Cachez cette performance que je ne saurais voir

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Anne Roger 1, refonde le sens de la performance en EPS. Débattant contre une vision étroite, elle révèle comment la performance, intrinsèquement liée à la compétence, peut devenir un moteur d’émancipation et de démocratisation. Une lecture incontournable pour penser l’éducation physique.

Cet article est paru dans le Contrepied HS 20 _21 EPS et Culturalisme(2018) ainsi que dans le Contrepied HS n°10, 2014

« La performance de la sphère publique est aujourd’hui une composante essentielle de la compétitivité qu’impose la mondialisation ». 

Voici ce que l’on peut lire en 2009 dans l’exposé des motifs du Projet de loi portant réforme des juridictions financières. Une perception économique de la performance s’impose ainsi dans le débat politique et sclérose les réflexions autour de l’éducation, reléguant l’alternative humaine au second plan. La performance comme inclusion humaniste disparaît alors derrière des considérations pragmatiques et économiques. La performance éducative disparaît derrière la performance d’un système économique qui n’aurait pas d’autre choix pour survivre, un système qui valorise l’hyper concurrence et qui oublie l’humain.

Comment repositionner cette notion, l’envisager autrement, pour sortir de l’impasse dans laquelle cette perception nous amène ? Il ne s’agit pas de nier la réalité sociale, la concurrence, l’exclusion qui peuvent découler d’une certaine approche de la performance mais au contraire d’en révéler l’autre facette, ancrée dans la dimension éducative. Renverser le regard pour défendre l’idée que la performance est facteur d’émancipation de l’individu et qu’il s’agit alors de démocratiser cette performance plutôt que de la réserver à une seule élite qui en aurait le monopole.

Clarifier et élargir une définition trop souvent réductrice

Avant toute chose, il semble nécessaire de se poser un instant sur le terme polysémique de « performance ». Les propos recueillis ici ou là auprès de collègues montrent que dans les représentations performance et évaluation sont associées très étroitement et que performance et progrès peuvent être dissociés. Dans la continuité, la performance est plus volontiers évoquée à propos d’activités telles que l’athlétisme ou la natation renvoyant à des performances chiffrées ou en sports collectifs dans lesquels le score parle de lui-même – la performance devenant la victoire – qu’en danse. Cette réalité quotidienne pèse sur les discours et les choix des enseignants, pas toujours de façon consciente d’ailleurs.

Renverser le regard pour défendre l’idée que la performance est facteur d’émancipation de l’individu et qu’il s’agit alors de démocratiser cette performance plutôt que de la réserver à une seule élite qui en aurait le monopole.

Les travaux de Bernard Jeu ont sans aucun doute marqué les esprits à ce sujet puisqu’ils renvoient la performance au sens suivant : « élargir l’espace, raccourcir le temps ». Cette définition, n’est-elle d’ailleurs pas reprise, et détournée, dans les programmes 2010 lorsqu’il s’agit de caractériser des compétences propres en EPS, alors que ce n’est pas le cas dans les travaux de Bernard Jeu ; la performance prend alors une fonction classante, au sens de grands catégories d’APSA. En effet, seule la Compétence propre n°1, renvoyant à l’athlétisme et la natation, fait référence à la notion de performance puisqu’il s’agit d’y «produire une performance maximale à une échéance donnée». Se profile alors ici l’idée que seules certaines activités, majoritairement celles de la CP1, pourraient se référer à une pratique de performance, les autres semblant y renoncer. Pourtant, les APSA peuvent-elles se passer de la performance ?

Une performance inséparable de la compétition ou de « l’événement »

Certes la performance est le résultat obtenu par une personne dans la réalisation d’une tâche spécifique dont l’exécution obéit à des règles établies mais peut-on limiter la performance sportive et artistique à cela ? La performance sportive est inséparable de la compétition ou de l’évènement comme la performance artistique, en danse notamment, est inséparable du spectacle. À condition bien sûr que ces deux dimensions soient conçues de façon adéquate. Dans les activités sportives Bernard Jeu met l’accent sur l’égalité des chances. Nous pouvons y ajouter quelques conditions institutionnelles : présence d’officiels, évènement qui sort de l’ordinaire, etc. Pourquoi cela est-il important ? Parce que dans ces situations particulières, le compétiteur s’investit avec toutes les dimensions de sa personnalité (notamment émotionnelles) et est confronté à des adaptations qui lui imposent, pour gagner, de se dépasser puisque l’adversaire est sensiblement au même niveau que lui. Dans le cas du sport, B. Jeu rappelle que « la performance impose de reculer ses limites et d’amener le possible aux confins de l’impossible » et c’est du côté de cet imprévisible relatif que la potentialité éducative de la performance en partie se joue pour chaque élève. Nous pensons que la compétition exige des élèves, quel que soit leur niveau, non seulement des adaptations mais encore des inventions.

Une nécessaire démocratisation de la performance

La performance, réduite le plus souvent aux aspects chiffrés ou à la victoire, est aujourd’hui souvent décriée tant dans le milieu sportif que celui de l’EPS. Fleurissent ainsi des notions telles que le sport-santé, le sport-loisir, la détente, etc. Rechercher la performance serait en quelque sorte chercher à reproduire le modèle de haut niveau, elle mènerait à des dérives inévitables, elle nuirait à l’intégrité physique du ou de la pratiquant-e, elle serait saturée de facteurs génétiques innés et induirait l’échec et l’exclusion des moins doué-e-s ; sa recherche aboutirait à un individualisme exacerbé et serait antinomique de toute forme de réalisation personnelle.

La société et l’école étant organisées autour de la concurrence interindividuelle dont la performance instrumentée devient le bras armé, l’idée semblerait se développer que l’EPS pourrait alors être un lieu pour lâcher « la pression » où il s’agirait de cultiver le bien-être (ce que la recherche de performance semble interdire ?), la condition physique, l’entretien de soi et laisser de côté le plus possible la performance. Comme si pour aller vers l’égalité il fallait renoncer à la réussite elle-même. Pour nous, la question de l’égalité doit pourtant intégrer la performance. Nous voulons défendre la performance pour toutes et tous pour éviter de basculer sur une vaste hypocrisie consistant à penser que l’école serait dans son rôle d’institution démocratique et républicaine si, bien qu’attentive, « bienveillante » et «compassionnelle» à l’égard des élèves les plus en difficulté, elle décidait pour leur bien-être, que la performance n’est finalement pas faite pour eux. Réintroduire la performance, c’est engager l’EPS sur la voie de la transformation de chacun-e, envisagée comme un dépassement de soi. Apprendre c’est toujours se dépasser. La performance nous semble en effet inévitablement associée au progrès et cette question du progrès est centrale à l’école aujourd’hui. L’égalité ne doit pas se résumer à l’idée que tous les élèves auront les mêmes résultats. On peut même penser que cet égalitarisme, vide de sens et de réalité, nourrit en quelque sorte le refus du progrès pour toutes et tous, donc en fait d’un pas vers plus de justice scolaire. Il faut viser le progrès et l’émancipation de toutes et tous. Le progrès ainsi entendu est une valeur humaine fondamentale.

Performance, compétence, savoirs ?

Certains discours pointent l’idée que l’on serait passé d’une EPS centrée sur la performance au début des années 80, à aujourd’hui, une EPS centrée sur les compétences. Pourtant, nous pensons avec Christian Couturier, qu’« il n’y a pas eu de chemin parcouru allant de la performance à la compétence, mais qu’il y a eu un mouvement dans la compréhension de ce qu’est une performance scolaire révélant une ou des compétences». Ainsi, nous pouvons défendre l’idée que l’on ne peut dissocier compétence et performance, l’une visant l’autre, et l’autre étant une preuve visible de l’une. Peut-on être performant sans être compétent et inversement ?

Philippe Perrenoud nous le rappelle : « La compétence n’est pas directement observable. C’est la condition d’une performance. Elle la rend possible, non aléatoire, prévisible. La compétence est en quelque sorte une promesse de performance. » (Quand l’école prétend préparer à la vie, p.46). La compétence, les savoirs à l’œuvre, ne semblent donc observables qu’au travers de la performance. Que serait donc une EPS sans la performance ? Est-ce simplement envisageable si l’objectif reste la transformation et le dépassement de soi par l’élève ?

Dès lors, comment penser la performance dans le cadre de l’EPS ?

La performance ne peut être dissociée de la notion de compétence. Elle doit être un but pour l’élève lui permettant de s’engager dans un projet articulant de façon indissociable un projet de performance, un projet technique et un projet d’entraînement. L’élève, tout comme l’enseignant qui l’accompagne dans ses apprentissages, doivent être en but de performance intrinsèque. En effet, tant que l’élève ne cherche pas à produire la meilleure performance possible, il ne se pose pas de questions pour y parvenir et tant qu’il ne le fait pas, il est inutile de chercher à construire des solutions car elles ne peuvent trouver résonance en lui. La performance ne peut se réduire à un moyen mais doit également être envisagée comme le but de l’action par l’élève, par l’enseignant. But et moyen sont indissociables.

Que peut-on considérer comme une performance dans chaque APSA ? 

Il s’agit évidemment de ne pas renoncer à l’exigence d’une réponse de qualité. Pour être performant, l’élève doit s’engager dans une activité qui ne laisse pas de place au hasard et, en l’associant à un processus de transformation, en la définissant en référence aux savoirs, les enseignant.e.s montrent leur attachement aux apprentissages. En unissant les acteurs à la construction de la signification de la performance, ils permettent aux élèves de se situer et de construire de la culture commune. De toute évidence la performance, sans cesse redéfinie par rapport à la dimension culturelle de l’APSA, renvoie de très près aux savoirs et rime avec une EPS de qualité.

Finalement de quelles caractéristiques la performance scolaire peut-elle se parer ? Plusieurs éléments transparaissent dans la réflexion. Cette performance doit être articulée de façon étroite à la compétence attendue et à une situation de référence dans laquelle elle se réalise. Elle doit être claire et explicite, reproductible et stabilisée, et peut être collective. Elle doit être étroitement liée à la compétition et peut se concrétiser dans des prestations (spectacle, rencontre sportive…). Enfin sa transformation en note, si tel est le cas, doit s’appuyer sur un travail quantitatif et qualitatif permettant d’identifier la diversité des qualités mobilisées par les élèves et d’en situer les différents niveaux attendus. Par ces modalités réflexives se jouent les conditions de l’égalité de réussite de nos élèves.

L’accès à une performance significative, dans les APSA, est la marque d’une véritable entrée en culture, d’une certaine technicité, de la mobilisation des ressources, de la maîtrise de méthodes d’étude et d’entraînement débouchant sur des pouvoirs d’agir nouveaux. Source de plaisir et d’estime de soi, importante pour le développement de toutes et tous, la capacité à produire une performance scolaire qui a du sens est un repère que l’on doit garantir à chacun-e.

La démocratisation que nous revendiquons nécessite encore un travail de nature didactique pour chaque APSA, aux différentes étapes de la scolarité,  pour aboutir à une meilleure articulation problème à résoudre/ transformation souhaitée, à un ciblage sur des savoirs précis et à une redéfinition des épreuves et référentiels de certification. L’efficacité passera aussi sans aucun doute par une augmentation sensible du temps de pratique en allongeant la durée des cycles, et en permettant un approfondissement pour toutes et tous sur une APSA pratiquée durant un volume horaire beaucoup plus important que les autres.

Article à retrouver dans le ContrePied HS 20-21.

  1. Historienne, MCF, formatrice à l’UFR STAPS de Lyon