Dire sa pratique : une question d’orientation et de méthode

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Y. Léziart, Professeur des Universités, Ufraps, Université de Rennes 2 démontre qu’il est très difficile de dire sa pratique professionnelle, et que celle-ci est toujours plus riche que ce que l’on est capable d’en dire. Il montre aussi que la pratique n’est pas un sous-produit de la théorie, ni d’une autre nature. Un plaidoyer qui prend en considération la pratique ordinaire comme lieu d’émergence de l’intelligence.

Yvon Léziart a été longtemps membre du bureau du Centre EPS & société et a fortement influencé le développement de comptes rendus de pratique, spécificité de la revue ContrePied

Cet article est extrait du ContrePied n°2« l’EPS : au cœur des pratiques » de 1998. 

Dire sa pratique professionnelle : Quand en parle-t-on, et pour quoi faire?

Les questions sur les rapports entre les pratiques et les théories, les praticiens et théoriciens, même si ces termes demeurent en l’état très flous, sont fréquemment abordées en éducation physique et sportive. Les interrogations des chercheurs en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives sont, sur ce thème, plus épisodiques. La situation de l’enseignant d’éducation physique et sportive, comme celle de tout praticien, trouve sa justification dans la réalisation de l’action, dans la réussite de la tâche assignée. Nous utiliserons pour ce texte, les caractères que donne D. Hameline du praticien 1. »… Le praticien est conduit à l’inévitable détachement car le praticien dès lors qu’il transmet une compétence ne peut le faire qu’en objectivant l’action, qu’en la reconstruisant au sein d’un propos qui, dans le but même de traduire cette action avec fidélité, l’éloigne de ses impressions fondatrices ... ». Dès lors, le propos pédagogique est de l’ordre de ce que H. Taine nomme « les vérités moyennes » entre « théorie » et « doctrine » entre « explication détachée » des faits et implication intentionnelle. Il faut imaginer des enseignants heureux d’avoir senti lors d’une leçon, l’adhésion de la classe, sa volonté de bien faire et d’avoir perçu quelques signes du progrès du groupe. À chaque journée, à chaque séance suffit sa peine et ses joies. La vie quotidienne de l’enseignant est scandée de ces satisfactions, problèmes, difficultés… Pourquoi donc, parler, dire sa pratique, alors qu’elle trouve sa justification en elle-même ? Cette question est redoutable. Quand les enseignants parlent-ils de leur pratique? Essentiellement lors d’obligations institutionnelles, concours de recrutement internes, inspections… Ils produisent dans ce cadre un discours construit respectant (au moins pour ceux qui réussissent) les normes explicites et implicites du concours tenté. Quels rapports ce discours de circonstance établit-il avec la pratique régulière des enseignants ?

 « … il est nécessaire de penser que la pratique n’est pas un sous-produit de la théorie, ni qu’elle est d’une autre nature. »

Les candidats de ces concours ont désormais intégré l’idée que ces épreuves ne permettaient pas de juger leurs véritables compétences d’enseignant. Ils se prêtent en réalité à un jeu d’adaptation à des circonstances imposées qui ne correspondent en rien à leurs réelles conditions de travail. La formation continue des enseignants n’échappe pas à ces remarques. Dans ce cadre en effet, les interlocuteurs ne sont pas choisis, ils sont imposés arbitrairement par le groupement des enseignants en stage. Hors de ces circonstances officielles les enseignants expriment sans doute à des proches, à des pairs, des questions professionnelles (il serait intéressant de conduire une étude sociologique minutieuse sur : à qui se confient les enseignants lorsqu’ils veulent aborder leurs réels problèmes et interrogations professionnelles de terrain?). Comment sont-elles dites ?

Sont-ce des bribes de leçon ? Sont-ce des problèmes momentanément perçus comme insolubles ? Sans doute que selon les interrogations évoquées les partenaires choisis ne sont pas les mêmes. Le rôle de collègue proche n’est pas identique à celui d’enseignant de référence reconnu comme très compétent. Lorsque l’on se préoccupe de faire dire leur pratique professionnelle à des enseignants, nous sommes placés devant l’opacité « des savoirs naturalistes populaires ». Notre préoccupation actuelle se veut très modeste. Nous chercherons dans cet article à présenter sur cette question très vaste et très complexe, quelques réflexions issues de nos confrontations, dans divers moments, à cette parole professionnelle.

Dire sa pratique professionnelle

Cette interrogation est toujours délicate à conduire tant elle apparaît comme irrémédiablement cernée par deux écueils. Le rêve utopique d’une liaison théorie pratique homogène, fluide et harmonieuse et les croyances en une incommunicabilité des praticiens et des théoriciens. Comment poser ce problème de manière positive sans s’encombrer des engagements affectifs liés aux enjeux de pouvoir et aux enjeux sociaux traditionnellement associés à ces questions ? Dire sa pratique ne changera de statut et ne présentera d’intérêt pour les praticiens que si cette incommunicabilité tant exprimée se résorbe.

Ce changement ne dépend ni des bonnes intentions des chercheurs ou des praticiens, ni des déclarations de principe. Il exige un renversement des perspectives théoriques, une autre façon de prendre en compte la conception de la théorie, de la pratique et de leurs rapports. Nous abordons ici quelques éléments théoriques fondamentaux et nécessaires au dépassement de la pensée en usage sur ces questionnements.

Pour entrer dans cette nouvelle perception des rapports de la théorie à la pratique, il est nécessaire de penser que la pratique n’est pas un sous-produit de la théorie, ni qu’elle est d’une autre nature. Les études des anthropologues, des historiens et des philosophes ne peuvent être ignorées. Nous nous appuierons pour développer cette idée sur trois auteurs d’orientation théorique différente mais tous préoccupés de la façon dont sont utilisés et formalisés les pratiques par les praticiens. (Nous employons dans ce texte la définition que donne Y. Deforge de la pratique 2. « Les pratiques sont des algorithmes opératoires composés de savoir-faire opérants et répétés que l’expérience fige. Les pratiques sont alors des savoir-faire qui de savoir-faire deviennent des pouvoir-faire « . M. de Certeau 3 dans « L’invention du quotidien » s’interroge sur les pratiques quotidiennes des gens ordinaires, ces pratiques sans gloire, vouées selon les canons théoriques, à la répétition à l’Insignifiance. L’auteur explique que sa recherche est née… »d’une interrogation sur les opérations des usagers supposés voués à la passivité et à la discipline.. » et avoue que son ambition serait atteinte :  » …si les pratiques ou manières de faire quotidiennes cessaient de figurer comme le fond nocturne de l’activité sociale et si un ensemble de questions théoriques, de méthodes, de catégories et de vues en traversant cette nuit permettait de l’articuler… » M. de Certeau, grand lecteur de M. Foucault, construit un modèle d’analyse en contrepied des thèses de cet auteur.  » …s’il est vrai que partout s’étend et se précise le quadrillage de la surveillance il est d’autant plus urgent de déceler comment une société entière ne s’y réduit pas. Quelles procédures populaires jouent avec les mécanismes de la discipline et ne s’y conforment que pour les tourner…« .

Le quotidien s’invente selon M. de Certeau, avec mille manières de braconner, d’utiliser ou de détourner les normes. Cette poïétique est à comprendre comme, non pas une façon d’utiliser des produits diffusés mais un moyen actif de reconstruire une autre production, rusée, dispersée, silencieuse, quasi invisible mais cependant bien réelle. Les thèses développées par cet auteur accordent donc au détournement par les praticiens de toutes les connaissances possibles sans d’autre souci que l’efficacité des actions entreprises. Cette position rend toute sa dignité aux pratiques et aux pratiquants et assure que ceux-ci sont dotés d’intelligence. Retour de dignité et considération de la pratique ordinaire comme lieu d’émergence de l’intelligence.

 » Retour de dignité et considération de la pratique ordinaire comme lieu d’émergence de l’intelligence. »

Ce double souci se lit également dans la thèse de M. Detienne et J.P.Vernant 4, sur « Les ruses de l’intelligence : la métis des grecs ». Dans cet ouvrage les auteurs s’attachent à caractériser les pratiques quotidiennes des grecs. Un art de faire artisanal art de faire de l’homme de la rue, rusant pour être efficace dans les domaines les plus divers de l’action. »… C’est une forme d’intelligence et de pensée, un mode de connaître. Elle implique un ensemble complexe mais très cohérent d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la précision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses une expérience longuement acquise. Elle s’applique à des réalités fugaces, mou vantes, déconcertantes et ambiguës qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux… ». Ces individus fabriquent des productions originales différentes. Cette thèse est également défendue par C. Levi-Strauss 5. Nous nous référons à deux de ses ouvrages « L’anthropologie structurale » et « La pensée sauvage ». L’auteur démontre dans ces ouvrages, que la pratique est un concept normalisé et qu’il existe un découpage arbitraire entre les différentes formes de savoirs. Pour cet auteur, le classement ou la création d’ordre est à la base de la pensée primitive et représente une forme efficace et élaborée de la pensée humaine. L’observation exhaustive, l’inventaire systématique des faits conduit à des mises en relation fructueuses et confirme l’existence d’une curiosité en éveil « … d’une attitude d’esprit véritablement scientifique… ». Ainsi se dessinent deux modes de pensée distincts. L’un deux est proche de l’intuition sensible. « … cette science de l’intuition est donc une science très ancienne, adaptée à des découvertes d’un certain type ou l’observation et l’exploitation du monde sensible prime… ». Les connaissances développées selon ce mode, s’inscrivent pour C.Levi-Strauss dans ce qu’il nomme science « première » ou science du concret. Cette science n’est pas à opposer à la science « rigide ». Des différences existent. Elles sont cependant à relativiser. Différentes dans leur mode d’approche des faits et des événements, elles se ressemblent cependant dans les attitudes et les opérations mentales mises en jeu.

Les différents auteurs consultés mettent en avant la richesse des connaissances de la pratique et les modes particuliers de leur utilisation et de leur transformation, par les praticiens, dès lors qu’ils sont formalisés. La pratique génère donc des savoirs et des modes d’utilisation de ces savoirs originaux. Admettre l’idée que l’observation d’une pratique produit de la connaissance valide ne clôt cependant pas les réflexions engagées. Les connaissances nouvellement qualifiées ne sont pas indépendantes les unes des autres. Quelles relations unissent ces deux types de connaissances ?

Comment s’articulent les savoirs de la science et ceux de la pratique ?

L’alternative évoquée précédemment, révèle les positions les plus couramment admises et traduit une incapacité à articuler deux types de connaissances de nature différente. La connaissance des actes de travail (dire sa pratique professionnelle intervient évidemment dans ce cadre), est déconsidérée dans les productions scientifiques. Les sciences et techniques en activités physiques et sportives n’échappent pas à ces remarques tant elles ont adopté sans réserve les fonctionnements ordinaires de la production scientifique. Y. Schwartz 6 fournit dans l’ouvrage « Expérience et connaissance du travail », une explication de l’isolement, comme lieu d’étude, des activités de travail. La théorie exprimée par cet auteur, met en évidence que l’expérience difficile à cerner est souvent étudiée à partir de méthodes en sciences humaines qui valorisent le démontré, le vérifié, le mesuré. Cette dépendance des sciences humaines aux techniques les plus rigoureuses des sciences de la matière, exclut l’individu faisant usage, l’individu en action, au profit de considérations visibles, perceptibles de l’extérieur. En se privant d’une étude de l’acteur, au cœur de l’action, les travaux produits se condamnent au nom de la science à présenter des études ou les milieux de travail et de vie sont tronqués. Pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Y.Clot 7, ces écrits sont des études du travail sans l’homme. Y. Schwartz estime que « le détour théorique  » ainsi conçu risque d’engendrer une sorte de « taylorisme à double effet ». La distinction conception/exécution inventée pour l’organisation du travail trouverait dans le domaine de la production de connaissances une exacte correspondance. À partir de cette hypothèse s’explique aisément l’idée que certains hommes (les travailleurs ou les acteurs) ne pourraient comprendre les questions définissant pour les autres l’interrogation pertinente. L’extériorité permet-elle une compréhension suffisante des réalités du travail ou de l’action ou pour reprendre les termes d’Y. Schwartz  » …lorsqu’il est question du travail, certains hommes peuvent ils s’excepter du sujet pour faire la théorie adéquate de ce que font les autres ? » Ces positions extérieures conduisent leurs auteurs à produire ce qu’Y. Schwartz nomme les concepts aux neuf dixièmes. Le langage globalisant qui assimile les acteurs à un groupe social ou à une catégorie professionnelle, ne prend en considération que le commun et propose donc une vision tronquée de la réalité des milieux de vie et de travail, une conception pauvre de la culture. Ce mode d’approche de la réalité est sensible aux régularités et obligations nécessaires à toute vie sociale et considère comme acquis que ces régularités se renouvellent insensiblement. Cette croyance en une reproduction, en une conformité professionnelle ou sociale, néglige la prise de conscience par les acteurs des actions engagées et leur capacité de ne pas reproduire à l’identique, s’ils le désirent, des situations vécues. Cette sous-estimation des acteurs, des faits et enjeux liés au travail, par refus de dépassement des apparences, donne priorité dans l’analyse à ce que J.P.Terrail 8 nomme « le travail prescrit » pour le distinguer « du travail réel « .

Dire sa pratique professionnelle : l’expression d’une intelligence professionnalisée

Les pratiques d’enseignement s’effectuent au quotidien sans que les savoirs théoriques ou les connaissances scientifiques ne soient convoqués. Nous avons cependant montré précédemment que « l’activité du travail de l’humain » produit des connaissances car même lorsque les situations de travail sont les plus contraignantes, les plus mécanisées, l’homme n’est pas selon la formule utilisée par A.Gramsci 9 « un gorille apprivoisé ». Le travail crée par la pratique ou l’expérience de la connaissance et du savoir. Ce savoir peut être peu conscient, difficile à formuler, mais il existe. Dans l’enseignement la situation du rapport au travail n’est évidemment pas de ce type. Le savoir existe. Il est construit patiemment par les enseignants au cours de leur pratique ou l’interrogation est permanente. L’enseignement place toujours ses acteurs, enseignants ou élèves, en situation de réflexion et donc de production de savoirs. Ces savoirs produits, ne sont cependant pas toujours, dans ce milieu, directement accessibles à ses auteurs, ni formalisables aisément. L’interrogation, ou l’angoisse, de certains formateurs apparaît donc ici : comment aider des professionnels à mieux formaliser leurs savoirs ? Nous prétendons cependant et nous l’avons fait apparaître dans ce texte, que cette interrogation doit être précédée par celle concernant son utilité.

À quoi sert de chercher à dire sa pratique, si la pratique trouve son sens dans la réalisation, dans l’action ? Serait-ce un jeu vain que de dire ce que l’on fait ? La difficile question de la connaissance des produits ou fonctionnement de l’intelligence professionnalisée provient d’une approche de ces savoirs peu en conformité, avec les modes usuels de la production de connaissances scientifiques. Sans développer plus avant l’argumentation, relevons avec certains auteurs les écarts d’approche de la connaissance entre les sciences constituées et les sciences se préoccupant de l’activité des sujets engagés dans des tâches particulières. A. Leroux explique dans son ouvrage « Retour à l’idéologie”. Pour un humanisme de la personne » que la communauté scientifique à une fâcheuse tendance au gardiennage agressif de sa propre discipline et que de ce fait » l’homme de science n’a d’autre souci que de décoder les signaux envoyés par la communauté de ses pairs ». Ainsi se dresse une conspiration du silence autour des travaux ne respectant pas les approches scientifiques traditionnelles. Ce taylorisme à double effet conduit à croire en une incommensurabilité des paradigmes de la science et de la culture (ou du travail). C’est à une remise en question de ces fonctionnements que nous souhaitons nous engager. Il ne s’agit pas de nier la spécialisation disciplinaire dans la construction des savoirs. Elle existe et est nécessaire. Nous souhaitons que soit reconnu comme connaissance valide des savoirs issus de l’analyse des pratiques à condition que ces démarches soient réalisées avec rigueur.

Ces préalables posés les difficultés d’approche des savoirs professionnels demeurent. L’intelligence professionnelle est avant tout un savoir opératoire qui cherche à réussir une action en économisant les moyens mis en jeu. Ainsi, se développent des principes d’action et des stratégies de mise en pratique de ces principes. Les études conduites sur les différences de fonctionnement entre les savoirs empiriques et les savoirs scientifiques confirment que ces deux types de production de connaissances ne se développent pas selon les mêmes axes ni les mêmes présupposés. Delbos et Jorion 10 distinguent les principes d’action qui accordent dans un cas la maîtrise et les principes d’explication qui dans l’autre cas confèrent pertinence aux travaux entrepris. Pour ces auteurs comme d’ailleurs pour Y. Schwartz 11, la distinction sociale entre ces formes de savoirs résulte d’une construction sociale et historique, qui a progressivement accordé aux produits scientifiques la valeur étalon du savoir. Cet accord s’est fait « …sur le dos des savoirs pratiques systématiquement dévalués et dépossédés de toute prétention à la validité, surtout lorsqu’il s’est agi de savoirs détenus par des agents voués à la production économique … ». Ainsi pour ces auteurs, la suprématie des savoirs scientifiques lui vient au moins autant de ses attributs que de ses propriétés. Des distinctions sensibles partagent donc ces savoirs de ceux de la pratique : le rapport de l’universel au particulier, le détachement ou l’engagement du chercheur, l’importance du quantitatif ou celle du qualitatif, le caractère public ou privé du savoir, la cohérence totale ou locale du savoir…Y a-t-il dès lors comme certains chercheurs l’énoncent, incommunicabilité entre ces divers types de production de savoirs ? L’intelligence professionnalisée est-elle soumise à n’exister que dans la pratique, à ne jamais pouvoir être théorisée et transmise ? Les « intellectuels » seraient-ils, seuls, habilités à parler des savoirs professionnels en lieu et place de ceux qui les constituent ?

Nous considérons donc le domaine de l’intelligence professionnelle, sous toute ses formes, élaborée ou non, formalisée ou non, comme terrain d’études scientifiques et d’une manière générale nous posons après Y.Schwartz la nécessité de créer une solidarité réelle entre les formes de culture et les modes d’approche de la science. La science et ses exigences internes permettent de tirer le maximum des divers types de savoir inclus dans les diverses pratiques sociales, y compris celle du travail. Les diverses formes d’intelligence sociale, dans le cas de notre étude l’intelligence professionnalisée, doivent poser leurs exigences au travail scientifique et veiller à ce qu’il ne réduise pas, pour des raisons de généralisation, tous les particularismes qui constituent l’essentiel et la richesse des savoirs sociaux. Cette conception du rapport des pratiques professionnelles aux sciences ne cède en rien à des formes de populisme qui accorderaient, de fait, aux pratiques sociales le statut de connaissances scientifiques. Il ne s’agit pas de remplacer un modèle de production de savoir par un autre et considérer ainsi établir une révolution scientifique et reconquérir, pour les pratiques, les espaces et représentations confisqués. Il s’agit de travailler en permanence sur les articulations délicates entre deux formes de production de savoirs différentes que l’évolution de notre société a disjoint, écartelé.

«Ce que les enseignants font réellement lorsqu’ils enseignent est paradoxalement fort mal connu»

Notre approche des savoirs professionnels entre dans ce cadre. Nous abordons ce terrain avec prudence en évitant à la fois de réduire la complexité des expressions professionnelles tout en recherchant à préciser, à clarifier sans cesse ce que contiennent les diverses formes d’intelligence sociale. Dans ce cadre, nous estimons que le travail sur « dire sa pratique professionnelle » ne peut être contourné actuellement même si la tâche apparaît très délicate. La connaissance et l’étude de ces savoirs participent de deux nécessités. L’une très pragmatique. La sauvegarde des savoirs permet la constitution d’une mémoire professionnelle des pratiques au sens défini préalablement. Cette mémoire professionnelle s’inscrit dans les démarches ethnologiques et anthropologiques et maintient vivaces des savoirs condamnés à l’oubli. Y.Chevallard 12 s’inscrit dans cette perspective lorsqu’il envisage de constituer une anthropologie du didactique ou écologie sociale et culturelle des savoirs. Conserver, dans une société en rapide évolution, des savoirs professionnels participe de la sauvegarde d’un patrimoine. La transmission et l’étude des savoirs indigènes tels qu’ils se présentent quotidiennement représentent le deuxième axe fort de ce travail à conduire. Ce que les enseignants font réellement lorsqu’ils enseignent est paradoxalement fort mal connu. De nombreuses personnes (enseignants, inspecteurs, administrateurs, chercheurs…) émettent des avis autorisés sur cette question. Que connaît-on sur la réalité de cette profession ? L’étude conduite à l’lNRP, sous la responsabilité de J.Marsenach 13 a produit, en se centrant sur les contenus d’enseignement proposés aux élèves, une première approche de ces réalités professionnelles. Le chemin est ouvert. Les connaissances descriptives ainsi produites permettraient aux enseignants de mieux se connaître comme ensemble professionnel, aux formateurs de pouvoir parler d’une réalité non fantasmée et aux chercheurs de disposer d’une base de connaissances utiles. Ce type de travail engagé, se donne pour objet de caractériser les savoirs des professionnels au cœur de leurs actions. Il ne se confond pas avec les travaux sur la pensée des enseignants, (même si les résultats obtenus peuvent être complémentaires). Il ne s’agit pas d’explorer les mécanismes de la construction de la pensée enseignante. Il s’agit d’approcher les formes de la pratique professionnelle comme expression d’une communauté, de rechercher dans l’action quotidienne, l’expression d’une culture actuelle en interrelation avec la mémoire professionnelle.

Étude de deux expériences sur la parole professionnelle en éducation physique et sportive.

Nous avons, au cours de diverses rencontres avec des professionnels de l’éducation physique et sportive ou de l’animation sportive, cherché à comprendre comment ceux-ci, immergés dans leur pratique quotidienne, établissaient des liaisons avec les documents théoriques, jugés proches de leurs préoccupations professionnelles et comment ils formalisaient leur travail. Nous développons ici les conditions de déroulement de ces rencontres et les résultats que nous en avons extraits. Deux expériences significatives, mais légèrement différentes dans leurs finalités et la manière dont elles ont été conduites, sont relatées.

La première rencontre concerne une session de formation d’enseignants d’EPS au concours de l’agrégation.

Lors de cette session l’hypothèse de formation suivante avait été adoptée : en préparant intensivement les enseignants à formaliser leur pratique professionnelle, les chances de réussite aux diverses épreuves du concours augmentaient sensiblement. La session a donc durant une semaine préparé les enseignants à la présentation orale de leur pratique quotidienne, devant l’ensemble des cessionnaires. Chacun choisissait le thème de son intervention et préparait sur le temps qui lui paraissait nécessaire, une intervention fixée à une heure. Cette présentation était ensuite discutée par l’ensemble des cessionnaires et des formateurs présents. Nous nous sommes attachés durant cette session à comprendre comment les acteurs de l’éducation physique et sportive construisaient les discours de leur pratique. Les discours de chacun ont été retranscrits et analysés à partir des normes habituelles d’analyse de contenu. L’objet de notre travail a porté sur la détermination d’archétypes de construction de l’exposé et d’utilisation de « la théorie » dans ces discours.

Quatre discours ont été analysés :

  • L’un d’eux relate l’expérience d’une pratique d’enseignement en activité d’expression. Le discours se bâtit à partir de l’expression des difficultés rencontrées. La justification de l’intérêt des questions et des solutions envisagées s’appuie sur des référents théoriques. Les solutions proposées sont alors abordées. Elles suscitent selon l’enseignant de nouvelles interrogations justifiées une nouvelle fois par le recours à des connaissances théoriques Cette démarche exploratoire apparaît comme un modèle assez fréquent chez les enseignants.
  • Le second présente une session de formation d’adultes ou il a été impliqué comme formateur. Le discours tenu présente en premier lieu une justification du thème choisi à partir de savoirs théoriques. Il met ensuite en évidence les difficultés rencontrées pour mettre en pratique ces orientations. La troisième phase de l’exposé propose une illustration de ces axes de travail dans une activité sportive particulière avec une nouvelle étude des difficultés rencontrées dans la mise en place de ces orientations. Le discours se termine par un retour sur les théories évoquées précédemment pour réaffirmer l’intérêt du recours à la théorie pour engager tout travail de formation… La théorie apparaît centrale dans ce cas. Elle donne les orientations à la pratique.
  • Le troisième acteur étudié s’attache à développer une question d’homme de terrain : le groupement des élèves favorise la réussite pour tous. Le discours émis après une justification courte de l’intérêt d’une réflexion sur ce thème, s’attache à caractériser sa pratique usuelle et celle de ces collègues dans ce domaine. Ces pratiques sont ensuite référencées à un ouvrage théorique. Ces deux premiers aspects conduisent à l’émission d’une hypothèse simple dont les effets sont évalués. Une proposition de modification des groupements d’élèves clôt cet exposé. Dans ce cas, la pratique et les problèmes qu’elle génère, sont premiers et demeurent essentiels tout au cours de l’exposé.
  • Le quatrième exposé consiste en la présentation d’un travail d’innovation contrôlée dans le cadre d’un projet scolaire défini. Le discours justifie en premier lieu l’intérêt de l’étude proposée. Le thème choisi est approfondi et donne naissance à un cadre d’analyse du projet d’action envisagé. L’activité sportive support de l’innovation est analysée théoriquement pour faire apparaître comme indispensables les orientations choisies. Une présentation des théories sur les contenus d’enseignement précède une présentation rapide des résultats de l’innovation. L’exposé se termine par une présentation des insuffisances du cadre théorique d’analyse conçu. La théorie est dans cette étude au cœur des préoccupations de l’enseignant et dépasse très largement en intérêt les réalisations pratiques. 

Malgré l’apparente diversité des parcours et des expressions, des constantes apparaissent dans les discours des enseignants : les présentations suivent une logique d’exposition initialement déterminée. Le mode d’expression contient toujours des descriptions, des explications. Celles-ci sont données dans un langage particulier, celui du langage professionnel où le jargon n’est pas exempt. Le discours est de type rationnel et pragmatique. Il n’est cependant pas identiquement fourni en théorie, même si, ce ne sont dans tous les cas, que des bribes de théorie qui sont utilisées et qu’aucune manipulation contradictoire des théories n’est enregistrée. La théorie prend un aspect d’imposition. Elle certifie par sa (parfois lointaine) correspondance avec les explications fournies la justesse de celles-ci. De plus le discours manie quelquefois, sans considération d’ordre épistémologique, des théories d’orientation différentes voire contradictoires. Nous sommes ainsi placés devant l’expression de conceptions et non de théories, pour reprendre la célèbre distinction établie par Van der Maren 14. Ces quatre enseignants ont donc ainsi défini leur pratique sans que l’on soit capable de distinguer ce qui relève d’une parole sur la pratique, de ce qui relève de l’ordre du souhait, du rêvé, du lu.

Enfin, nous relatons une expérience plus récente.

Dans le cadre d’une recherche sur la diffusion d’une ingénierie didactique auprès d’enseignants d’éducation physique, nous avons soumis chaque enseignant choisi, (ils étaient quatre également), à une analyse précise où se sont révélés les modes de présentation des pratiques professionnelles. Dans le cas de cette recherche les enseignants n’exposaient pas directement leur pratique. Les exigences de la recherche ont cependant permis de cerner avec suffisamment de précision l’expression de leur pratique professionnelle. Les conclusions que l’on peut retenir de ce second travail corroborent les résultats décrits précédemment. L’observation des pratiques enseignantes a consisté à mesurer les transformations dans les pratiques que pouvait entraîner une formation aux produits d’une ingénierie didactique. Les pratiques des enseignants ont donc été observées avant la formation et après celle-ci. Ces observations ont été conduites à partir d’un protocole strict : étude des fiches de planification normalisées, explication avant séance de ces fiches par les enseignants, enregistrement son et image de la séance réalisée, commentaires après séance de l’enseignant, interview des élèves sur leur perception des phases essentielles de la séance, analyse à posteriori au magnétoscope, de ces phases par les enseignants. L’expression des enseignants sur leur pratique révèle un déséquilibre patent entre le souci de « coller » à sa pratique et le désir d’exprimer une cohérence forte d’enseignant. Ce dilemme se résout le plus souvent par le choix d’une position de principe pour l’une ou l’autre option. Ainsi dans l’expérience évoquée, deux enseignants ont choisi d’entrer dans la transformation de leurs pratiques par l’incorporation lente, progressive et mesurée dans leur pratique usuelle, de tâches proposées dans le cadre de l’ingénierie, sans changer notablement leur mode de fonctionnement. Le problème se règle par altération des principes de l’ingénierie et utilisation « détournée » des tâches proposées dans un autre cadre. La logique qui a présidé à la constitution de ces tâches est ainsi dévoyée. Nous retrouvons au travers de ce constat, les modes d’utilisation de la théorie présentés par M. de Certeau.

« Discuter sérieusement de sa pratique, c’est nécessairement décrire une pratique dépassée… »

Les deux autres enseignants adoptent une stratégie d’intégration des nouvelles connaissances très différente. Ils s’inscrivent dans une compréhension de l’ensemble de l’ingénierie proposée. Les orientations générales sont discutées et leurs relations avec les tâches choisies sont soumises à analyse. S’agit-il cependant chez ces enseignants d’une rupture brutale avec leurs pratiques théoriques et de terrain antérieures ? Dans le cadre de cette étude nous avons pu mettre en évidence qu’une relative adéquation théorique existait entre les conceptions de l’éducation physique des enseignants et les celles qui présidaient à l’ingénierie présentée. Le pas à franchir pour ces enseignants apparaît réalisable, même s’il nécessite des efforts. L’enjeu est jugé acceptable et les efforts à faire convenables pour une amélioration de leur pratique habituelle. L’engagement dans la démarche proposée est ainsi décidé. Cet engagement ne certifie cependant pas une correspondance forte entre les propositions de l’ingénierie et les réalisations nouvelles des enseignants. Des décalages se perçoivent. Les enseignants n’en sont toujours pas conscients. Il arrive également que des utilisations erronées des cadres proposés soient notées. L’adhésion au projet général est cependant toujours liée à l’appréciation par l’enseignant d’un degré de proximité acceptable.

Au travers de ces deux exemples choisis nous souhaitons montrer à la fois la complexité de l’approche des dires professionnels, l’évidente nécessité de ces investigations mais aussi les limites rencontrées dans ces approches.

Sommes-nous dans ces deux exemples, proches de la réalité des pratiques professionnelles ? Dès lors qu’il y a discours la réalité de l’existant est tronquée. Ce principe admis, la question de l’écart possible, demeure posée. Que disent les enseignants de leur pratique ? L’effet théorique toujours présent dès lors que l’on doit décrire et non faire, masque la réalité de la pratique à l’insu parfois des pratiquants. Les exemples présentés révèlent nettement ces écarts. Le rapport entre la pratique et la théorisation de celle-ci biaise en permanence la réalité professionnelle. Des bribes de pratique vivent dans les discours. Ce n’est pas nécessairement ce que les enseignants privilégient. Ils apparaissent comme illustrations de positions, de justifications des pratiques. Nous estimons aujourd’hui que de nombreuses précautions et préalables doivent être posés avant d’approcher l’existant et que des méthodes d’approche précises doivent être envisagées afin de ne pas isoler la pratique de toutes les composantes proches ou lointaines qui les déterminent.

Quelques remarques sur comment dire sa pratique chercher en efficacement.

  1. – Réserve – Réticence

Nous avons, à partir de diverses expériences complémentaires de celles présentées dans ce texte, proposé règles et principes pour l’amélioration de la qualité des expressions professionnelles. Ceux-ci sont exprimés dans divers articles cités en référence. Nous reconnaissons-nous actuellement dans ces recommandations ? Le recul du temps nous conduit à en reconnaître aujourd’hui certains comme toujours pertinents. D’une manière générale cependant, nous abordons ce terrain avec une réserve plus affirmée. L’essentiel, dans l’expression efficace d’une pratique d’enseignement, déborde largement le domaine des techniques à proposer, même si celles-ci sont utiles et efficaces. Nous estimons qu’il concerne l’acceptation par le praticien, de dire sa pratique telle qu’elle est. L’écueil provient d’une difficulté à affronter la réalité de son enseignement. Les délicates conditions de sa pratique ne sont sans doute pas étrangères à ces difficultés. Il ne suffit pas de parler de sa pratique professionnelle pour avoir des choses à dire. Il ne suffit pas non plus de parler de sa pratique professionnelle pour être bon enseignant. Les faits, comme toute réalité, ne se donnent pas à voir aussi aisément

Une réserve majeure, exprimée par les enseignants, est liée à l’idée que le discours fige les pratiques. Discuter sérieusement de sa pratique c’est nécessairement décrire une pratique dépassée. La pratique actuelle est trop complexe pour être comprise et dite en la faisant. Les enseignants ont également compris qu’ils ne pouvaient que très imparfaitement saisir la complexité de ce qu’ils font. Ils ne peuvent en décrire que des bribes, des impressions, des aspects ponctuels. D’autre part l’effet de théorie, si bien décrit par P.Bourdieu 15. « L’explication que les agents peuvent fournir de leur pratique au prix d’un retour quasi théorique sur leur pratique, dissimule à leurs yeux même la vérité de leur maîtrise pratique comme docte ignorance, c’est à dire comme mode de connaissance pratique n’enfermant pas la connaissance de ses propres principes... », rend quelques enseignants réticents à la poursuite de cet exercice. Dès lors pourquoi s’acharner à dire une pratique que l’on sait nécessairement tronquée et dont l’utilité ne paraît pas évidente. Il n’est pas possible pour des enseignants de faire et de se regarder faire en même temps. Les discours produits s’inscrivent dans les remarques formulées par M.Weber lorsqu’il parle des rapports de l’expérience aux connaissances  » …Une connaissance réflexive de notre expérience ne saurait jamais être une reviviscence ou une simple photographie du vécu, car l’expérience vécue en devenant objet, s’enrichit toujours des perspectives et des relations dont on a justement pas conscience au moment où on la vit... ». Cette distance obligatoire de la pratique se confond parfois avec une distance volontairement établie, dans le souci d’éviter de se présenter tel que l’on enseigne.

  1. – Qui peut aider ?

Au cours des années 1970, des tentatives d’expression collective des pratiques ont été tentées. Les résultats obtenus par ces formes d’expression collective n’ont jamais été précisément connus. Le temps n’a pas confirmé l’utilité de ces regroupements. Il est sans doute indispensable pour dépasser le discours anecdotique, ponctuel ou formel et pour faire émerger l’essentiel d’une pratique, d’établir une relation à deux. Il nous semble que cette relation d’aide doit contenir, pour réussir, une relation affective positive car rien n’oblige l’enseignant à dire ce qu’il fait, hors des rapports institutionnels obligatoires. Il faut aussi nous semble-t-il que l’autre (le répondant) soit considéré par l’enseignant comme compétent dans l’écoute de l’autre et dans l’analyse des pratiques enseignantes. De plus l’enseignant doit sentir que cette relation s’établit dans le temps et qu’elle accepte les vagabondages nécessaires à l’expression de soi. Prendre du temps, voire perdre du temps, s’impose. Des expériences conduites actuellement par un groupe de chercheurs, sur les entraîneurs sportifs de haut niveau, leur parcours et leurs connaissances, montrent l’importance du temps dans l’accomplissement de cette tâche. Des rencontres mensuelles d’une demi-journée durant une année sont programmées. Entre ces intervalles fixes, des réunions informelles entre l’entraîneur et le chercheur peuvent être envisagées. Elles existent et sont variables en intensité selon les entraîneurs. Enfin, ce passage en lui-même doit être perçu par l’enseignant comme une aide, dans l’approfondissement de la connaissance qu’il a de lui, mais aussi dans l’amélioration de ses projets professionnels. Nous estimons que l’établissement d’une relation affective de forte confiance avec une personne compétente dans son domaine professionnel et du temps sont les conditions premières à l’émergence d’un discours non feint sur sa pratique.

  1. – Comment aider ?

Nécessité de faire saisir au préalable l’intérêt de dire sa pratique même très imparfaitement. En effet, sans ce préalable une nouvelle fois présenté, les tentatives s’avèrent bien souvent vaines. Pourquoi dire sa pratique que l’on sait mal structurée, attaquable, discutable ? Les tentatives pour que l’enseignant dise, malgré tout, sa pratique (ce qui se déroule bien souvent en présence d’un chercheur ou d’une personne qualifiée) passe aussi par la compréhension que ce travail n’a pas comme unique but d’enrichir les productions de recherche. Quelques règles peuvent se déduire des expériences précédemment menées.

  • l’enseignant doit comprendre qu’un praticien possède un savoir qu’il est seul à fonder même si des imperfections théoriques peuvent être notées.
  • l’investigation dans la pratique professionnelle dès lors qu’elle est acceptée, est coûteuse en temps et en investissements pour les diverses personnes engagées dans ce travail. Il faut en accepter les conditions en préalable à la mise en jeu du projet.
  • chaque séance de travail ne sera pas d’égale intensité ni ne produira les mêmes résultats. Le temps apparemment perdu est souvent source de progrès ultérieurs sensibles.
  • les aller et retour entre les différents discours prononcés sont aussi nécessaires pour préciser, revoir, approfondir, valoriser, minimiser sa pratique professionnelle.
  • l’exercice proposé crée souvent un sentiment d’isolement. Il est essentiel de replacer fréquemment les dires de l’enseignant dans les écrits professionnels existants pour que celui-ci retrouve une appartenance communautaire, tout en précisant sa singularité.
  • ce travail très impliquant ne peut cependant pas progresser sans confrontation, à des moments choisis, à des documents théoriques dont la qualité, la forme et la fréquence de présentation doivent être très minutieusement déterminées. La nature de ces documents, parfois qualifiés de documents intermédiaires, mérite, en elle-même, une étude.

« Dire sa pratique professionnelle est cependant une nécessité pour poser la valeur patrimoniale de la profession »

Ces règles ne sont évidemment pas exhaustives. Elles sont le fruit d’expériences et peuvent, sans doute, aider ceux qui le désirent à s’engager dans ce travail d’analyse professionnelle.

Utiliser des procédures et des méthodes d’investigation pertinentes.

Des procédures et méthodes d’investigation des pratiques professionnelles ont été mises au point par des équipes de recherche plus particulièrement au cours des dix dernières années. Certaines sont désormais bien connues. Il reste cependant après l’analyse de ces techniques à vérifier si leur incontestable utilité pour les chercheurs se conjugue également en une utilité pour les professionnels de l’enseignement. Là encore, sont posés, les rapports des outils de la recherche à ceux utiles pour des professionnels de l’action. Il ne s’agit pas de systématiser les différences, comme nous l’avons rappelé précédemment, mais de ne pas perdre de vue que l’objet de cet article est de tenter de mettre à jour des orientations et procédures utiles « à dire sa pratique professionnelle ». Quelques textes fondateurs sont actuellement reconnus. Nous en citerons deux et nous nous attacherons à développer un peu plus longuement une méthode mise au point dans le cadre du travail ouvrier et qui nous paraît présenter de l’intérêt pour l’approche de la pratique de l’éducation physique et sportive.

L’entretien d’explicitation : Cette technique d’entretien précisée par P. Vermersch 16, repose sur l’hypothèse que l’action est « l’expression la plus directe de la cognition réellement mise en œuvre par le sujet« . Cette hypothèse a conduit son auteur à proposer « une démarche d’observation déductive qui essaie d’inférer les procédures, les raisonnements, les buts, les savoirs mis en œuvre par le sujet à partir des propriétés de ses seules actions et donc à élaborer une méthodologie de la description et de la microanalyse des déroulements d’action« . Les procédures proposées visent à recueillir a posteriori une verbalisation décrivant le déroulement d’une action. P. Vermersch situe son travail dans la mise en jeu de la mémoire expérientielle, proche de la mémoire épisodique. L’objet des recherches étant de faire évoquer par les sujets les connaissances devenues automatisées (les connaissances de routine) et celles qui ne sont pas encore conscientisées à partir d’une action, d’un domaine observable sans que les questions portent directement sur les causalités de l’action.

Le cours d’action : Theureau 17 définit « un objet théorique de l’analyse ergonomique », qu’il nomme « cours d’action ». Il précise ainsi le cours d’action « c’est ce qui, dans l’activité d’un ou de plusieurs acteurs, est significatif pour ce ou ces derniers, c’est-à-dire racontable et commentable par lui ou eux« . L’action ou la communication dans ce cadre est une unité de comportement significatif pour l’acteur et l’interprétation, une unité de discours privé ou public, significatif pour l’acteur. Étudier le cours d’action consiste donc à étudier l’organisation dynamique des actions, communications et interprétations d’un ou de plusieurs acteurs et des déterminants extrinsèques dans la situation, la culture et l’état de l’acteur. Des principes d’étude des cours d’action sont également définis, de même que la méthodologie afférente aux recueils des données. Sont ainsi proposés des recueils en situation naturelle ou en situation d’expérimentation ergonomique (situation proche de la situation naturelle), des auto-confrontations à l’immédiat et à l’étude du savoir-faire issu de l’action et des méthodes de construction de graphes d’analyse des protocoles d’observations et de verbalisations.

L’instruction au sosie : Oddone 18 propose dans son ouvrage « Redécouvrir l’expérience ouvrière » une stratégie de mise en parole des travailleurs afin de « récupérer » l’expérience ouvrière. Il qualifie cette démarche d’instruction au sosie et démontre tout l’intérêt de ce travail pour approcher la réalité du travail quotidien. Les histoires individuelles contées par les ouvriers, dans l’expérience italienne, n’ont pas eu les effets escomptés. En effet, celles-ci ne présentent dans le meilleur des cas que les expériences vécues. Pour l’auteur elles ne renseignent en rien sur les modes de développement des expériences vécues. Elles sont très rarement, lorsqu’elles sont déclarées, comptables du passé, et se présentent sou vent comme le modèle idéal que l’on souhaiterait atteindre. Pour reprendre l’expression d’Oddone nous sommes ainsi placés devant le manuel du parfait enseignant.

Placé devant la situation de dire sa pratique, l’enseignant (mais cette remarque est valable pour toute personne confrontée à cette tâche), dans la plupart des cas, embelli sa conduite de façon à correspondre le plus possible au comportement dominant ou au modèle attendu. Ainsi l’objet d’analyse est détourné et le réel cède le pas à une présentation abstraite où des illustrations donnent le change pour laisser croire à la présentation concrète. L’expérience vécue, tant attendue, se dilue et perd de sa puissance. Pour dépasser ces difficultés réelles et réduire ces contre effets du théorique, Oddone suggère de demander à chaque sujet de donner des instructions à un sosie, ou pour reprendre ses termes, à un moi-auxiliaire. L’expérience conduite montre qu’ainsi le sujet investit dans son discours l’essentiel de sa pratique professionnelle, mais aussi tout ce qui conditionne le déroulement de cette pratique : environnement humain (autres enseignants), administration, conditions matérielles de travail, vie de l’établissement.    Il est évident que cette méthode ne réduit pas à néant, les décalages signalés par M. Weber. Elle procure cependant des avantages non négligeables dans la perspective de dire sa pratique professionnelle et de formaliser à terme les éléments de l’expérience de métier. En premier lieu, la situation de parole est beaucoup plus acceptable par l’enseignant. Le jeu n’est ni faux, ni formel. Il correspond à une transmission des acquis à un semblable (ceci s’admet tout à fait bien chez les travailleurs, le compagnonnage en témoigne). Dans ces conditions, la formulation de cette pratique n’est pas contrainte à un respect des normes de présentation des expériences réalisées et libère l’enseignant du poids des conventions. Ensuite l’expression de la pratique professionnelle s’étend largement au-delà de la réalité immédiate de la séance animée. C’est toute l’expérience globale de l’enseignant qui est engagée. La structuration du discours permet des aller et retour entre les faits et l’explication de ceux-ci. Ce mode d’approche du discours professionnel réduit à notre sens, la distinction établie entre travail prescrit et travail réel. Les exposés habituels s’attachent à rassurer les écoutants sur la qualité de réalisation du travail prescrit, ce que nous avons précédemment nommé l’accord aux normes professionnelles. La globalisation de l’expérience autorisée par l’instruction au sosie, offre un discours plus fondamental, plus ancré, plus authentique. Enfin, nous estimons que l’authenticité de cette démarche favorise l’engagement de l’enseignant dans une réflexion sur sa pratique et participe ainsi à sa mise en action professionnelle de l’enseignant, engagement vers une remise en question concrète de certains aspects de son enseignement.

Conclusion

Un enseignant d’EPS est d’abord un acteur. Il agit et « produit » de l’enseignement. Il se situe donc dans l’action et fait. Ses savoir-faire sont visibles. Ils se construisent cependant à partir d’un ensemble de données plus vastes qui comprennent les contraintes de l’action, les expériences effectuées, l’activité humaine en général. Les discours ou écrits représentent des moyens de leur expression. Le passage à l’expression modifie nécessaire ment la réalité de la pratique et rend complexes les analyses d’écrits ou de discours sur ces pratiques. Ce décalage obligé est parfois perçu par les enseignants comme réducteur de la qualité ou de l’originalité de leurs pratiques et les conduits à une grande réserve sur l’intérêt de ces formulations. Souvenons-nous de la phrase de Canguilhem à propos de la psychologie, »La défense du testé, c’est la répugnance à se voir traité comme un insecte par un homme auquel il ne reconnaît aucune autorité pour lui dire ce qu’il est et ce qu’il doit faire« . Nous maintenons à la fin de cet article l’ambiguïté qui se perçoit peut-être au détour des pages. Dire sa pratique professionnelle est cependant une nécessité pour poser la valeur patrimoniale de la profession, c’est également utile pour la recherche et les chercheurs, est-ce vraiment utile pour les enseignants ? La réponse n’est pas simple. Les expériences vécues en ce domaine confirment, que l’exercice est délicat pour des professionnels de l’éducation physique, que l’investissement est coûteux pour des effets parfois comptés, voire négatifs. Les conditions de déroulement de l’expression professionnelle sont trop souvent hâtives. Les résultats sont parfois entachés de positivisme et les relations causales simples prennent le pas sur la compréhension de la pratique professionnelle dans ce tout que représente l’activité de l’individu. Ces études trop rapides se contentent d’impressions de surface ou de faits spectaculaires et dévoient la complexité de l’action humaine. Des conditions nombreuses et précises doivent être prises en compte pour réduire les multiples effets de masque ou de surface et aborder efficacement la parole professionnelle. Certaines procédures et méthodes scientifiques récentes respectent ces conditions et favorisent l’expression professionnelle. Nous en avons présenté trois qui nous paraissent ouvrir dans le domaine de l’éducation physique des perspectives intéressantes. Elles sont à activer, en veillant à ce qu’elles produisent des effets positifs pour les chercheurs et pour les enseignants.

  1. Hameline D. préface de l’ouvrage de Piard C. (1996) Science et technique de l’éducation gymnique. Paris, Vigot
  2. Deforge Y. (1993) De l’éducation technologique à la culture technique. Paris, Esf.
  3. De Certeau M. (1980) L’invention du quotidien. Tome 1, Paris, Union Générale d’Édition.
  4. Detienne M. et Vernant J.P. (1974) Les ruses de l’intelligence, La métis des grecs. Paris, Flammarion.
  5. Levi Strauss C. (1962) La pensée sauvage. Paris, Pion.
  6. Schwartz Y. (1997) (sous la direction) Reconnaissances du travail, Pour une approche ergologique. Paris, Puf.
  7. Clot Y. (1995) Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie Paris, La Découverte
  8. Terrail J.P. (1987) Les vertus de la nécessité. Sujet : objet en sociologie, in Je, sur l’individualité. (Ouvrage collectif). Paris, Messidor/Éditions Sociales.
  9. Gramsci A. (1977) Gramsci dans le texte. Paris, Éditions Sociales.
  10. Delbos G. ; Jorion P. (1984) La transmission des savoirs. Paris, Maison des Sciences de l’Homme.
  11. Schwartz Y. (1995) L’inconfort intellectuel, ou comment penser les activités humaines ? In Cours-Salies P. (sous la direction) La liberté du travail. Paris, Syllepse.
  12. Chevallard Y. (1991) La transposition didactique : du savoir savant au savoir enseigné. Grenoble, La pensée sauvage.
  13. Marsenach J. (all) (1991) Éducation physique et sportive : quel enseignement ? Paris, Institut National de Recherche Pédagogique.
  14. Van der Maren J.M. (1995) Méthodes de recherche pour l’éducation. Bruxelles, De Boeck. Weber M. (1968) Essai sur la théorie de la science. Paris, Pion.
  15. Bourdieu P. (1972), Esquisse d’une théorie de la pratique. Paris-Genève, Droz.
  16. Vermersch P. (2006), L’entretien d’explicitation, Paris ESF, 5è édition 2006
  17. Theureau J. (1990) Cours d’action et savoir faire, ln Savoir-faire et pouvoir transmettre, sous la direction de Chevallier D. (1990) Ethnologie de la France (cahier 6), Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme
  18. Oddone 1. (1977) Esperienza operaia, coscienza di classe epsicologia del lavoro. Rome, Guilio Enaudi. Traduction française (1981) Redécouvrir l’expérience ouvrière. Paris, Editions sociales. Leroux A. (1995) Retour à l’idéologie. Pour un humanisme de la personne. Paris, Puf.

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