EPS : « une culture de la sensation, du rythme, de la cadence »

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Dans tout ce que tu nous dis est-ce que tu n’as pas tendance à surdimensionner la responsabilité de l’individu tout en laissant de côté tout ce qu’on pourrait appeler la pression de la société ; il ne s’agit pas de refuser le niveau de l’individu mais celui-ci agit toujours dans des conditions sociales déterminées et que l’on doit comprendre pour s’expliquer l’existant ?

J’allais y venir.
Ce sont les conditions sociales qui conduisent l’individualisation.
Ce n’est pas un hasard si nous sommes de plus en plus centrés sur l’individu. La société pour des raisons économiques a tendance à psychologiser les personnes. L’individu ne surgit pas comme ça dans notre société. La démocratisation, la consommation de masse jouent un rôle fondamental, considérable dans l’émergence de l’individu moderne, de ce qu’on nomme de façon un peu flou l’individualisme. Mais je reviens sur le premier point de ta question ; il y a un niveau que j’appellerai « politico collectif », c’est le fait que dans nos sociétés la santé est référée à un coût.

Ce n’est pas un hasard si nous sommes de plus en plus centrés sur l’individu.

Cela explique l’existence de certaines contraintes, voire injonctions, c’est le cas de la sécurité routière, la ceinture de sécurité, la vitesse, l’alcool ; pour réduire le coût des prestations sociales on tente d’infléchir les comportements de nos compatriotes.
C’est le cas aussi de certaines campagnes sur le sida, la violence.

Il y a une deuxième donnée qui me semble très importante, les sociétés occidentales ont tendance à accentuer de manière importante la sensibilité des individus à l’égard de ce qu’ils .elles vivent, j’y reviens, en les psychologisant, en en faisant d’eux des êtres plus attentifs à ce qu’ils éprouvent, ressentent.
Je prends l’exemple significatif ,même s’il est un peu daté, d’une enquête réalisée par le CREDOC dans les années 80/90. Elle montre qu’à échantillon équivalant lorsqu’on demande aux personnes le nombre de maladie qu’elles ont eu durant l’année, on passe de deux à trois et demi en dix ans. Or dans les faits il n’y a pas eu de régression de l’état sanitaire des français dans cette période. C’est bien un phénomène d’aiguisement du sensible, ressenti alors que le seuil d’espérance de vie, lui a cru dans le même temps.

Et le troisième point c’est cette affaire de statut du corps. Cela montre que c’est la place et le statut du corps dans des sociétés comme les nôtres qui ont changé. Elles continuent malgré certains soubresauts de déchristianiser, elles, qui ont cultivé l’individu et la façon dont il vit en supprimant le repère social.

Aujourd’hui dans le métro, dans la rue, tu sais socialement beaucoup moins qui est qui. Et donc c’est le corps qui est identitaire, qui est distinctif. Je me souviens, quand j’étais enfant, j’étais frappé dans la rue, j’avais 10 ans, en reconnaissant les individus à leur seul visage marqué par le social, portaient de bleus… C’est fini ça du moins dans certains endroits. Quand je dis ça ce n’est pas pour nier le fait qu’il y ait aujourd’hui de profondes cassures dans la société. Je dis simplement qu’il y a une montée de l’individualisme, celui des corps en particulier. En 68 on dénonçait les 300 000 chômeurs, aujourd’hui ils sont plus de 4 millions…et encore. Pourtant on ne peut ignorer que ces modes d’individualisation existent et ont des conséquences sur notre vie, sur notre société, sur les rapports sociaux. Je reste frappé par l’influence de la publicité. Tu passes devant une agence de voyage on te dit : « entrez et partez ! On se charge de tout, partez même à crédit ! » ? C’est tout un imaginaire de la disponibilité qui est proposé, un espace imaginaire qui transporte chaque individu là où il peut rêver être le seul à aller.

On a évoqué la santé mentale, je veux y revenir. Les travaux sur la sociologie du travail montrent qu’il y a une montée incontestable d’un mal vivre nouveau lié au travail. Cela même si l’on continue de mieux vivre.
Certains métiers, certaines contraintes qui leur sont liés, donc de les vivre, révèlent des pathologies nouvelles, quasi invisibles, différentes des précédentes et pourtant hautement destructrices. C’est le produit des charges nouvelles de travail qui sont imposées, de leur nature, présentes dans les nouvelles technologies, et le fait que ce travail postmoderne ne s’arrête jamais ou quasiment. On ne sait pas dire quand il doit s’arrêter et laisser place à un temps libre. Des recherches sont faites en particulier sur le volume et la densité des informations à traiter par l’individu dans ces postes de travail, sur leurs effets pathologiques. Oui il y a des atteints profondes et plus graves finalement que précédemment par ce qu’elles s’attaquent au psychisme de l’être. C’est le cas des pilotes d’avion qui sont tenus en permanence de gérer des crises informationnelles et décisionnelles et doivent donc prendre des risques à l’aveugle, au travers d’écrans, de manettes, hors de l’espace réel et global. Tout étant virtuel et sous contrôle et évaluation permanente. Les conducteurs de train subissent ces phénomènes, nombre de métiers confronté à l’informatisation des processus de production aussi. C’est une charge mentale très forte, toutes les contraintes étant totalement intériorisées, incorporées quasiment invisibles. Donc oui il y a aujourd’hui des formes nouvelles de fatigue, insidieuses, indicibles qui produisent effectivement des ruptures, des décrochages de personnes, qui perdent pied dans cette course ininterrompue à la productivité, au profit, au flux tendu et dans le fait qu’elles sont totalement rendues « responsables » de leurs succès comme de leurs échecs. Certains perdent définitivement pied, deviennent SDF « n’ayant plus que leur corps » pour subsister. Il y a une autre question que je trouve très contemporaine c’est le fait qu’on soit de plus en plus et surtout les femmes, dans l’obligation de multiplier les rôles et les fonctions dans sa vie quotidienne, « à flux tendu » là aussi. Sautant d’un métier à un autre, d’un type de tâches à un autre, d’un espace à un autre de façon subie, contrainte et incontrôlable. On mesure l’épuisement qui en découle. Erhenberg a beaucoup travaillé sur ces sujets.

Si la santé, c’est bien d’être en mesure d’aller au-delà de soi, la question toutefois reste de savoir jusqu’où et de savoir ce qu’il advient des gens qui dépassent en permanence le seuil de ce qu’ils peuvent supporter.
Pour eux c’est l’angoisse comme mode de vie.

Dans sa thèse publiée en 2012, Antoine Radel dit des politiques publiques de « santé » : « qu’elles valorisent avec de plus en plus d’insistance la responsabilisation des individus par la diffusion et l’intériorisation de préceptes et de normes, de pratiques mettant en évidence une nouvelle forme de « disciplinarisation » des corps. » Qu’en penser ?

J’ai fait ma thèse sur Foucault. J’ai essayé de montrer que la posture était en fait une forme de « disciplinarisation », c’est la thèse du corps redressé mais dans ce texte déjà et sur les conseils de mon directeur de thèse, j’ai écrit que s’il y avait quelque chose de l’ordre du contrôle de l’injonction dans la « disciplinarisation »,il y a aussi quelque chose de l’ordre de la libération du corps. Et s’enfermer dans une seule lecture des choses conduit à se tromper sur la nature même des choses.
Alors la question c’est au final ce qu’on entend par « disciplinarisation », c’est une idée facile portée par un mot complexe. Nous le savons nous qui nous sommes confrontés à la technique, nous savons par expérience qu’elle est contrainte mais qu’elle est aussi et à la fois pouvoir et libération. Je reviens à ce que nous avons déjà abordé du point de vue d’un État producteur d’injonctions de règles telles celles sur la sécurité routière ; certes il ordonne mais simultanément il crée du pouvoir vivre ensemble. Je résiste à une lecture unilatérale de Foucault très présente et instrumentée en EPS, celle d’un pouvoir bio médical attentatoire à la liberté individuelle, surplombant, dominant la société ; ça me semble un peu réducteur de la complexité des phénomènes de société, des règles sociales. L’individualisation , la consommation c’est pas terrible, de l’autre côté c’est quand même de l’ordre d’un lien. Suivre à la lettre les idées de Foucault, ça donne des textes un peu imbuvables. J’ai vérifié cela à New York quand je faisais des recherches sur la beauté, la forme, en découvrant des formules telles que : « les forçats de la beauté », « les martyrs du beau ». Les normes esthétiques pèsent c’est sûr mais là dedans tu t’affirmes aussi. L’Homme conservant une part de liberté.

Le début de cet entretien, réalisé par Jean Lafontan et Alain Becker est paru dans Contre Pied HS N°16 – “L’EPS est santé”