Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme

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Lucien Sève (1926-2020) était philosophe. Il a travaillé notamment sur les rapports nature/culture. Dans le cadre d’une approche matérialiste, dialectique et historique, sa réflexion ne pouvait qu’enrichir le débat sur le culturalisme.

Extraits issus de Carnets Rouges n°5 décembre 2015 

(…) On nous enfonce de cent façons dans la tête cette vue d’allure très matérialiste : Homo sapiens n’est rien d’autre qu’un vertébré supérieur, la frontière supposée entre nous et les grands singes est pur préjugé. Conséquence : animaux et hommes sont à penser dans les mêmes termes généraux, ceux de nature et d’environnement. Le schéma de base serait le même chez tous : des modes de comportement à base innée – une nature – modulés dans leur expression par les conditions du milieu – l’environnement. Certes la part de l’acquis par rapport à l’inné grandit beaucoup de l’insecte au primate, bien plus encore chez l’être humain avec son gros cerveau dont la plasticité est extrême. Mais resterait pleinement valable le schéma d’ensemble: il y a une nature humaine – tous les humains marchent debout, manient des outils, parlent, rient, prévoient… –, qui se manifeste de manières variées chez les individus en fonction de leur milieu social – ce qui appelle le correctif de l’approche environnementale. La métaphore informatique paraît s’imposer : la nature humaine est notre hardware, unité centrale régie par le génome producteur de notre cerveau avec ses fonctions communes et ses particularités individuelles ; l’environnement nous apporte le software, somme des acquis venus personnaliser le disque dur de notre moi psychique. Conclusion : le savoir-clef pour connaître l’homme général et l’individu singulier en leur nature, c’est la science du cerveau, supposée science du hardware, ce pourquoi il est question de lui consacrer un milliard d’euros…

Lucien Seve avril 2010 ©Francine Bajande

L’ennui est que quelque chose cloche ici gravement : nos capacités psychiques supérieures n’ont pas du tout leur origine dans le cerveau. Ainsi le lieu premier de la langue maternelle n’est pas le cerveau mais la famille et au-delà d’elle le monde social. De même pour pensée conceptuelle, calcul mental, création artistique, sens civique, et tant d’autres capacités qui ne proviennent pas du dedans biologique mais du dehors social – la pensée logique n’est pas née du cerveau mais du dialoguePreuve frappante, entre autres : les enfants sauvages, grandis hors monde social, ne manifestent aucune de ces capacités, ni langage humain, ni rire, ni même, chez les fillettes-louves, marche debout. Que se passe-t-il ? Ceci qui est fondamental, mais qui échappe à un matérialisme fruste : les capacités complexes qu’a formées l’humanité des derniers dix ou vingt millénaires ne se sont pas stockées sous forme d’innéismes dans le génome mais, à une vitesse inconnue de l’évolution biologique, en des pratiques sociales et acquis culturels extérieurs aux organismes. Fait sans précédent : des activités mentales se sont cumulativement objectivées dans des matérialités sociales – livres, calculettes, écoles, musées, tribunaux, débats d’idées… – à partir desquelles se forment en chacun-e des activités cérébrales correspondantes.

Le monde socioculturel humain est donc infiniment plus qu’un simple environnement de l’individu : c’est l’humanité même objectivée d’une deuxième et tout autre façon que le génome d’Homo sapiens, et donc source majeure de notre personnalité. Des animaux aux humains évolués s’est ainsi opérée une foncière inversion : ce qui fait d’un chimpanzé un chimpanzé vient pour l’essentiel de son génome, et se voit seulement moduler par l’environnement ; ce qui fait de nous des humains évolués tous semblables et tous différents vient au contraire pour l’essentiel de notre monde social externe. Qualifier identiquement la forêt équatoriale où vit le chimpanzé et l’univers socioculturel du petit d’homme d’environnement, pratique quasi universelle dans les neurosciences d’aujourd’hui trahit donc une complète incompréhension de ce qui fait de nous tout autre chose que des vertébrés supérieurs – que bien sûr nous restons cependant à la base. Et on conçoit que la science du cerveau humain puisse être, selon qu’elle a ou n’a pas compris ce qui précède, un savoir majeur ou une redoutable mystification.

(…)

Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018