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Cécile Vigneron, professeure EPS et docteure en sciences de l’éducation, a contribué à l’ouvrage, sous la direction de Geneviève Cogérino, Rapport au corps, genre et réussite en EPS, sur la musculation pour les filles : c’est pas gagné !

La musculation enseignée au lycée suscite un fort engouement chez les lycéen·ne·s, cependant, elle s’avère particulièrement inégalitaire. Pourquoi ?

Depuis une dizaine d’années, les chiffres communiqués par la commission nationale bac EPS montrent une programmation et évaluation de la musculation à l’examen en très forte hausse.
En 2012, 13,13% des candidats aux baccalauréats généraux ou technologiques étaient évalués en musculation quand ils sont aujourd’hui plus d’un tiers (voire même 59,42% des garçons dans les séries professionnelles)[[ Source : commission nationale Bac EPS. ]]. Cet élan, corrélé avec une réussite arithmétique et symétrique entre filles et garçons peut réjouir.
En 2018, filles et garçons valident des moyennes en musculation supérieures d’un demi-point à la moyenne générale (14,6) et les candidates obtiennent quasi un point de plus en musculation que dans les autres APSA. La moyenne des filles en musculation en 2018 au baccalauréat général est supérieure à celle des garçons.

Sous la ceinture

En réalité, si en surface, tous les clignotants semblent au vert (la musculation retient l’adhésion massive des lycéen·ne·s et leur offre les mêmes chances de réussir) ce qui se passe sous… la ceinture peut apparaitre moins enthousiasmant.

Rompue à de grands virages, la profession s’est emballée dans les années 2010 sans nécessairement prendre garde aux chausse-trappes : qu’il s’agisse d’évaluation, de pédagogie, de didactique ou plus largement d’éthique [[ Musculation pour les filles : C’est pas gagné ! C Vigneron. in Rapport au corps, genre et réussite en EPS. Geneviève Cogérino 01/06/2017 AFRAPS p 209-224 ]], la vigilance des enseignants d’EPS quant aux apprentissages prodigués aux filles et garçons n’a pas nécessairement été aiguisée : évaluation par survol, supervision distanciée de l’activité générale et cabotine de 35 élèves, choix d’outils et d’exercices particulièrement genrés, organisation pédagogique contestable, hiérarchisation implicite des mobiles…

Quand on y regarde d’un peu plus près, le bilan n’est pas rose mais plutôt bleu. Sous la lisse surface, à défaut de sous la ceinture… il vaut mieux avoir envie de prendre que de perdre… de la force que des formes.

Les enseignants conviennent à demi-mots que la musculation patine, patauge dans des choix de mobiles genrés, dans une didactique construite par des hommes et pour les garçons (choix de méthodes, de groupes musculaires, d’exercices) dans une pédagogie discriminative (gestion des espaces, matériels, temps, groupes) et dans une éthique version masculine qui s’affiche sur tous les tableaux d’exercices et autres listings d’étirements. Chacun fait comme il peut, dans une activité qui rencontre l’adhésion des élèves et des enseignants.

Culpabilisés par les injonctions médiatiques, relatives à la forme, l’obésité, au culte de l’apparence, de la performance… tous font semblant de croire que le sport, la musculation, font/feront maigrir.

De concert, enseignants et élèves jouent la comédie d’un faire semblant en vendant une musculation scolaire santé assez peu crédible qui évite pourtant de parler de poids et bannit les mots minceur, régime… pour s’intéresser surtout aux pectoraux, et aux biceps, tout ce qui n’est pas sous la ceinture hormis le grand quadriceps.
Jamais les abducteurs, et pour les filles, généralement, les fessiers, dans des programmes qui assènent que le salut passera par de longues, longues répétitions, à charges indigentes quand eux, leurs frères, deviendront forts en quelques squats bien chargés.

Madame… j’ai envie de vomir

Pas une publication, pas un seul article sur les sites professionnels académiques qui n’évoque cette curieuse propension des élèves de mon établissement en musculation?
Au fil des évaluations certificatives annuelles, la récurrence du malaise, a conduit à convenir qu’une observation minutieuse du travail effectif des lycéennes les amène à flirter avec des seuils de lactate considérables.

La singularité, voire l’exception, du constat interpelle : l’analyse du ressenti, désormais valorisée à hauteur de quatre points à l’examen n’évoque nulle part une telle affection, sensation.
Les éléments prioritaires pour atteindre les AFL, énoncés dans les programmes listent les ressentis à utiliser : « musculaires, respiratoires, émotionnels, psychologiques ».
Fatigue, crampe, brulures mais jamais nausée !
Passez votre chemin : la gastro entérologie n’intéresse pas les gros bras ; qui sont ces bonnes femmes qui ont mal au cœur ?

Une revue de détail des publications didactiques, sites académiques laisse tout aussi perplexe. Tensions, contractions, chaleur, essoufflement, rythme cardiaque, brûlure, transpiration, tétanisation… tout y est mais pas la « loi des 4 heures » locale : rougeur-chaleur-douleur-tumeur ; tu meurs ? Pas vraiment. Mais t’es pas bien ! L’affection semble bien circonscrite.

Un détour du côté de la physiologie éclaire pourtant rapidement l’affaire : l’acide lactique abaisse le PH musculaire, et provoque l’apparition de crampes et de douleurs musculaires durant l’effort. Mais l’abaissement du PH sanguin modifie aussi les mécanismes de régulation digestive de l’organisme et induit une sensation de malaise (nausée) qui peut aller jusqu’au vomissement si l’intensité de l’effort est maintenue.
Si l’intensité de l’effort est maintenue. Nous y voilà.

Les bachelières valident 14,6/20 en musculation. Elles attestent d’un degré d’acquisition où « le rythme de la séance est un élément de la charge de travail, l’engagement réel et visible, dans une zone d’effort importante, avec fatigue générale, rythme soutenu, exercices alternés, charges adaptées, personnalisées etc. » (BO N° 25 du 21-06-2018)
Tout cela sans se décoiffer sans doute.

Contraints par des procédures de certification complexes, les enseignants procèdent massivement à une évaluation distanciée, un contrôle lointain de l’activité de l’ensemble du groupe-classe accordant nécessairement leur confiance aux réalisations consignées par leurs 30 ou 35 lycéens. Il faut en effet une détermination et un engagement de fer pour vérifier pour chacun·e que les 20 (ou 10 ou 5… ) répétitions ont bien été effectives dans quatre ou cinq séries et pour trois groupes musculaires comprenant respectivement deux voire trois exercices [[ Sans compter les longues secondes d’étirements, à droite et à gauche pour chacun des muscles sollicités. ]]…
L’exercice rebute, étourdit.
Mais l’expérience montre aussi que cette comptabilisation scrupuleuse et méthodique envoie curieusement et souvent… aux toilettes ! « Je n’aurais jamais dû prendre autant de kg » ; « en fait, je n’avais jamais fait toutes mes séries » sont les phrases récurrentes des bilans rendus après coup.

En situation d’observation méticuleuse le jour de la certification, maintes jeunes filles, sans doute moins rompues à l’effort que leurs frères s’effondrent, se délitent.

Les garçons eux résistent, ou échouent mais ailleurs : dans l’impossibilité de soulever une charge lourde aux dernières séries ; charge que leur ego avait surestimée.
Elles, découvrent incidemment un autre mécanisme physiologique, inconnu des programmes.

Quelle activité/tranche de vie pour les filles ?

La revue EPS vient de publier [[ Melly, A & Méard J. Mesurer l’activité effective des élèves en EP.S. Revue EP.S N° 386 sept-déc 2019.]] un édifiant article qui mesure l’activité effective des élèves en EPS à partir du nombre de pas par minute de chacun.

Au-delà de l’observation ahurissante que ce sont…. les lancers qui conduisent à la plus grande activité motrice des élèves, l’écart entre filles et garçons reste pointé et préoccupant.
De son côté, tirant la sonnette d’alarme, Eloi-Roux confirme cet engagement moteur minimal des filles en l’estimant à 10mn d’activité réelle par cours d’EPS. (Voir la vidéo)

L’échec est rude. Et la musculation sensée porter les espoirs d’une ASDEP n’a pas vu non plus venir le naufrage.
Echec des élèves qui au final s’engagent pendant de longs cycles de musculation dans une activité de simulacre qui, au prétexte d’une adaptation des charges à leurs faibles ressources font souvent semblant, pédalent au ralenti. Elles n’ont pas su, pu vivre cette tranche de vie du vrai pratiquant si chère à M. Portes : Qu’est-ce qu’une tranche de vie en musculation ? Comment garantir que le jeune pratiquant va en vivre une ?


Les contenus enseignés, les procédures complexes imposées par la certification n’ont pas garanti l’appréhension de la musculation et l’intensité de l’effort qui va de pair.

Les contenus enseignés, les procédures complexes imposées par la certification n’ont pas garanti l’appréhension de la musculation et l’intensité de l’effort qui va de pair. Les filles ont adopté postures et placements indiqués, appliqués les consignes formelles mais se sont majoritairement limitées à un effort modéré, au fil des cycles, pour des raisons matérielles, pédagogiques, personnelles… les filles, appliquées, travaillent en « éco conduite », avec un régime moteur loin des 10 000 tours.
Leur esprit de sérieux [[ Sirota, R. (1988). L’école primaire au quotidien. Paris : PUF. ]] balise le travail mais ne les dispense pas de l’usage classique des stratégies d’évitement (consulter les fiches, aller boire, attendre-passer son tour, noter sur son carnet, régler les appareils, modifier les charges, ranger les tapis…)

Bien heureuses et bien habiles puisqu’au final, elles savent que les procédures d’évaluation ne s’attacheront pas à cette dimension, ne détecteront pas leur service minimal. Bien avisées aussi puisqu’elles savent que leurs efforts seront vains à réduire leurs kilos, à affiner leur silhouette ou à développer quoi que ce soit bien qu’on tente de les en persuader. Échec des enseignants qui ne sont pas dupes mais continuent néanmoins.

Parce que vomir… Ça ne fait pas partie des programmes, ça n’est pas prévu dans le manuel.

Si le mot peut s’entendre en demi-fond, il semble faire désordre en musculation.

Au lycée, la musculation a porté les espoirs d’une activité de développement et d’entretien physique qui verrait les filles enfin, à défaut de carburer sinon à 10 000 tours minute, au moins réaliser 10 000 pas, ou soulever 10 000 kilos !

Soulever 10 tonnes ?
C’est l’objectif hebdomadaire de mes élèves : un rapide calcul montre que la réalisation effective de quatre, cinq séries complètes à cinq ou six ateliers impliquant des groupes musculaires diversifiés, équilibrés qui plus est… à droite et à gauche et surtout si on embrasse un mobile tonification santé, conduit aisément à mobiliser dix mille kilos ! Un seul exercice en quatre séries de 20 répétitions à 30 kg conduit déjà à mobiliser deux tonnes quatre…

Alors oui, soulever 10 tonnes toutes les semaines, reste un azimut qui prémunit vite et assez bien contre la nausée. S’entraîner… pas seulement savoir s’entraîner.

Propos recueillis par Claire Debars et parus dans le Contrepied – n°26 Musculation

La photo est signée de l’artiste photographe Marie Lopez-Vivanco