Le sport… Quels sports ?

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Le sport est historiquement un sujet professionnel qui clive idéologiquement la communauté EPS. L’opposition « Sport/EP » (d’abord sans « s » et après avec) n’a jamais cessé. Le passé disciplinaire lointain, celui plus proche, le présent même, attestent de la persistance de ce conflit. Il est jugé par certain irréductible. Les années 1960/70 ont fait des sports la « matière » principale de l’EPS. Cela a été et reste contesté. Cette réalité explique en partie les controverses actuelles sur l’identité de l’éducation physique et sportive.

Une controverse qui perdure…

La préparation de l’évènement « Sport demain, enjeu citoyen » a confirmé, en particulier dans le monde de l’EPS mais aussi dans la société sportive, un doute quant à la vertu éducative du sport, doublé d’une difficulté partagée à débattre sereinement de l’objet. C’est un paradoxe, phénomène omni présent dans notre société, il reste mal connu et mal pensé collectivement. Si « le » sport est d’une extrême diversité, le discours commun sur le sport tend, lui, à la simplification, quand il ne bascule pas dans la dérision. Idéologiquement la représentation dominante est bien celle de la haute compétition, de ses caractéristiques déterminantes, financières et médiatiques. Seul sport qui vaille d’être étudié, selon la sociologie et la philosophie critiques radicales, il est fustigé ou encensé.

Les rencontres de Créteil (30 et 31 mars 2012) prennent volontairement le contre-pied de cet état des lieux. D’abord en saisissant l’objet, tout l’objet, tel qu’il est, en le posant comme sujet d’étude. Ensuite en pariant lucidement que les sports peuvent être des projets humanistes, démocratiques, émancipateurs, possibles et mêmes nécessaires pour toutes et tous du point de vue tant du développement de chacun que du vivre ensemble. Mais le temps presse, il y a urgence à agir si l’on veut éviter que tous les possibles se retournent en leur contraire et conduisent au pire du sport.

Les sports comme autant d’émancipations possibles

Le slogan « tous les sports pour tous et toutes et au meilleur niveau possible », reste l’alternative démocratique au bilan actuel du sport. Mais saute aux yeux alors, la nécessité de changements radicaux dans tous les secteurs du système sportif français, associatifs, fédéraux, scolaires, universitaires, la nécessité d’inventer des politiques publiques dont le moteur devrait être l’urgence de démocratisation.

Un constat s’impose, l’état de la démocratisation dans les sports (nous y reviendrons) échappe au regard de la critique radicale du sport, pourquoi ? Pourtant il éclaire le rapport aux sports qui devrait être le nôtre et les responsabilités qui incombent à tous les éducateurs. Toutefois l’idée simple que démocratisation vaudrait émancipation résiste mal aussi à l’analyse des faits. La qualité de ce qui se fait et ne se fait pas parfois, autant dans le jeu qu’à l’entraînement, au nom même de la démocratisation, de l’éducation, interroge. Le meilleur y côtoyant le pire. Et c’est donc l’idée même d’émancipation qui doit être aussi interrogée. Par exemple l’éducation physique (sans « s ») reste posée par certains comme un mode d’émancipation d’un sport contraignant, modélisant, aliénant… à l’inverse, nous voulons explorer ici, de façon non exhaustive, la thèse selon laquelle les sports sont des promesses d’émancipation, des projets possibles d’affranchissement, de libération.

« Création collective, instinctive, continue, dynamique grandiose de l’imaginaire, le sport traverse avec assurance l’histoire des peuples et n’a pas été inventé, au cours des âges, sur décision des princes ou recommandation des philosophes. Il est vivant, populaire, spontané. Il est émotion. Il est passion. »

Extraits de Le sport, l’émotion, l’espace. Bernard Jeu, Vigot, 1977.

D’abord, c’est un classique : du travail. Le temps des sports n’étant pas un temps assujetti à la production, mais un temps libéré, à soi, pour tous les « travailleurs ». Réalité sous estimée en ce temps du chômage de masse et du « travailler plus ».
De l’environnement familial et social, particulièrement pour les jeunes et les enfants qui y trouvent un espace et un temps, certes organisés mais qui rompent avec la vie familiale. Une aventure qui fait grandir.

Les sports sont ensuite des façons de se libérer, de s’affranchir d’une activité physique, de techniques corporelles [[Marcel Mauss, père de l’anthropologie française ; « les techniques du corps », 1935.]] ordinaires, bornées par les contraintes du quotidien.
C’est sans doute aussi pour se libérer et s’affranchir concrètement et ou symboliquement, des lois physiques, mécaniques, physiologiques… voir en jouant avec elles ou encore en se jouant d’elles que, du temps libéré, a jailli l’inventivité sportive ; un imaginaire corporel propre à l’activité humaine, des jeux, comme autant d’essais du monde, avec son environnement, ses pairs, avec soi-même, une autre façon de devenir et d’être soi.
Et c’est pourquoi, sujet de controverse s’il en est, les sports, avec leurs règles, leurs codes, leurs motifs d’agir spécifiques sont éducatifs. Nous plagierons J.P. Astolfi [[Jean-Pierre Astolfi, professeur des universités. Dernier ouvrage publié : la saveur des savoirs. Page 22.]] , évoquant la fonction des disciplines (« disciplinantes ») dans son ouvrage « La saveur des savoirs », et oserons la formule suivante : entrer dans une APSA, c’est entrer dans une expérience sportive (artistique) experte du monde, plus puissante que l’expérience quotidienne […] Et acquérir des savoirs extraordinaires. Le propos de Maurice Baquet [[Pédagogue du sport.]] selon lequel le sport a des vertus qui s’enseignent a donc un sens. Toute APSA, comme « œuvre » humaine, a son système de valeurs, probablement même un double système. Moral d’abord, le fairplay, l’égalité des chances, le respect de soi et des autres, le goût de l’effort, du dépassement… mais aussi, des valeurs que nous qualifierons ici d’ordre anthropo­technique, traces d’une humanité en quête de pouvoirs, qui s’essaye, révélatrices de défis techniques, sous forme d’épreuve, de performance et de compétition et de toutes leurs combinatoires. Tous deux étant incorporés aux règles, aux codes, à l’esprit du jeu, aux techniques. Valeurs historiquement, socialement datées, donc évolutives, discutables et critiquables.

L’état du sport : des sports dans tous leurs états

Nous retiendrons de l’intervention de Dominique Charrier[[Maître de conférences STAPS Orsay.]] qu’au-delà de l’incontestable « démographisation » [[« Massification ».]] du sport depuis 50 ans, la démocratisation est en panne. à moins qu’elle n’ait jamais eu lieu. Les origines sociales, géographiques, de sexes, de revenus, les conditions de travail, de logement font que les sports se distribuent inégalement mais régressent aujourd’hui dans les milieux populaires, particulièrement chez les femmes. Seuls 50 % des français et françaises pratiquent un sport. Nous sommes loin d’une sociologie flatteuse pour les pouvoirs successifs, des enquêtes ministérielles annonçant un taux de pratique de l’ordre de 90 % chez nos concitoyens ! Cette tromperie, si elle montre la faiblesse (voulue ?) des outils d’investigation actuels, révèle aussi une mystification quant à la nature des pratiques de nos concitoyens. Pour ne prendre que cet exemple, dans les enquêtes du MJS, sont pratiquants sportifs les individus utilisant la marche pour se rendre à leur travail ! On voit que la définition du sport (voir la table ronde sur sa définition [[Pascal Taranto, philosophe ; Patrick Clastres, historien ; Jean-Pierre Augustin sociologue/Staps ; Maxime Travert sociologue/Staps. ]]), loin d’être un enjeu purement sociologique est aujourd’hui un enjeu politique et social. Comment en est-on arrivé là et comment la société sportive a-t-elle pu laisser passer de tels faits sans les dénoncer ? La confusion activité physique/sport est ici délibérée. Ce faux sport a une fonction idéologique : transformer la représentation du sport et influencer les politiques publiques, dont l’EPS et le sport scolaire, dans le sens d’une baisse des exigences pour la masse des jeunes et des moins jeunes. Cette promotion politique d’un non sport ou d’un sport light participe à un lent processus que nous appelons désportivisation. Nous y voyons un premier mécanisme de « siphonage » des valeurs sportives évoquées dans le paragraphe précédent. Le « sport a minima » instrumentalise le sport, lui conteste sa qualité de culture, le réduit à une utilité sociale, loin du droit fondamental qu’il devrait être. Simultanément à l’autre extrémité du sport, les logiques financières à l’œuvre dans certaines disciplines hyper médiatisées atteignent les excès que l’on sait. Elles montrent une sorte d’hyper sport. Nous y voyons, cela pourra apparaître paradoxal, un second mode de désportivisation des sports. Le profit y est en effet devenu central au point que les produits dérivés, la spéculation sur les joueurs ou les athlètes, les contrats publicitaires, prennent trop souvent le pas sur ce qu’était la fonction initiale des clubs, des grands évènements sportifs nationaux ou internationaux : produire du spectacle, de la création sportive, de l’émotion, de l’identité, même si, confirmant l’ambiguïté de ce sport, cela demeure aussi et parfois encore une réalité.

Financiarisation donc, au point encore qu’il s’agit pour eux d’accumuler aussi du capital humain, le plus grand nombre de joueurs exceptionnels (au risque qu’ils restent sur la touche) dans le seul but d’en priver les autres clubs. Christian Bromberger [[Professeur des universités AIX/Marseille. Contre Pied n° 9.]] et Jacques Généreux [[Professeur d’économie. Sciences PO Paris. Contre Pied n° 23.]] font le constat de ces dérives, du refus en particulier du sport européen de les réguler. Ils s’interrogent : que reste-t-il de la « glorieuse incertitude du sport », quand ce sont les plus gros budgets qui, sauf exception, arrivent toujours dans les phases finales de divers championnats ? Mais plus, les logiques financières à l’œuvre poussent, cette économie-là du sport au gagner à tous prix, qui lui-même pousse au tous les moyens sont bons pour y parvenir. On voit les effets irradiant d’une telle « morale » sportive, la rupture qu’elle introduit dans tous les sports. Ce système, mortifère pour le sport (le sport est mortel), n’est certes pas nouveau, mais il conduit aujourd’hui à une transformation au mieux inconsciente, de la façon de penser, de pratiquer, d’enseigner le sport, allant jusqu’à travailler en profondeur les règlements, les techniques, l’imaginaire sportif.

L’impossible est nécessaire !

Yvon Léziart [[Professeur des universités, STAPS, membre du bureau du Centre EPS
et Société.]] commentant des propos de Michel Serres [[Michel Serres, philosophe, membre de l’Académie française.]], évoqués en introduction des travaux du colloque, nous a interpelés : quelle leçon tirons-nous de ce bilan contrasté des sports ? Désertons- nous le terrain de la démocratisation du sport, renonçons-nous à l’émancipation dans et par les sports ? Car c’est bien la conclusion du philosophe dans ses entretiens à l’INSEP [[DVD « regards sur le sport ». INSEP. ]]. Celui-ci en effet, trahi, par un sport qui l’a pourtant fait [[voir l’ouvrage : « Variations sur le corps », 1999]], prône aujourd’hui un repli individualiste, voir familial sur une activité hygiéniste, une sorte de « sport light ». Mesure-t-il l’effet de cet abandon pour les populations en particulier privées du droit au sport, lui qui en a reçu le meilleur ? Ce que Michel Serres écarte comme hypothèse, c’est que ce meilleur est encore un possible, que tout est possible quand les individus le décident. En économie comme en sport. D’autant qu’aujourd’hui, partout, au-delà des déchaînements médiatiques convenus cherchant à nous imposer, pour tout, l’adaptation aux forces du marché, c’est bien de penser l’impossible comme possible qui devient une urgente nécessité. Un sport est donc possible pour toutes et tous. D’ailleurs il est déjà là, en train de se faire, dans des écoles, des établissements scolaires, des fédérations, des clubs, laissant présager un autre avenir pour ces sports. Des pratiques émergent, ni humanitaires, ni adaptées, authentiques, ambitieuses. Une culture sportive humaine se redessine, décidée à accélérer sa propre transformation… dans la continuité. Des questions surgissent, prometteuses du point de vue de l’humain. Comment repenser la performance, la compétition, l’épreuve comme outils d’humanisation, de solidarité, de partage, d’inclusion ? Comment faire une place entière aux oubliés du sport, les handicapés, les pauvres… En particulier les filles, les femmes, comment transformer leur entrée en jeu, en chance pour elles, pour les sports eux-mêmes ? Comment faire encore pour que chaque sportif soit l’acteur libre, autonome de son propre développement, des sports eux-mêmes ? Les rencontres « Sport demain, enjeu citoyen » (on aurait pu écrire « sports demain, enjeux citoyens ») ont montré cela, mais elles ont montré aussi que c’était un terrain de luttes. L’émancipation par les sports est un projet politique, « exigeant » et « coûteux », en moyens, en savoirs, en temps, en qualifications, en militantisme. Mais il est « à portée de mains, dans nos mains », dirait le philosophe Jean-Paul Jouary  [[Philosophe, essayiste marxiste. Contre Pied n° 21.]]. Si collectivement nous le décidons.

S’impose pour cela :

  • De sortir des débats idéologiques pro ou anti-sport, d’approcher la complexité et les contradictions du phénomène sportif.
  • De parler non du sport mais des sports, de s’attarder sur leur diversité, sur leur autonomie respective.
  • De considérer, qu’ils subissent, comme toute la société, les forces anti humanistes à l’œuvre aujourd’hui, qu’ils relèvent donc du combat des hommes et des femmes pour l’émancipation et la liberté, pour réinventer en permanence la condition humaine.

L’école, avec ses 6 millions d’élèves est au cœur de ce projet, en particulier en commençant à veiller à ce qu’existe d’abord une vraie égalité d’éducation sportive pour les filles et les garçons.

Cet article est paru dans Contre Pied HS n°4 – Sport demain, enjeu citoyen – Sept 2012