation à long terme, pour toute la vie, qu’offre l’école. Ne créons pas artificiellement deux statuts d’enseignement au sein de l’école : un enseignement fondamental et un autre complémentaire, plus usuel, à visée immédiate ou de courte durée.
La tentation d’introduire le sport à l’école n’est jamais bien éloignée.Elle reprend vigueur lors de moments particuliers.Sa justification est toujours identique : la nation française est insuffisamment sportive. Les résultats sportifs, lors des compétitions internationales et particulièrement au moment des Jeux Olympiques,sont jugés insuffisants. Pour combler cette lacune, il faut que chaque élève devienne sportif. (Après les JO de Rome en 1960 et actuellement dans la perspective des JO de 2024 à Paris). Des études ont montré que cette position datée est fausse. L’idée d’un continuum liant la masse à l’élite n’est plus admise aujourd’hui. Les athlètes de très haut niveau sont sélectionnés très tôt à partir de critères morpho physiologiques.
Si ce rapport à l’élite n’impose plus l’idée d’une masse nécessaire à son développement pourquoi vouloir imposer le sport à l’école ?
C’est sans doute l’idée que bouger est bon pour la santé. C’est en tout cas ce que l’on entendu régulièrement dans les discours sur l’utilité de l’exercice physique (les 10 000 pas par jour, etc…). Le développement concomitant du sport et de la santé s’articule ainsi.
Qu’en est-il alors des données culturelles que porte le sport ? Bouger, pratiquer une activité sportive en s’appuyant sur un apprentissage gestuel aide seulement les élèves à mieux jouer.
C’est en ce sens que les propositions du ministre s’inscrivent dans un dispositif. L’EPS propose à partir du support des activités physiques et sportives, une éducation globale de l’individu en améliorant ses capacités et compétences physiques, en ouvrant à des savoirs sur soi et sur les activités pratiquées qui font sens pour les élèves. Ces savoirs, par exemple, permettent aux élèves de comprendre comment une activité sportive est née et comment par la volonté des femmes et des hommes elle s’est complexifiée pour permettre à ses pratiquants de sans cesse affiner leurs capacités motrices et leurs savoirs. Les activités sportives développent une culture particulière. L’EPS forme à la maitrise de cette culture.
Plaidoyer pour l’EPS
Les perspectives ministérielles à courte vue installent, sans jamais l’exprimer ainsi, une défiance vis-à-vis de l’EPS. Le sport et la santé introduits à l’école et si mal définis, renvoient à une opposition entre une formation toute la durée de la scolarité et des pratiques à effets immédiats. Nous retrouvons également nos analyses préalables et les distinctions entre le fondamental et le second ou le complémentaire. L’effet immédiat ou rapide est une tentation fréquente chez les politiques. L’agir vite, à partir de problèmes sociétaux d’actualité, est tentant mais rarement efficace. L’EPS s’est forgée au fil des années une position scolaire remarquée mais parfois méconnue tant les pressions extérieures sont fortes. L’image du sport et de la santé s’impose sans que soit interrogé leur impact éducatif. Le paradoxe se situe ici. Activités à fort support médiatique (santé, sport) mais à impact éducatif discutable, ou activité à fort impact éducatif (l’EPS) mais à visibilité sociale incertaine.
Nous défendons une EPS de qualité qui ouvre aux élèves à partir d‘une pratique, filles et garçons réunis,une réflexion sur leur corps et son fonctionnement, sur les activités physiques et sportives dans le monde actuel et à venir et qui offre à chacun un apprentissage raisonné de la vie sociale. L’EPS est une discipline scolaire à vocation de transmission culturelle.
A ce titre, elle déploie un éventail de pratiques et de réflexions uniques dans la vie des individus. L’EPS en devenant discipline scolaire, en particulier par sa prise d’appui sur les sciences et par leur intégration, propose une lecture globale de l’individu considéré comme une totalité agissante. C’est par l’expérience concrète et la réflexion sur l’action que se forment les connaissances des élèves.
Il s’agit aujourd’hui d’élever le niveau des enfants du pays. Gagner en quantité et qualité d’enseignement c’est faire gagner en culture, en connaissances, en ouverture sur le monde, en émancipation. Abaisser le niveau de culture des élèves, accepter une démagogie scolaire, c’est maintenir les élèves dans le sens commun, c’est les rendre vulnérables à toute manipulation idéologique y compris et surtout à celles qui divisent, qui excluent, qui hiérarchisent les individus et leurs provenances géographiques.
Cette formation de qualité est hélas réduite en heures sur la durée du cursus scolaire. Penser une formation générale et harmonieuse de l’élève consiste évidemment à ne pas associer artificiellement savoirs fondamentaux et activités d’épanouissement. C’est aussi augmenter considérablement l’éducation par et dans le mouvement. Que penser d’une école qui emplit le cerveau des élèves de connaissances multiples peu articulées entre elles et qui crée des insuffisants moteurs ? Cette insuffisance de connaissances et de maitrise de son corps conduit en conséquence à des failles dans la vie d’adulte qu’il est de bon ton ensuite de vouloir combattre en instaurant un sport santé. Encore une fois, cette perspective qui fleurit actuellement, vient après coup, tenter de réduire les insuffisances d’une formation scolaire indigente dans la connaissance du corps et des pratiques sportives culturelles. L’EPS a vocation à développer chez l’élève un habitus corporel qui ancre chez lui, dès son entrée à l’école une indispensable pratique réfléchie et régulière. Il s’agit aujourd’hui d’élever le niveau des enfants du pays. Gagner en quantité et qualité d’enseignement c’est faire gagner en culture, en connaissances, en ouverture sur le monde, en émancipation. Abaisser le niveau de culture des élèves, accepter une démagogie scolaire, c’est maintenir les élèves dans le sens commun, c’est les rendre vulnérables à toute manipulation idéologique y compris et surtout à celles qui divisent, qui excluent, qui hiérarchisent les individus et leurs provenances géographiques.
Peut-on, en France, abandonner cette haute exigence déformation à l’école ?