« Apprendre pour produire ses propres normes » – Extraits

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Jean Yves Rochex, professeur des universités à Paris8, est spécialiste de Wallon et Vygotski et de la lutte contre les inégalités scolaires. Extraits d’une interview

Ce que je tente ainsi de travailler, c’est cette dialectique qui fait que d’une part, il n’y a jamais d’activité sans objet mais que d’autre part, il n’est pas d’activité qui ne soit celle d’un sujet. Il n’y a jamais d’activité sans objet : pour ce qui nous concerne, cela signifie que les apprentissages sont nécessairement des activités qui portent sur des pratiques discursives, conceptuelles, artistiques, techniques, sportives, etc…, qui doivent être considérées comme activités « intérieurement normées » selon le terme que G. Canguilhem utilise à propos de l’activité scientifique. La nature culturelle, patrimoniale de ces activités leur confère un caractère réglé, normé : raconter, décrire, argumenter, faire des mathématiques ou sauter à la perche, pour ne prendre que quelques exemples, sont des activités historiquement constituées qui ont répondu à des problèmes et des mobiles spécifiques par l’élaboration de normes et de « techniques » (discursives, conceptuelles, corporelles, picturales.) Ces normes et ces techniques constituent ce que j’appelle le domaine de normativité propre à chaque domaine disciplinaire, et elles contraignent, plus ou moins impérativement, l’activité d’apprentissage. Ce qui veut dire tout simplement qu’on ne peut s’y prendre comme on veut pour apprendre à lire, à argumenter par écrit ou à sauter à la perche et que, s’il n’y a pas qu’une façon d’apprendre, les modalités d’apprentissage (et d’enseignement) ne peuvent pas ne pas être référées à la nature spécifique des contenus disciplinaires et des pratiques sociales.

…s’il n’y a pas qu’une façon d’apprendre, les modalités d’apprentissage (et d’enseignement) ne peuvent pas ne pas être référées à la nature spécifique des contenus disciplinaires et des pratiques sociales.

(…) Chaque domaine d’apprentissage obéit ainsi à des normes, des critères et de sanctions, que l’on pourrait dire de nature épistémologique en utilisant ce terme au sens large, qui débordent (et en principe informent) les situations pédagogiques particulières, et qui ne dépendent ni du bon vouloir des élèves, ni des enseignants. C’est de se confronter avec les différents registres de normativité propre à la culture qui est instituant pour le sujet (il est donc important pour moi ici de distinguer les concepts de normativité et de normalisation), et il n’y a pas de culture sans contraintes. 

(…) Ces contraintes sont arbitraires, non pas au sens de l’arbitraire politique mais au sens où en parle Saussure (évoquant le langage), c’est à dire « c’est comme ça et cela s’impose à chaque sujet ». C’est un arbitraire émancipateur, parce que c’est seulement si on assume ces systèmes de contraintes que l’on peut devenir et être un sujet engagé dans des rapports d’échange avec autrui.

Voir aussi : Jean Yves Rochex "De la performance à l'école"

(…) Pour être sujet, il faut accepter d’être assujetti à la norme, au sens de la normativité que je viens de définir et non encore une fois de la normalisation, de se confronter aux différents registres de normativité propres à la culture. C’est à cette condition que le sujet humain peut devenir normatif, au sens que Canguilhem donne à ce terme, c’est à dire producteur de ses propres normes. On a affaire de ce point de vue à des registres et des critères de normativité qui ont vocation à l’universel. Dire cela ne signifie pas qu’ils seraient éternels ou de nature a-historique, mais qu’ils sont pour une large part émancipés des situations socio-historiques particulières dans lesquelles ils ont été élaborés, et irréductibles à celles dans lesquelles ils ont enseignés ou mis en œuvre. Cela ne signifie pas non plus que la critique sociologique de la culture en général, de la culture scolaire en particulier, soit sans fondement mais qu’il faut se défier de la tentation relativiste à laquelle elle expose. Si donc une activité n’est jamais sans objet ni sans utiliser des procédures, des techniques spécifiques qui confèrent à cette activité un caractère réglé, normé, cela implique que la réflexion sur les activités d’enseignement-apprentissage doit travailler à élucider leur rapport avec le caractère réglé des disciplines scientifiques, des « savoirs savants » et des pratiques sociales. Ce qui ne signifie pas que l’on enseigne directement ceux-ci sans transposition didactique, mais conduit à interroger la pertinence épistémologique, théorique, voire anthropologique de ces modes de transformation. 

Pas d’activité sans objet, mais pas d’activité qui ne soit celle d’un sujet.

Pas d’activité sans objet, mais pas d’activité qui ne soit celle d’un sujet. C’est à dire que le champ d’investigation recouvert par la composante subjective de la dialectique évoquée ci-dessus est celui de la place que prennent l’activité, son objet et son développement, dans l’histoire personnelle et subjective du sujet apprenant. Cette inscription de l’activité dans la subjectivité du sujet renvoie non seulement à la manière dont le passé de cette histoire peut peser sur cette activité mais aussi à ce en quoi celle-ci, ses contraintes et le fait qu’elle soit toujours activité partagée avec autrui, peut contribuer à nourrir le développement et l’historicité du sujet, de ses compétences intellectuelles et de sa personnalité.

Interview de Jean Yves Rochex1 parue dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018

  1. Jean Yves Rochex, professeur des universités à Paris8, laboratoire ESCOL

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