Du jeu, du sport et de l’éducation

Temps de lecture : 8 mn.

Par Colas Duflo, professeur de philosophie. Quand disons-nous d’un sport qu’il est aussi un jeu?  L’auteur cherche à comprendre ce qu’est un jeu et ce que nous faisons quand nous jouons. Il montre que jeux et sports sont deux ensembles présentant une surface d’intersection, mais qui ne se recouvrent pas totalement.

Cet article a été publié dans le ContrePied n°3 ” L’école primaire interroge l’EPS”, 1998

COMMENÇONS PAR UN EXEMPLE

Soit un individu quelconque – nommons-le M. Untel – exerçant la profession relativement indéterminée de cadre dans une grande ville. Pour garder la forme, ce qui lui est vivement recommandé, pour des raisons qui tiennent autant à l’hygiène générale qu’à sa condition particulière de «battant», M. Untel veut faire «du sport». Il va donc se rendre dans une boite à cadres prévue à cet effet, où un choix va lui être proposé pour meubler l’heure qu’il a décidé de consacrer à cette fin …Mettons qu’il pourra faire de la musculation ou du squash. Tout le monde accorde que, dans les deux cas, il s’agit de sport, mais que le choix de M. Untel va le porter soit vers une activité qui n’est pas un jeu et que personne ne considère comme telle, soit vers une activité qui est un jeu. De cet accord général témoigne bien le fait que l’usage ordinaire du langage nous fait dire que «M. Untel joue au squash entre midi et deux», mais jamais que «M. Untel joue à la musculation».

Que pouvons-nous tirer de cet exemple ? Que pouvons-nous apprendre de ce que tout le monde sait sans toujours en tirer toutes les conséquences ?

D’abord que jeux et sports sont deux ensembles présentant une surface d’intersection, mais qui ne se recouvrent pas totalement.

De nombreux jeux ne sont pas des sports (la bataille navale, la roulette, etc.), certains sports ne sont pas des jeux, comme ici la musculation, et certains sports sont aussi des jeux.

Maintenant, quand disons-nous d’un sport qu’il est aussi un jeu ?
L’exemple ci-dessus nous aide à le comprendre.

Dans le cas de la musculation, l’activité consistant par exemple à faire travailler ses abdominaux existe avant la salle de musculation et ses diverses installations. Les installations en question sont inventées pour faciliter et rendre plus efficaces une activité qui leur préexiste et qui pourrait se pratiquer ailleurs et autrement. Il y a là un sport qui n’est pas un jeu.
Dans le cas du squash ce qui se passe est complètement différent.
Si on ne peut pas pratiquer le squash chez soi ce n’est pas parce que c’est trop petit ou parce que cela fait trop de bruit. On ne peut pas non plus pratiquer le squash au milieu d’une prairie, et là non plus ce n’est pas pour les raisons pratiques qui viennent immédiatement à l’esprit (la balle en caoutchouc rebondit mal sur l’herbe). On ne peut pratiquer le squash que dans une salle qui correspond à la définition de la surface de jeu telle qu’elle est donnée par les règles du jeu. C’est la règle qui, définissant l’espace de jeu, définit les règles qui vont permettre de construire des salles de squash, dans lesquelles M. Untel pourra jouer au squash.

De même le temps de la partie est produit par la règle, qui définit le nombre de points à atteindre, et non par la durée de l’heure creuse de M. Untel. De même, et pour les mêmes raisons, la règle définit les conditions de possibilité du fait même de jouer au squash (sinon, ce serait un autre jeu), du fait même d’être joueur de squash. ll y a eu des gens musclés avant les salles de musculation. Il ne pouvait par contre y avoir aucun joueur de squash avant les règles du squash.

Nous comprenons maintenant la différence que l’usage commun du langage soulignait déjà : même s’il y a sport dans les deux cas, il n’y a jeu que lorsque la règle préexiste à l’activité et la rend possible.

UNE DÉFINITION DU JEU

On touche ici à un des résultats principaux auquel je suis parvenu dans mon dernier travail, Jouer et philosopher (PUF, 1997). Mon objectif était de tâcher de comprendre ce qu’est un jeu et ce que nous faisons lorsque nous jouons. Or, pour rendre compte de ce qu’est le jeu, il fallait d’abord construire une définition, qui ne soit pas une addition de propriétés mais qui permette de montrer comment toutes ces propriétés se déduisent du concept de jeu ainsi mis au jour.

En effet, on peut dire que les propriétés du jeu étaient déjà bien cernées dans les différents ouvrages consacrés au jeu dans cette deuxième moitié du vingtième siècle (Huizinga, Caillois, Château, Piaget, Henriot, etc.). Mais toutes ces propriétés (la règle, la liberté, la fermeture, le plaisir, etc.) étaient simplement additionnées, sans qu’on comprenne comment elles pouvaient aller ensemble. Or, aucune d’elles prise séparément n’est spécifique du jeu.

ll fallait donc montrer le point central où se laisse déchiffrer la spécificité du jeu dont se peuvent déduire ces différentes propriétés dans leur spécificité ludique.

D’où la définition du jeu proposée dans ce livre : le jeu est l’invention d’une liberté par et dans une légalité. Ce qui est spécifique du jeu, c’est cette liberté produite par une légalité particulière, les règles du jeu, qui la produit comme une liberté déjà réglée. Pour qu’il n’y ait pas de Pour qu’il n’y ait pas de confusion entre le concept métaphysique de liberté et cette liberté ludique spécifique, on a forgé pour désigner celle-ci le néologisme «légaliberté».

«Le jeu est l’invention d’une liberté par et dans une légalité »

C’est l’objet du premier chapitre de ce livre de parvenir à ce concept et à cette définition, en montrant quelles en sont les justifications possibles. Sans en retracer tous les arguments, on peut montrer qu’il suffit pour s’en rendre compte de penser que la liberté du joueur d’échecs, qui est toujours liberté de faire ceci ou cela (roquer ou non, bouger la tour ou le cavalier), dans la forme prescrite par la règle, n’a pas de sens avant la règle elle-même. C’est la règle des échecs qui produit le joueur d’échecs comme tel. De même pour la boxe : la différence entre la boxe et le combat de rue ne tient pas tant dans l’emploi des gants que dans le fait que les boxeurs, la situation, le temps et la forme de la rencontre sont produits par la légalité ludique.

JEU ET ÉDUCATION SPORTIVE

Laissons maintenant M. Untel dans sa boite à cadres, et demandons-nous ce que nous pouvons tirer de son expérience et de nos analyses pour dire quelle doit être la place du jeu dans l’éducation physique et sportive.

Faut-il, dans un cadre éducatif, privilégier dans le vaste domaine des sports tout ce qui a forme ludique, bénéficiant ainsi de l’effet d’entraînement et du plaisir qui s’y rencontre ? M. Untel pourrait le penser : après tout, s’il ne s’agit que de «faire du sport», autant choisir ce qui fait le-plus plaisir.

Seulement, il ne s’agit plus de cela simplement dès lors qu’il s’agit d’éducation.

Ne confondons pas le professeur d’éducation physique avec le joyeux animateur. Non qu’il n’y ait pas de joie chez le premier, mais simplement que sa mission n’est pas exactement la même.
Le problème qu’on rencontre, formulé de façon plus large, car il n’est pas propre à l’EPS bien qu’il s’y exprime de façon spécifique, est alors celui-ci :

Les jeux sont-ils de bons vecteurs éducatifs ? Peut-on tout enseigner par le jeu ?

En réalité, ces deux questions sont assez anciennes, mais il s’avère qu’on a mis un certain temps à s’apercevoir que la deuxième ne devait pas recevoir la même réponse que la première. Et encore maintenant, il arrive fréquemment qu’on les confonde.

Il y a longtemps qu’on a répondu positivement à la première.
Dès le début du seizième siècle, Erasme, qui se réclamait déjà d’auteurs de l’antiquité, écrivait : «Le rôle du précepteur sera de faire porter à l’étude le masque du jeu.» Le jeu, par l’émulation, par le plaisir, par le libre espace d’inventivité qu’il réserve, par la soumission à la règle qu’il suppose, par l’intelligence dans l’évaluation des possibles ludiques qu’il demande, etc. possède de puissants atouts pédagogiques. Quelques programmes très optimistes sont passés de ce constat à l’idée que tout devait pouvoir s’enseigner par le jeu.

C’est contre cette idée que Kant, à la fin du dix-huitième siècle, proteste, en mettant en avant des arguments qui méritent encore d’être écoutés aujourd’hui.

UN PEU DE KANT

Dans ses Réflexions sur l’éducation, Kant s’oppose à tous ceux qui, en Allemagne, avaient voulu mettre en pratique un programme vaguement inspiré par Rousseau, fondé sur une éducation par le jeu. Certes, dit-il en substance, le jeu est une activité en elle-même agréable, et qui peut donc être une fin poursuivie pour elle-même, alors que le travail est une activité qui est toujours de médiation : elle est en elle-même désagréable, mais on la fait pour obtenir autre chose, par exemple un salaire. Par opposition au choix libre du jeu, tout travail est par lui-même une contrainte. Mais il ne faut pas conclure de là à l’idée que l’éducation doit passer toute entière par le jeu. Car l’éducation doit nous former à l’humanité. Or, l’homme est un être qui doit travailler. Par conséquent l’éducation doit aussi apprendre à travailler. Elle doit aussi apprendre la contrainte.

L’enfant ne doit pas tout regarder comme un jeu, car sinon, quand apprendra-t-il la médiation ? Quand apprendra-t-il que la liberté dans son usage suppose l’assujettissement des moyens aux fins poursuivies ? Bref, quand apprendra-t-il que l’humanité comme liberté qui agit suppose le travail comme contrainte nécessaire ?

Il serait donc très mauvais de confondre les domaines réciproques du travail et du jeu..
Mais dire cela, ce n’est pas condamner le jeu, ni même lui ôter toute place dans l’éducation. C’est lui reconnaître au contraire une spécificité. Les jeux (et ceux que cite Kant sont plutôt des jeux de plein air comme les jeux de ballon) sont un irremplaçable lieu d’apprentissage de soi par soi, car ils favorisent le développement de l’humain comme un tout. Ainsi dans un jeu de ballon, je dois toujours à la fois courir et maîtriser ma course, viser, regarder, ruser, penser, etc. Par le jeu, l’enfant apprend à se contraindre lui-même, à s’investir dans une activité durable, à connaître et à développer les forces de son corps. Les jeux les meilleurs sont de ce point de vue les plus complets, ceux qui supposent à la fois l’habileté et la force, par exemple.
C’est que dans le jeu, c’est l’enfant tout entier qui joue.

« Par opposition au choix libre du jeu, tout travail est par lui-même une contrainte »

Si bien que l’on touche ici pour finir à une nouvelle différence entre les sports qui ne sont pas des jeux, et ceux qui sont aussi des jeux, qui explique que ces deux groupes doivent avoir leur place bien marquée dans l’éducation, sans que l’un puisse supplanter ou remplacer l’autre.

Les sports qui ne sont pas des jeux sont analytiques : lorsque M. Untel fait de la musculation, par exemple, il «fait des abdominaux», une partie du corps est séparée pour être développée, et M. Untel peut même penser à autre chose pendant ce temps-là, son esprit peut bien être ailleurs pendant que son corps se muscle.

Les sports qui sont des jeux sont au contraire synthétiques : lorsque M. Untel joue au squash, c’est lui tout entier qui joue, son corps avec son esprit, et il n’a pas intérêt alors à penser à autre chose.

Quand on est dans le jeu, il ne faut pas être ailleurs.

Article paru dans Contrepied N° 3 L’école primaire interroge l’EPS paru en septembre 98

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