EPS et politique… une lecture de la revue depuis dix ans

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Depuis le début, la revue Contrepied est introduite par des articles signés par le responsable du numéro. Ces articles présentent la problématique et, souvent, renvoient au contexte du moment.

Il nous a semblé que notre thème EPS et politique devait pouvoir se lire à travers ces articles au statut particulier, auxquels il faut ajouter des points de vue qui alimentent également les numéros.

Le bureau s’est donc lancé dans un travail d’analyse rigoureuse de ces productions.
Cette réflexion a été conduite à partir d’une question large : « que trouve-t-on dans les écrits analysés qui relève du « politique » ?

Jacqueline Marsenach met en évidence quelques permanences mais aussi quelques points stratégiques où les relations entre les démarches pédagogiques et la politique apparaissent comme évidentes. Des questions, des zones d’ombre ont aussi été identifiées…


Le rôle profondément politique de l’EPS est affirmé dès le premier numéro « Doter le système éducatif d’une voie originale de réussite scolaire et humaine pour tous les jeunes », ambition aussitôt tempérée par la mise en garde de toute réponse définitive et par la nécessité de « s’attacher à travailler les cohérences souhaitables entre nos exigences de pédagogues et nos aspirations de citoyens ».

Cette première intention se retrouve, au fil des numéros : « l’EPS contribue au changement de la société, du sport et de l’école » ou encore : « l’EPS doit permettre à chaque élève d’atteindre par la formation scolaire une attitude citoyenne capable d’assurer le plein exercice de ses responsabilités d’homme dans la société ».

Une interrogation revient à plusieurs reprises : « ne faut-il pas aussi, par des pratiques émancipatrices, préparer les élèves à un rapport critique à la culture » ?

Dès le n°1, Contre Pied a affirmé une conception de la politique : Il s’agit de tout ce qui concerne les citoyens et la vie collective ; cette vision s’opposant à l’idée (quelquefois véhiculée et que l’on retrouve dans certaines paroles) que la politique serait réservée aux orientations fondamentales concernant la société prises par des responsables institutionnels dont la fonction serait de faire de la politique.

À cette disjonction qui aboutit à une espèce d’autonomisation de la politique, fonctionnant indépendamment des pratiques de l’EPS, les contributions de Contre Pied s’attachent, au contraire, à montrer la réalité d’une politique pratique, se construisant au jour le jour.

Nous affirmons donc qu’enseigner l’EPS est un acte politique.
Cette affirmation signifie-t-elle que tout est politique ?
Nous ne le pensons pas et dans cette perspective nous nous sommes attachés à mettre en évidence, dans la démarche d’enseignant, des niveaux de responsabilité qui nous semblent particulièrement déterminants dans cette perspective.

Le premier niveau de responsabilité concerne les finalités

Meirieu (CP1) souligne : qu’« il n’est pas vrai que le professeur n’a le choix que de ses méthodes ; un choix auquel nous ne pouvons jamais échapper; c’est le choix d’une intentionnalité fondatrice qui vectorise toute l’activité de l’enseignant ».
L’insistance sur les finalités se retrouve dans de nombreuses contributions.

Citons, à titre d’exemple : « permettre à chaque élève d’atteindre par la formation scolaire une attitude citoyenne qui le rend capable d’assurer le plein exercice de ses responsabilités d’homme dans une société donnée » (CP 17).
Certes les finalités sont données dans les programmes mais leur prise en compte et leur mise en œuvre est du domaine des enseignants. Chercher à solliciter en permanence une attitude citoyenne (on trouvera des exemples nombreux dans CP 8), produit une EP d’un certain type différente, en tout cas d’une EP qui considèrerait cette finalité comme un supplément d’âme.

Peut-on identifier d’autres niveaux de responsabilité politique des enseignants ?

La prise d’appui sur les APSA ne résout pas la question : quelles pratiques de référence ? (et quel agencement dans la programmation).
Il semble, en effet, que l’obligation de prendre appui sur les « objets culturels » de notre société ne soit pas suffisante puisqu’un choix s’impose du fait des contraintes horaires ;
il semble encore que la répartition des APSA en familles, même si elle constitue une aide, ne réussit pas à fonder complètement les programmations.

Au fil des revues, on constate que des activités peu enseignées il y a dix ans, ont trouvé une place conséquente (par exemple le badminton) ;
on constate encore que les critères de choix sont le plus souvent des critères de faisabilité, de modernité ou de rapprochement avec la culture des élèves ; critères incontournables mais qui présentent l’inconvénient d’éluder la question fondamentale : « qu’est-ce qui vaut la peine d’être enseigné » ? Cette question est éminemment politique et suscite, pour l’instant plus d’interrogations que de certitudes.
De ce point de vue la distinction entre « patrimoine culturel » (sur lequel le SNEP a beaucoup insisté) et culture nous paraît devoir être approfondie.

En nous référant, à nouveau, à l’interview de Meirieu nous dirions que la culture et notamment la culture scolaire est constituée des objets profondément humains, ceux qui peuvent contribuer à l’émergence de l’humanité en l’Homme.
Peut-on donner un contenu plus concret à une belle formule qui peut intriguer par sa généralité ? Ne pourrait-on pas discuter autour des propositions d’un ouvrage récent ?
[[Sous la direction de Denis Paget : Aventure commune et savoirs partagés ? Paris, nouveaux regards et Syllepse, 2006.]] Tous les élèves doivent se former pour eux-mêmes (éprouver leur potentiel), se former pour s’ouvrir aux autres (acquérir le sens du relatif, en évitant le relativisme « moderne » qui d’ailleurs si l’on y prête garde, peut détourner de l’universel et de l’altérité), se former pour s’ouvrir au monde (acquérir le sens de l’universel), se former pour développer son activité critique (acquérir le sens du réflexif).

Ces orientations qui peuvent aussi servir de critères pour choisir les APSA qui constituent la programmation tout au long de la scolarité, n’imposent-elles pas certaines APSA ?
Certaines autres ou trop récentes ou encore peu théorisées ne sont-elles pas inadéquates ?
Quelles formes de pratiques ?
La réponse à cette question qui oriente fondamentalement le contenu de l’enseignement est un niveau important de décision politique.
On trouve, constamment réaffirmée dans la revue, que les pratiques d’APSA doivent permettre de retrouver le sens anthropologique.

Ne pourrait-on pas dire que le sens anthropologique est l’ancrage dans la question fondamentale : pourquoi les hommes ont-ils imaginé de nouveaux rapports à leur environnement ? Pourquoi par exemple ont-ils inventé de nouveaux rapports à la montagne ? Où, comment, pourquoi et à quels problèmes voulaient-ils répondre en créant les APSA ? Quelles étapes de leur construction ? Quelles évolutions au fil de l’histoire ? Quels déterminants externes et/ou internes permettent d’expliquer les évolutions ?
Questions déterminantes et difficiles à traiter en profondeur faute d’une histoire des techniques plus développée.
La relation histoire, didactique et apprentissage nous paraît particulièrement bien illustrée par la contribution d’Erick Vera (CP 20).
Se détacher des apparences, garder à l’activité son sens fondamental est un problème majeur et sa résolution a incontestablement une portée politique.
À ce niveau se concentrent une série de problèmes autour du mot : sens souvent convoqué de manière un peu incantatoire.
Construire un sens « juste » et partagé est la visée commune mais elle se heurte à une série de contradictions que nous livrons en vrac :
le sens s’incarne dans la façon d’entrer et d’évoluer dans l’activité (sens anthropologique, évoqué ci-dessus)), il peut être ajouté par la création d’un événement, exemple : course contre le racisme.
On peut aussi commettre des contresens notamment sous prétexte de recherche à tout prix d’une identité avec les formes de pratiques institutionnalisées. Cela entraîne, dans la plupart des cas des contre-sens sur le fond, avec des contenus d’enseignement complètement différents.

L’article de Michel Pradet (CP 19) est, de ce point de vue, particulièrement éclairant ;
après avoir remarqué que trop souvent, on se centre sur les formes gestuelles, l’auteur précise que« l’athlétisme, c’est tout, sauf la production de formes gestuelles puisque,par essence même, il faut avant tout chercher à générer des effets, des performances ».
« Passer des apparences à la performance », titre de l’article, est une question lourde politiquement puisque la réponse génère un enseignement de l’athlétisme totalement différent.
C’est dans le cadre de ce questionnement que se pose le problème des règles et/ou conventions qui régissent la pratique de l’activité. Suffit-il de s’accrocher aux règles et aux conventions dites constitutives ou fondamentales de l’activité pour garantir le sens profond de l’activité et de ce fait introduire les pratiquants à s’approprier les valeurs qu’elles véhiculeraient ?
Le transfert hors situation de pratique est il assuré ?
Quelles sont les conditions à remplir pour qu’il y ait véritablement accession à une culture ?
Le rugby est particulièrement significatif de cette tendance. « Le rugby au même titre que n’importe quel autre sport constitue une culture sportive spécifique ».
« Les règles véhiculent des valeurs et déterminent les manières de faire ».
Comment expliquer alors, que J.- P. de Vincenzy, responsable des équipes nationales de basket-ball, puisse affirmer qu’il y a actuellement contradiction entre la culture BB issue de l’histoire de ce sport et la culture NBA.
Notons que dans les deux cas, ce sont les mêmes règles qui sont utilisées.

Les règles déterminent, certes les manières de faire mais sont-elles, seules responsables de l’appropriation d’une culture et des valeurs qu’elles véhiculent ?
Soulignons encore que le système de règles est en évolution permanente, que certaines sont inapplicables en milieu scolaire mais que d’autres, récentes, instituées pour optimiser le spectacle du sport de haut niveau, peuvent présenter un intérêt pour le milieu scolaire (par exemple la règle du libéro en VB).
Bref, les relations règles fondamentales-culture spécifique acculturation demandent, nous semble-t-il un véritable réexamen (avec un ancrage culturel sans défaillance pour éviter le retour du « sujet » comme seul « objet » de son développement).

Notons enfin le but profondément politique des pratiques d’APSA. Leur rôle est d’entraîner des transformations positives des élèves quelque soit leur niveau de départ.
On se confronte ici à un obstacle de taille : si la plupart des enseignants pensent que les pratiques d’APSA, correctement gérées, transforment les élèves et contribuent à les faire entrer « en culture », nous avons cru déceler, chez certains autres des doutes par rapport à cet objectif. Les contraintes de temps le rendraient impossible.
Cette thèse est heureusement contestée par d’autres productions d’enseignants qui montrent que l’on ne peut dissocier le temps consacré aux apprentissages des contenus que l’on veut transmettre. On peut trouver aussi devant certains blocages, la résurgence, peu exprimée mais sous-jacente d’une idéologie des aptitudes physiques.

Un dernier problème de taille est au croisement des trois points précédents : c’est celui de la performance scolaire.
Dans la perspective d’une appropriation des valeurs et des techniques d’une APSA pour se transformer : quelle performance pour les élèves ?
Comment l’évaluer ?

Un dernier niveau de décisions concerne les modalités des pratiques

Trois contraintes s’imposent et reviennent dans les discours ; elles concernent les conditions à réunir pour que les élèves apprennent.
● Ils doivent être autonomes.
● Ils doivent apprendre à faire mais aussi à savoir comment ils font.
● Ils doivent apprendre en groupe et par le groupe. Les problèmes naissent de la nécessité de tenir les trois bouts d’où des oscillations et une valorisation de l’un ou de l’autre.

Il y a unanimité pour affirmer que le noyau dur de l’EPS est « le faire » mais quel type de « faire » ? Que signifie la résurgence actuelle de la transpiration, de l’effort, de la dépense physique ?
Le retour de la priorité de la dépense physique n’est-il pas le signe fort d’une exigence souvent matériellement contrariée de qualitatif ?
Comment incorporer dans le faire les deux autres conditions ?
On se trouve placé là devant la bonne question.

Par rapport à ce problème à approfondir, certains enseignants réactivent avec pertinence les problématiques de l’apprentissage par l’action : faire impose l’autonomie des élèves ; on ne peut apprendre si on ne peut pas se livrer à une investigation autonome de la situation, (on trouve cette visée dans les entrées par le jeu). Les autres sont indispensables pour des raisons matérielles mais surtout pour progresser par collaborations, comparaisons, oppositions.

Quelles finalités et comment s’incorporent-elles dans les pratiques ?
Qu’est-ce qui vaut la peine d’être enseigné ?
Quelles formes de pratiques et quelles modalités ?
Ces questions sont, croyons-nous, stratégiques et les leviers de décisions politiques déterminantes.

(Cet article est paru dans Contrepied n°21 – EPS, des choix politiques quotidiens.)