Égalité ou équité en EPS ? Au-delà des contradictions, l’égalité sans conditions comme horizon

Temps de lecture : 7 mn.

Loïc Szerdahelyi, ancien professeur d’EPS dans l’académie de Créteil, est maître de conférences en sciences de l’éducation à l’ESPE de Dijon. Il a abordé lors du colloque du SNEP-FSU la controverse équité/égalité qui traverse depuis plusieurs années le monde de l’EPS. 

Article paru dans le ContrePied HS n°25, Le travail d’équipe en EPS, 2019

Corps séparés, corps en mixité

Longtemps bannie, un temps subie, la mixité filles-garçons semble être aujourd’hui choisie de façon volontariste, à la fois comme soubassement citoyen d’une société égalitaire, et comme modalité pédagogique ou variable didactique dans le cadre scolaire. Pourtant, les remises en cause de la mixité demeurent régulières, rappelant que cette organisation de l’enseignement n’est jamais définitivement acquise (Duru-Bellat, 2010 [[Duru-Bellat, M. (2010). Ce que la mixité fait aux élèves. Revue de l’OFCE, 114/3, 197-212.]]; Pasquier, 2010) [[Pasquier, G. (2010). Les expériences scolaires de non-mixité : un recours paradoxal. Revue française de pédagogie, 171, 97-101]].

En EPS, après les travaux pionniers des années 1980 (Davisse & Volondat, 1986 [[Davisse, A. & Volondat, M. (1986). Les mixités en EPS. Revue EP.S, 197, 56-57.]], 1987 [[Davisse, A. & Volondat, M. (1987). Mixité, pédagogie des différences et didactique. Revue EP.S, 206, 53-56]] ), concomitants de « l’apprentissage sur le tas » de la mixité par les enseignant·es d’EPS (Szerdahelyi, 2013) [[Szerdahelyi, L. (2009). L’Éducation Physique et Sportive entre sport et mixité durant les années 68. CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 29, 119-129.]], les publications des années 2000 ont fait le point sur les pratiques et représentations du mélange des sexes (Cogérino, 2005 [[Cogérino, G. (dir.) (2005). Filles et garçons en EPS. Paris : Éditions EPS.]] ; Terret, Cogérino & Rogowski, 2006) [[Terret, T., Cogérino, G. & Rogowski, I. (2006). Pratiques et représentations de la mixité en EPS. Paris : Éditions Revue EPS.]]. Les études récentes revisitent la mixité au prisme de renouvellements conceptuels, liés au genre et au corps (Couchot-Schiex, 2017 [[Couchot-Schiex, S. (dir.) (2017). Le genre. Paris : Éditions EPS]] ; Cogérino, 2017[[Cogérino, G. (dir.) (2017). Rapport au corps, genre et réussite en EPS. Clapiers : AFRAPS]]), ou mènent de stimulantes comparaisons entre classes mixtes et séparées, notamment en Suisse (Bréau, Hauw & Lentillon-Kaestner, 2018 [[https://psycnet.apa.org/record/2017-29525-005]]).

Sans fermer le débat d’un usage de la non-mixité, assumée car réfléchie, ni céder sur la défense de la mixité, en sachant qu’elle ne garantit pas l’égalité, cet article invite à reconsidérer les pratiques de l’égalité. La question est d’importance tant l’EPS, discipline des corps en mouvement et source de contacts entre les corps, contribue à la production/reproduction des assignations sexuées. Telle a été l’ambition du colloque « Mixité, égalité et pratiques en EPS », organisé les 22-23 novembre 2018 à l’ESPE de Dijon, afin d’explorer les pratiques qui se rapprochent ou s’éloignent d’une égalité sans conditions.

Le dilemme égalité/équité

Face à l’hétérogénéité des élèves, un débat s’est durablement installé dans l’univers de l’EPS au point de devenir insoluble. Ce dilemme met en balance une égalité jugée impossible sur les terrains de sport, avec des pratiques de l’équité pensées plus réalistes. L’équité est un principe de justice sociale visant à lutter contre les formes de domination culturelle – favorisant la reconnaissance des garçons et l’invisibilisation des filles en EPS – au moyen de pratiques établies pour corriger des règles indifférenciées. Force est d’admettre que les résultats escomptés n’ont pas été atteints : les représentations des activités demeurent traditionnelles, les écarts de notes perdurent entre les sexes, les filles désertent l’orientation en STAPS et sont de moins en moins nombreuses à s’engager vers le professorat d’EPS. Pire, les pratiques de l’équité semblent avoir consolidé l’idée de complémentarité, où chaque sexe serait doté de capacités et motifs d’agir spécifiques.

L’équité s’est imposée en EPS en écho au tournant différentialiste des politiques d’égalité en France durant les années 1980. Alors que l’universalisme républicain incarné par l’indifférence aux différences est contesté, les discours sur la reconnaissance des différences progressent dans le débat public (Sénac, 2015) [[Sénac, R. (2015). L’égalité sous conditions. Genre, parité, diversité. Paris : Presses de Sciences Po)]]. Au sens républicain, l’égalité postule la même loi, les mêmes droits, les mêmes chances, pour tous et toutes. C’est un principe qui positionne les individus en tant que pairs, dans une relation de non-domination. Cette promesse reste cependant inachevée (Varikas, 2000 [[Varikas, E. (2000). Égalité. In H. Hirata, F. Laborie, H. Le Doaré & D. Senotier (dir). Dictionnaire critique du féminisme (pp. 54-60). Paris : PUF]]). L’EPS n’échappe pas à la règle, malgré une réflexion professionnelle (Contre-Pied Mixité, 2004 [[https://epsetsociete.fr/produit/la-mixite-en-question/]], Contre-Pied Egalité 2013  [[https://epsetsociete.fr/produit/egalite/]]; Revue EP.S, 2008) et des expérimentations en faveur d’une véritable mixité (Patinet, 2017 [[Patinet, C. (2017). Arts du cirque. Entre conformité et émancipation des stéréotypes de sexe. In G. Cogérino (dir.). Rapport au corps, genre et réussite en EPS (pp. 165-177). Clapiers : AFRAPS]]; Vigneron, 2017[[Vigneron, C. (2017). VMA : « Vaut Mieux Arrêter ? ». In G. Cogérino (dir.). Rapport au corps, genre et réussite en EPS (pp. 241-257). Clapiers : AFRAPS.]]). Dans ses pratiques quotidiennes, et plus largement dans la société, l’égalité apparaît souvent mise en œuvre sous conditions, de performance de la différence (Sénac, 2015), ce qui l’éloigne du principe universel républicain et fige les représentations de complémentarité entre les sexes.

Les pratiques de l’équité en sont une manifestation tangible. Qui n’a jamais vécu la règle des « trois points pour les filles vs. un point pour les garçons » lorsqu’un but est marqué en sports collectifs ? Qui n’a pas connu des barèmes distincts en athlétisme au motif que « les garçons courent plus vite, sautent plus loin, lancent plus fort que les filles » ? La modification de la règle est alors justifiée par le fait que les filles se retrouvent rarement en situation décisive de marque, qu’elles tiennent des rôles coopératifs sans vivre de motricité d’opposition, que leurs ressources morphologiques et physiologiques les empêchent de rivaliser avec les garçons : il s’agirait donc d’un moyen de corriger une règle déshumanisée au nom de la juste égalité.

Ce que cette pratique de l’équité ne dit pas relève de ce que les sociologues appellent le « curriculum caché ». Prenons l’exemple de la règle des « trois points vs. un point » qui, en théorie, vise à corriger une forme de domination masculine. Dans les faits, cette règle diffuse à chaque élève l’idée que les filles ne sont pas des coéquipières comme les autres. Non seulement les filles sont intégrées à l’équipe pour les mêmes raisons qui prévalaient à leur exclusion – à savoir leur différence et le fait qu’elles sont filles – mais elles apprennent aussi à rester des garçons imparfaits. Pour être considérées à égalité, les filles doivent donc performer leur différence et marquer en tant que filles. Or, en insistant sur les différences réelles ou supposées, le risque est d’enfermer les filles dans le groupe des autres sans les reconnaître comme des semblables.

Pour une égalité sans conditions

Choisir l’équité, c’est justifier l’égalité par les différences au risque de les naturaliser et de renforcer l’idée de complémentarité des sexes. Inversement, appliquer les mêmes règles au nom de l’égalité, sans réflexions sur les moyens à déployer, revient à nier les différences tout en idéalisant le principe égalitaire. Dans le premier cas, les pratiques corrigent des injustices sans s’attaquer à leurs causes profondes. Dans le second cas, les pratiques occultent l’héritage sexué des activités enseignées et l’hétérogénéité des ressources des élèves. Dans les deux cas, les enseignant·es d’EPS s’exposent à la reproduction des inégalités et, en dépit de conceptions opposées de l’égalité, conservent les catégories de sexe comme critère dominant des pratiques. Si le dilemme égalité/équité ainsi formulé semble insoluble, quel horizon égalitaire peut générer des pratiques novatrices ?

Dans son ouvrage sur la justice sociale, Nancy Fraser (2011[[Nancy Fraser. Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La découverte, 2011]]) discute les remèdes correctifs ou transformateurs : faut-il changer graduellement les pratiques ou les transformer radicalement ? Du point de vue du genre, l’auteure montre que « les remèdes correctifs par la reconnaissance ont tendance à figer la différenciation » tandis que « les remèdes transformateurs visent à la déstabiliser afin d’ouvrir de nouvelles possibilités ». Dit autrement, les pratiques de l’équité sont susceptibles de cristalliser des injustices de reconnaissance entre les sexes, dans un ordre de genre hiérarchisé et hiérarchisant, alors même qu’elles projettent de corriger ces injustices fondées sur la différence des corps sexués. Il reste que des pratiques de l’égalité aveugles aux différences ne sont pas, nous l’avons vu, plus satisfaisantes.

Comment sortir du dilemme ? La réponse est politique avant d’être pédagogique : la finalité doit précéder les moyens, sans que la fin justifie les moyens. Au-delà des contradictions, nous faisons le choix d’une égalité sans conditions comme horizon. L’égalité sans conditions est un horizon de non-domination structurelle et relationnelle (Sénac, 2015), où les élèves en mixité ne seraient plus assigné·es à des catégorisations sexuées, naturalisées et hiérarchisées. Ce choix refuse de retenir le sexe comme critère dominant et binaire des pratiques en EPS, dans le but d’éviter le piège de la complémentarité des sexes.

Alors que faire ? Réjane Sénac (2018)[[ Sénac, R. (2019). L’égalité sans condition. Osons nous imaginer et être semblables. Paris : Rue de l’échiquier]] propose de redistribuer les places différemment et de se montrer vigilant·es sur les principes de justification. Viser l’égalité sans conditions en EPS, c’est permettre à chaque élève de rentrer sur le terrain… non pas en tant que fille ou garçon… mais en tant que semblable ayant le pouvoir de changer les règles du jeu, signe de la déconstruction de toute domination structurelle et relationnelle. En EPS, les pratiques d’une égalité sans conditions, supports d’une mixité réfléchie, restent donc à inventer. Gageons que ces modestes réflexions permettront d’en éclaircir l’horizon…

Entretien réalisé par Claire Pontais et paru dans le ContrePied HS n°25, Le travail d’équipe en EPS, 2019

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