Pour Marc CIZERON, Maitre de conférences HDR, UFR STAPS Clermont, la référence à la culture est insuffisante pour déterminer des contenus d’enseignement solides. La question de la formation des enseignants est évidemment posée.
L’histoire de l’EPS comme discipline d’enseignement a été traversée par des oppositions concernant la nature même de sa « matière » d’enseignement. Elle est passée par des « guerres » de méthodes, et notamment par une antinomie entre la tradition d’une « gymnastique » dite de préparation, censée assumer la formation physique fondamentale et les sports, d’abord conçus comme « application » ludique, puis par leur progressive affirmation comme support culturel d’une finalité proprement éducative.
Le problème posé met en scène deux positions difficilement compatibles : pour la première – dite développementale – l’éducation physique doit procéder en développant chez les élèves des capacités1 motrices qui sont dictées par la logique du développement fonctionnel de l’organisme, indépendamment des objets culturels auxquels il sera confronté ; pour la seconde option – dite culturaliste – c’est précisément en se confrontant à des objets culturels consistants que les élèves se développent. Lorsqu’elles sont nettement tranchées, ces positions amènent concrètement à proposer plutôt des séances dites de « motricité » (l’usage de l’expression est fréquent dans le premier degré), c’est-à-dire des exercices physiques spécifiquement conçus à cette fin, ou bien des séances adossées aux supports culturels que sont les pratiques sportives et artistiques.
L’éducation physique scolaire s’étant résolument orientée vers une option culturaliste depuis la deuxième moitié du XXème siècle, la question est restée vive, de savoir précisément en quoi et comment la pratique – fut-elle didactisée – des sports et arts corporels permet de développer les élèves, autrement dit de faire leur éducation physique. Il ne sera pas question ici de traiter des points de vue idéologiques qui président à l’une ou l’autre des deux positions, mais d’examiner, à l’aulne de mes travaux de recherche, quelle position je pourrais adopter concernant les objectifs à attribuer à l’EPS.
A l’occasion de la leçon inaugurale de la rentrée de l’ENSEP de 1967, Robert Mérand énonçait déjà qu’il fallait « concevoir une éducation physique qui serait en filigrane dans chaque séance d’activité physique et l’élever du statut de matière d’enseignement à celui de discipline ». A y regarder de près, la problématique est complexe et ardue, et toujours d’actualité. En effet, ce qui serait en filigrane dans chaque leçon de pratique sportive ou artistique, concerne des propriétés éducatives, c’est-à-dire les transformations opérées chez les élèves qui participent de leur développement. Ce sont finalement les fameux « contenus d’enseignement » de l’EPS, si difficiles à formaliser, mais susceptibles de tisser un lien logique entre les « contenus » de la matière d’enseignement et les transformations éducatives visées chez les élèves.
En s’adossant à un socle commun de compétences visées, les nouveaux programmes pour les collèges franchissent manifestement un pas décisif en faisant basculer le curseur du côté des objectifs éducatifs, et en instituant donc que les points d’appuis culturels représentés par les pratiques sportives sont en quelque sorte seconds, clairement subordonnés à ces objectifs. La critique adressée à cette perspective, notamment formulée par le SNEP, serait que l’EPS pourrait s’en trouver « déculturalisée », autrement dit, vidée de ses ancrages culturels.
Mes travaux de recherche ne plaident pas totalement pour cette orientation critique, ou tendent à la nuancer.
La thèse de doctorat que j’ai soutenue en 2002 montre que les enseignants d’EPS, experts dans leur discipline sportive (i.e. la gymnastique) mobilisaient des connaissances de cette « matière » plutôt formelle, constituée de modèles de formes et de mouvements corporels rassemblés autour du couple « rigidité-rectitude » du corps. Les connaissances qu’ils mobilisent pour justifier ces normes formelles s’avèrent par ailleurs très approximatives et essentiellement métaphoriques. Dans ces conditions, les enjeux proprement éducatifs d’une pratique de la gymnastique par les élèves ne peuvent qu’endosser ces approximations théoriques. La question cruciale qui se pose est que, pour pouvoir spécifier et opérationnaliser les objectifs éducatifs d’une pratique sportive et artistique, il faut en avoir une connaissance de « haut niveau », c’est-à-dire pour M. Develay (1994) une connaissance « qui permet un recul distancié vis-à-vis de la structure de la discipline, un savoir des contenus et de leur épistémologie ». Le sens didactique de cette idée est précisé par Schubauer-Leoni (2008) qui parle de contrôle, par l’enseignant, du sens épistémologique des enjeux de savoir. Au cœur même des situations d’enseignement-apprentissage, des processus conjoints entre l’activité de l’enceignant et celle des élèves, la question des « contenus d’enseignement » est adossée à la maîtrise que l’enseignant peut avoir de la « référence externe », c’est-à-dire à ses moyens de contrôle épistémologique de ce qui se passe en classe.
Ceci veut dire que lorsque l’enseignant, grâce à un dispositif qu’il a élaboré, confronte les élèves à un « objet culturel » donné en EPS, il devrait avoir le contrôle des processus d’apprentissage qu’il sollicite chez ces élèves et, du coup, du contenu qualitatif des transformations qu’il vise. Transformations qui sont proprement constitutives de l’Education Physique. C’est ce qui fonde la grande différence entre le fait de faire vivre des expériences sportives aux élèves – fussent-elles animées avec une grande compétence pédagogique – et le fait d’enseigner au sens fort du terme.
Les travaux de recherche que j’ai conduits à partir de 2013, en grande partie avec Caroline Ganière, ont pour ambition de servir cette cause. Pour spécifier les transformations qualitatives que l’élève doit opérer pour s’approprier un objet culturel (i.e. développer des compétences), il convient de disposer d’un cadre théorique et de catégories d’analyse afférentes. Un cadre qui permette d’analyser les conduites des élèves, de les interpréter en termes d’organisation fonctionnelle, et de déterminer de façon cohérente avec ces interprétations les transformations visées.
Le cadre d’analyse que nous avons proposé est de nature anthropo-phénoménologique. Il vise à considérer l’élève non pas seulement comme une machine biomécanique et/ou bioénergétique, mais comme un organisme vivant doté d’une conscience, vivant des expériences ayant une connotation émotionnelle, un sens, etc. S’agissant d’analyser des conduites motrices, ce cadre s’est enrichi d’une référence à la Gestalttheorie, pour considérer ces conduites comme des « formes » dans un double aspect absolument inséparable i) l’aspect visible du déploiement spatio-temporel du corps ; et ii) l’aspect invisible de toute l’organisation sous-jacente à ce déploiement, considérée comme une totalité signifiante. Il ressort de la constitution de ce cadre des catégories d’analyse, pour partie « intentionnelles » et pour partie « sensorimotrices » (et énergimotrices). Les premières regroupent notamment : le motif d’agir, les perceptions, les émotions, les coordinations d’actions ; les secondes concernent en particulier l’équilibration, la respiration, la locomotion, la manipulation, les coordinations posturales… Au fil des articles que nous avons publiés, ces catégories ont été largement développées.
Ces sont finalement ces catégories (ou ce type de catégorie) qui permettent de spécifier les contenus d’enseignement, plus précisément les objectifs qui portent spécifiquement sur l’éducation proprement physique. Un des enjeux majeurs des années à venir sera de voir comment la profession pourra ou non assumer de façon pertinente et éclairée la spécification des objectifs du socle commun sur son terrain (sa matière ?) qui concerne de façon centrale la motricité. De voir dans quelle mesure la recherche scientifique en STAPS jouera ou non un rôle historique dans ce domaine. Le risque de ce point de vue est l’inconsistance, c’est-à-dire la vacuité des contenus ou leur relégation à des aspects seulement formels de la conduite, ou encore la dilution de l’EPS dans des objectifs, certes à grande valence éducative, mais non spécifique à sa « matière ». En conclusion finale, je dirais que la question que l’EPS véhicule comme un syndrome de son immaturité depuis quasiment un siècle, et qui demande à être dépassée, c’est celle de la détermination consistante de sa matière d’enseignement.
Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018
- On utilise ici le terme capacité dans son acception générique, sans tenir compte de sa signification particulière dans le contexte du vocabulaire professionnel de l’Education Physique et Sportive.↩