Pour Martine Jaubert et Bruno Lebouvier1, le langage participe au processus d’étude et d’apprentissage des sports collectifs. Autour de la notion de communauté discursive disciplinaire scolaire, ils décrivent les mécanismes discursifs qui permettent aux élèves de mettre à distance et en commun leur expérience pour la retravailler et progresser.
Cet article est paru dans le Contrepied HS 20 _21 EPS et Culturalisme, 2018
L’EPS a pour objet le développement des élèves par la transformation de leur activité corporelle. Plus précisément, elle vise le développement d’une motricité « extraordinaire », réfléchie, différente de celle mobilisée spontanément au quotidien, par la transmission et l’appropriation des éléments culturels propres aux APSA. De sorte que si les constructions techniques effectuées par les élèves sont le fruit d’expériences singulières, fortement liées aux contextes dans lesquels elles se réalisent, elles sont aussi tributaires, selon nous, des jugements, évaluations, comparaisons, analyses, explicitations… menés collectivement, dans et par le langage, pour identifier ce qui a permis de les construire et doter ainsi chaque pratiquant de ressources potentielles nouvelles. En effet, les contenus d’apprentissage en EPS à l’école ne se réduisent pas aux actions motrices et aux prestations nouvelles. Ils renvoient à ce qui permet de les construire (Marsenach et Mérand, 1987)2, au cadre de savoir qui prend en compte les tensions et les contradictions spatiales, temporelles et sensori-motrices qui travaillent l’APSA enseignée et qu’il s’agit d’objectiver pour explorer des formes d’action nouvelles et des modes de combinatoire susceptibles de résoudre ces tensions. La classe en EPS est ainsi un lieu d’interactions verbales nombreuses qui demeurent souvent un point aveugle dans l’activité enseignante.
Communauté discursive disciplinaire et positionnement énonciatif
En EPS, consignes, questions, réponses, explicitations, démonstrations commentées, évaluations, appréciations, encouragements, co-élaboration de stratégies, justifications, conseils, etc. concernent le plus souvent les savoirs et savoir–faire en jeu dans la relation didactique et tissent un discours qui anticipe, accompagne ou suit les différentes actions, pratiques et stratégies mobilisées, qu’il vise leur dimension motrice, artistique, technique, langagière… C’est pourquoi, de notre point de vue, il est possible, dans chaque APSA, d’observer la classe comme une « communauté discursive disciplinaire scolaire » (Bernié, 2002)3 en cours de spécialisation. Le concept de « communauté discursive » emprunté aux sciences du langage (Maingueneau, 1984)4 rappelle que tout groupe humain organisé autour d’une activité sociale spécifique dont les finalités sont partagées, constitue une communauté qui se définit par un champ de questions, ses activités, ses techniques, un corps de savoirs, ses valeurs, ses pratiques matérielles et sociales dont ses usages du langage. En effet, chacune d’elles se distingue des autres et se spécifie par le point de vue qu’elle propose sur le monde social, ses objets de discours, les usages langagiers et les genres de discours qu’elle mobilise au cours de l’activité, constituant ainsi une communauté discursive. En transposant ce concept dans le champ de la didactique, pour penser la classe en chaque discipline comme une communauté discursive devenant « disciplinaire » et « scolaire », Jaubert, Rebière et Bernié, (2004)5 focalisent sur le rôle spécifique des interactions verbales dans l’ancrage disciplinaire et dans la (re)construction et l’appropriation des savoirs et savoir-faire de la discipline. Les finalités de la communication scolaire sont en effet principalement orientées vers la construction du savoir et des pratiques qu’ils outillent et il s’agit que chaque élève s’approprie, au cours des séquences d’enseignement, les modes d’agir-parler-penser disciplinaires spécifiques, inextricablement liés au point de vue et au positionnement énonciatif pertinents pour chaque discipline. Or lorsque la classe s’institue dans une discipline, si les situations d’enseignement-apprentissage disciplinaires sont « cadrées » par la forme scolaire (Vincent 1994)6, par le discours des programmes et par les pratiques et discours des disciplines et des champs de savoir auxquels elles empruntent ou s’articulent (pratiques sociales de référence, champ académique), elles sont aussi le lieu des pratiques singulières et des énonciations hétérogènes des élèves, façonnées par les représentations qu’ils se font de l’activité, représentations instables et en évolution. La classe est ainsi un melting-pot où se développent des tensions entre pratiques et usages langagiers mobilisés, ces tensions constituant l’espace d’apprentissage, le lieu de confrontation, de comparaison, de négociation, de reprise-reformulation, de tâtonnement, de réajustement, c’est-à-dire le lieu d’émergence et de spécialisation progressive de communautés discursives disciplinaires scolaires. Ainsi, apprendre dans une discipline, c’est pouvoir se projeter dans un nouvel espace social caractérisé par ses pratiques, son positionnement énonciatif, ses modes d’agir-parler-penser (Bernié, idem), éloignés des modes usuels. C’est sortir d’un contexte initial familier, pour s’inscrire dans un nouveau contexte.
Secondarisation du discours et apprentissage
Dans une perspective historique et culturelle intégrant la distinction opérée par Vygotski (1934/2006, p.292, p.298, p.369-374)7 entre concepts spontanés et scientifiques, l’activité d’enseignement en EPS vise à transformer les pratiques familières initiales, incorporées et mobilisées dans l’immédiateté par les élèves (en lien avec les concepts spontanés) en pratiques plus élaborées, ayant fait l’objet d’un travail conscient et volontaire et mieux adaptées à l’activité disciplinaire (à rapprocher des concepts scientifiques). Il s’agit ainsi de susciter chez les élèves des changements de contexte liés à des reconfigurations de la situation et de l’activité attendue. En effet, les savoirs « savants » de l’école (conduites motrices, discursives, concepts) ne pouvant être construits par inadvertance, leur construction suppose que les élèves se positionnent consciemment dans chaque nouveau contexte disciplinaire concerné et en adoptent les pratiques, dont les pratiques discursives qui donnent leur substance à ces savoirs. Ce passage de pratiques discursives ordinaires, « premières », à d’autres plus spécifiques, plus élaborées, « secondes », et que nous appelons la « secondarisation du discours », signale sur le plan langagier, le changement de contexte et de position énonciative. L’élève dépasse le point de vue singulier, anecdotique, affectif pour parler en tant que sujet capable de mobiliser des connaissances, des outils, des systèmes de pensée et d’action disciplinaires partagés, et de ce fait inscrit dans un groupe social, capable de développer des arguments qui dépassent son histoire singulière, un passage du « moi » au « je » sous des formes à rapprocher de celles décrites par Bautier (1998)8, Bucheton (1995)9 ainsi que Bautier et Bucheton (1996)10,et 1997)11.
Un exemple du travail cognitif et langagier dans une séance d’EPS
Présentation du contexte
La séance étudiée, extraite d’un module d’apprentissage « cycle handball » au cours moyen, fait travailler sur les propriétés du trio « porteur de balle », « partenaire », « défenseur proche » et sur leurs actions possibles. Les attaquants sont ainsi confrontés au dilemme « aller directement au but » vs « faire une passe » pour marquer et les défenseurs cherchent à récupérer le ballon. Les joueurs alternent cinq passages avec un réajustement de leur stratégie. Ils disposent d’une feuille avec un plan du terrain pour formaliser et réviser des plans d’attaque possibles. En cours de séance, l’enseignant organise un bilan intermédiaire avec quelques trios, au regard du petit nombre de buts marqués. C’est ce temps de bilan, enregistré et transcrit que nous allons analyser.
Un oral médiat : secondarisation du discours, co-construction des savoirs et institution d’une communauté discursive de handballeurs à la mesure de l’école
Dans un premier temps, notre analyse tentera de montrer, sous l’angle de la construction des savoirs et du positionnement énonciatif en quoi l’oral peut être le creuset de la secondarisation des discours et potentiellement de la transformation des pratiques, attestant de l’institution d’une CDDscol en handball. Nous étudierons ensuite le travail langagier qui nous parait accompagner cette secondarisation.
La secondarisation des discours
Construction d’un cadre de savoir spécifique au handball
Une nouvelle représentation du fonctionnement du jeu.
Au début du bilan intermédiaire, les échanges signalent une appréhension du jeu très partielle et de type quotidien.
Alex : quand j’ai commencé/ j’avais la balle et lui ai passée/ mais j’ai mal fait ma passe/ j’ai pas réussi à le faire |
Prof : tu n’as pas tiré fort quand tu lui as passée/ donc c’est la faute de ta passe ? |
Prof : ça s’explique une fois mais les autres fois ? |
Tom : ben moi j’ai tiré/ j’ai raté/ ben il l’a arrêté// ben moi/ il a intercepté la balle entre les deux |
Nath : ben à un moment/ c’est parce que j’étais mal démarqué je crois. |
Prof : alors ça veut dire quoi ça. ? |
Tom : ben t’étais pas bien mis |
Prof : T’étais pas bien/ c’était toi/ donc c’est « j’étais pas bien mis » |
En effet, les élèves interprètent d’abord l’échec de leur équipe comme relevant de leur responsabilité individuelle (cf. la multiplicité des je, moi) et de compétences personnelles jugées insuffisantes (cf. le verbe péjoratif rater, les modalités dépréciatives mal fait, mal démarqué, pas réussi, pas bien mis) au regard de celles des adversaires qui eux réussissent à intercepter ou à arrêter la balle.
En revanche, au fil de l’analyse et avec l’aide du questionnement de l’enseignant, les élèves prennent en compte de nouveaux éléments constitutifs du jeu et co-construisent peu à peu la notion complexe de « démarquage » (« ben on regarde les défenseurs où ils se placent pour pas se placer au même endroit », « on essaie de s’éloigner le plus possible des défenseurs » « on se met à l’opposé ») qu’ils articulent ensuite à celles de « soutien au partenaire » et de « reprise de dribble ». Ainsi, à la fin des échanges le démarquage est lié à un moment favorable compte tenu du rapport de forces et de la nécessité pour le porteur de la balle de faire une passe sous peine de reprise de dribble.
54 Prof : et comment le porteur il sait qu’il peut faire une passe ? |
55 Remi : ben quand il s’est arrêté de dribler et qu’il va faire une reprise de drible là t’es sur qu’il va la passer parce que sinon il peut plus continuer après. […] |
78 Edou : ben heu que quand le défenseur/ pas le défenseur mais/ le partenaire fait une reprise de drible ben faut faire une passe […]80 quand il va faire une reprise de drible |
85 Prof : et bien oui/ à partir du moment où il a touché la balle à deux mains/ il n’a plus de solutions |
86 Alex : Si/ il faut que son copain vienne vers lui. |
On observe ainsi la transformation progressive de la compréhension de l’activité grâce à la mise en réseau d’un certain nombre d’éléments constitutifs du jeu jusqu’alors ignorés dans la pratique initiale. La représentation initiale égocentrée du jeu laisse place à une représentation nouvelle plus systémique.
La co-construction des éléments constitutifs du jeu
Au cours des échanges, les joueurs sont engagés dans une dynamique de construction d’objets de discours spécifiques, ayant trait à la spatialité, à la temporalité et à l’action motrice des pairs, ce qui les conduit à imaginer et anticiper de possibles fonctionnements.
- Distinguer attaquants et défenseurs
La définition de l’expression « être démarqué » conduit dans un premier temps les élèves à s’intéresser aux acteurs du jeu et à la nécessité de différencier précisément leur rôle en convoquant les termes « attaquant » et « défenseur » dans un usage stable, indépendant du point de vue de l’énonciateur-joueur, contrairement à leur emploi dans les premiers échanges.
- Prendre en compte l’organisation spatiale et les déplacements des joueurs
Dans un second temps, suite à une question de l’enseignant (ouais/ on essaie de se démarquer/ on regarde quoi ? on bouge ?) les élèves commencent à prendre en compte l’organisation spatiale du jeu et les déplacements des joueurs. Alors que Max pointe la dimension aléatoire du jeu « sur les plans tu peux jamais savoir ce qu’ils vont faire les adversaires », d’autres élèves suggèrent qu’on peut « supposer », « imaginer la situation » et trouvent l’appui de l’enseignant qui invite à « imaginer toutes les possibilités de ce que pourrait faire un défenseur… essayer d’anticiper ». La dimension aléatoire de l’action des défenseurs fait ainsi naître la nécessité d’une lecture du jeu et d’une anticipation des possibles.
- Prendre en compte la temporalité du jeu et les contraintes du porteur de balle
L’enseignant, au cours des échanges, fait réfléchir sur le rôle des partenaires du porteur de la balle. Au-delà du démarquage, un élève ajoute qu’« on regarde le ballon aussi », proposition reprise et retravaillée par un pair « ben il [le partenaire] propose/ il avance/ ben pour essayer d’avoir le ballon ». Invités à préciser le moment où ces actions s’avèrent pertinentes, les élèves s’intéressent aux possibilités d’action du porteur de balle au regard de la règle de la reprise de dribble. Encore peu conceptualisée, cette contrainte prend peu à peu sa signification. La nécessité de la passe est réaffirmée lorsque certains élèves proposent que le porteur, lorsqu’il a bloqué la balle, est seulement « presque obligé de faire une passe ». Enfin le blocage du ballon à deux mains par son porteur est construit comme un indice indiscutable de reconnaissance de la nécessité de faire une passe sous peine de reprise de dribble.
L’ensemble des objets de discours identifiés et construits langagièrement ainsi que leur mise en réseau concourent à complexifier et à transformer la représentation initiale du jeu égocentrée en la rapprochant de la représentation sociale de référence de nature systémique. En étant mis à distance et objectivés, ils deviennent des éléments d’attention potentielle de la part des joueurs (« ben maintenant, on fera plus attention »), susceptibles de rétroagir sur leur activité. Certes, dans l’action, sous pression temporelle et face aux aléas de la situation, la connaissance explicite des cadres d’une action efficace ne peut se substituer au jugement pragmatique. Une bonne connaissance de ce qu’il faut faire ne suffit pas à la réalisation de la tâche mais l’expérience ne donne pas non plus un accès automatique aux principes qui permettent la réussite. La construction des techniques corporelles et des combinaisons qui permettent d’agir dans les APSA n’est ni complètement émergente ni descendante mais elle participe des deux mouvements. Le projet de transformation des pratiques et de réalisation d’une performance durable dans les activités physiques et sportives tend ainsi vers une démarche d’organisation explicite et partagée pour agir.
Le positionnement énonciatif
Construction d’un nouveau système de valeurs
Au fil des interactions langagières didactiques, un nouveau système de valeurs commence à être façonné. Si en EPS la performance individuelle est recherchée, pour autant, dans les sports collectifs c’est davantage la performance collective qui est attendue. Savoir se mettre en retrait au service de la réussite du groupe, développer une lecture du jeu de nature systémique qui intègre les différentes données du problème pour favoriser la réussite collective sont de nouvelles valeurs.
Construction de nouveaux rapports à l’espace, au temps et à autrui
Ce nouveau point de vue rend nécessaire de construire de nouveaux rapports à l’espace, au temps et à autrui. Ces éléments deviennent des objets de discours dont la signification est discutée et négociée. Ainsi, si au début des échanges, « être démarqué » renvoie à un positionnement flou dans l’espace (« être bien mis », « être à un bon endroit ») qu’accentue la modalisation du doute (je crois), petit à petit, le jeu s’inscrit dans un réseau de rapports de forces dont l’organisation spatiale est mouvante au fil du temps et dont il s’agit d’anticiper certaines tensions nodales.
Construction d’un nouveau rapport au langage et d’un nouveau genre de discours
Si dans un premier temps, le langage sert à raconter l’action effectuée et permet de reconstruire des formes de chroniques (quand j’ai commencé/ j’avais la balle et lui ai passée/ mais j’ai mal fait ma passe/ j’ai pas réussi à le faire) avec l’usage du système temporel du récit (imparfait/passé composé), par la suite, il permet de construire des exemples prototypiques (Ben : par exemple, si tu as un défenseur là… tu vas te mettre là-bas) verbalisés dans les temps du discours (présent/futur périphrastique) et d’imaginer des possibles (« tu peux supposer », « tu peux t’imaginer la situation »).
Au fil des échanges, on observe la construction et l’utilisation progressive d’un discours tactico-technique avec la mise en relation des actions des joueurs sur la situation et les effets produits sur les possibilités collectives d’attaque. Ce genre de discours positionne les élèves dans une activité spécifique de sport collectif.
Inscription dans un nouveau contexte
La nouvelle position énonciative signale la construction d’un nouveau point de vue sur le jeu, visé par l’enseignement et susceptible de favoriser de nouvelles pratiques motrices. Ce déplacement et les nouveaux discours élaborés signalent simultanément la construction d’un nouveau contexte. En effet, le contexte est le principe organisateur de toute action de sorte que pour Bernié (2012, 25)12, les interactions sont des effets du contexte qui les engendre, le contexte didactique qui leur donne leur sens. L’objectivation des éléments constitutifs du jeu oblige l’élève à reconsidérer les contraintes et les nécessités qu’ils font peser sur l’activité, à réévaluer la situation de communication, à intérioriser une nouvelle forme d’activité sociale, à envisager de nouvelles pratiques, ce qui suppose l’inscription dans un nouveau contexte et génère un travail de conceptualisation nouveau.
Le travail du langage
La construction du nouveau contexte, le travail de conceptualisation et de déplacement énonciatif, s’accompagnent d’un travail du langage
Les reformulations
Un examen rapide du corpus peut laisser penser que l’information ne progresse pas vite, élèves et maître reprenant régulièrement ce qui vient d’être dit. Or, la pratique de reformulation, à l’identique ou non, correspond à une réflexion sur la mise en mots et à la prise de conscience des phénomènes langagiers. Lorsqu’elle consiste en une rature orale sur ses propres propos comme sur ceux d’autrui, elle s’accompagne nécessairement d’une recontextualisation et révèle la subite prise en compte d’un nouveau paramètre du contexte. Dans tous les cas, elle procède à l’ancrage dans un contexte et signale une mise à distance des formulations et une évaluation de leur pertinence qui caractérise l’activité de secondarisation.
De la deixis à la désignation lexicale
Les élèves disposant d’un plan du terrain pour réguler leurs stratégies, celui-ci favorise les pointages et l’usage de déictiques (là, là-bas, ici). Lors des reformulations successives, les déictiques laissent place à des désignations lexicales propres aux jeux collectifs.
Ben : Ben par exemple, si tu as un défenseur qui est là et un qui est là (montrant les positions sur le terrain) et ben tu vas te mettre là-bas. |
Tom : Oui à l’opposé. |
26 Prof : Donc on se met à l’opposé du défenseur. |
45 Max : Nous on regarde plutôt le placement des défenseurs et puis après ben on essaye de s’éloigner le plus possible des défenseurs. |
Ces reformulations arrachent l’exemple du contexte singulier que matérialise le plan pour lui donner une portée plus générale.
Reformuler pour préciser des expressions floues
Nombre de termes mobilisés par les élèves dans leurs discours ont une signification floue et instable. Au fil des reprises, « se démarquer », par exemple, passe de la désignation d’un lieu (« être au bon endroit ») à celle d’un déplacement particulier (se placer, se faufiler), à distance des défenseurs et sécure pour la trajectoire de la passe.
Ces multiples reformulations permettent d’explorer des possibilités ou impossibilités et ce que les élèves doivent considérer comme des variantes ou des équivalences d’une action. Ils prennent conscience, au fur et à mesure, dans l’énonciation elle-même, à la fois des implications de la situation qu’ils évoquent et de la transformation de l’objet de discours. Ainsi, lorsque les élèves s’essaient à de multiples formulations sur ce que le porteur de balle peut faire, ils travaillent simultanément leur représentation du jeu, de ce qui relève de la « reprise de drible » et de ce que peut être l’activité collective en handball, ainsi que les discours qu’ils jugent pertinents dans ce nouveau contexte.
Les mises en réseau
Au fil des reformulations, les éléments du jeu identifiés d’abord de manière fragmentée sont progressivement mis en réseau, signalant la construction d’une représentation plus systémique du fonctionnement du jeu.
La dépersonnalisation du discours et la stabilisation des énoncés
Au cours des échanges et de l’avancement de la séance, on peut observer une forme de dépersonnalisation du discours, tendant vers une forme de généralisation quand il est repris par l’enseignant et les élèves avec notamment l’utilisation des rôles des joueurs (défenseurs, partenaires, porteur de balle …) qui permettent de penser l’action de manière plus générique.
Par ailleurs, les éléments du jeu construits dans le discours font l’objet de reprises en écho, à l’identique ou complétées, chaque élève s’emparant du principe de fonctionnement du jeu qui est élaboré pour se l’approprier ou pour se l’expliciter, selon diverses stratégies. Assertion, description, exemplification, définition… les genres de discours mis en œuvre concourent à la progressive stabilisation des énoncés et à l’élaboration d’un discours tactico-technique qui révèle un positionnement énonciatif “ du côté ” des savoirs. Ainsi se construit et se stabilise un savoir partagé. Tout savoir élaboré dans une communauté fait l’objet d’une stabilisation provisoire de son énoncé. Il en est de même dans la classe qui s’institue en communauté discursive de handballeurs à la mesure de l’école.
Conclusion
La notion de « communauté discursive disciplinaire scolaire » offre, selon nous, un cadre pour comprendre et analyser la relation systémique qui unit construction du sujet social et construction du sujet cognitif, c’est-à-dire le processus d’inscription des élèves dans la discipline visée. Sans vouloir réduire ni les savoirs, ni les pratiques, ni l’apprentissage au seul langage, la focalisation sur l’activité langagière et son ancrage contextuel ouvre cependant, selon nous, une fenêtre sur un point de l’apprentissage souvent aveugle que la notion de CDDS cherche à éclairer. Ainsi, cette notion vise à prendre en charge la dimension épistémologique et didactique de l’apprentissage disciplinaire. En déplaçant le regard de l’objet à son appropriation, la notion focalise sur le travail que les élèves, avec leur enseignant, doivent effectuer pour s’inscrire dans les communautés visées. Elle pointe le rôle joué par les pratiques langagières dans un groupe dont l’activité est orientée par la (re)construction et l’appropriation des savoirs et pratiques qu’ils rendent possibles et la nécessité qu’il y a pour les élèves de construire le point de vue et la position énonciative pertinents dans un champ disciplinaire donné. Née de besoins didactiques, la notion nous semble un outil heuristique pour décrire les situations didactiques, les stratégies d’enseignement, l’évolution du savoir via le processus de secondarisation du discours et les dysfonctionnements des apprentissages. Elle permet en particulier d’interpréter les difficultés d’enseignement-apprentissage en termes d’acculturation, de variation et spécification des pratiques et non de défaillance du sujet. Ne pas prendre en compte cette réalité c’est laisser jouer l’hétérogénéité sociale et culturelle au coeur même de l’école et de la relation didactique. Or assumer la dimension historique et culturelle des didactiques et leur horizon développemental, même si, bien évidemment, le temps de l’apprentissage et celui du développement ne se confondent pas, c’est garder en mémoire qu’en chaque discipline, c’est le langage, entre autres, avec ses formes et son fonctionnement spécifiquement disciplinaires, qui assure l’objectivité sociale du savoir et son institution.
Bibliographie
- E. Bautier, (1998), Je ou Moi : apprentissage ou expression, in Cahiers pédagogiques n° 363, p.12-14.
- E. Bautier, et Bucheton, D. (1996), « Interactions : co-construction du sujet et de ses savoirs », in Le Français aujourd’hui n° 113, AFEF, 24-32.
- E. Bautier, et Bucheton, D. (1997), « Les pratiques socio-langagières dans la classe de français ? quels enjeux ? quelles démarches ? », in Repères n°15, INRP, 11-26.
- J.P. Bernié, (2002), L’approche des pratiques langagières scolaires à travers la notion de « communauté discursive » : un apport à la didactique comparée ?, Revue française de pédagogie, 141, 77-88.
- J.P. Bernié (2012), Eclairage, Vers un comparatisme historico-culturel des interactions didactiques, in Rivière, V (dir.) Spécificités et diversités des interactions didactiques, Paris, Riveneuve éditions, 25-40.
- D. Bucheton, (1995), Ecriture, réécritures, récits d’adolescents, Genève, Peter Lang.
- M.Jaubert et M.Rebière (2007), « Emergence d’un concept en didactique du français : la secondarisation », Actes sur CD Rom du colloque international de l’AFIRSE, A. Rouchier (Ed.) Didactiques, quelles références épistémologiques ?, AFIRSE – Bordeaux 2 – IUFM, Bordeaux, mai 2005.
- M. Jaubert M. Rebière J.P. Bernié (2004), L’hypothèse communauté discursive in Les Cahiers Théodile 4, Université Charles De Gaule 3.
- D Maingueneau, (1984), Genèses du discours, Liège, Mardaga.
- Marsenach & R.Merand, (1987), L’évaluation formative en EPS dans les collèges, Paris, INRP, rapport de recherche n° 2.
- G. Vincent, dir. (1994), L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Lyon, Presses universitaires de Lyon.
- L.S. Vygotski, (1934 éd. française 2006), Pensée et langage, Paris, Editions sociales.
- Maitres de conférence ESPE de Nantes↩
- Marsenach & R.Merand, (1987), L’évaluation formative en EPS dans les collèges, Paris, INRP, rapport de recherche n° 2.↩
- J.P. Bernié, (2002), L’approche des pratiques langagières scolaires à travers la notion de « communauté discursive » : un apport à la didactique comparée ?, Revue française de pédagogie, 141, 77-88.↩
- Maingueneau, (1984), Genèses du discours, Liège, Mardaga.↩
- Jaubert, m. Rebiere m. et Bernie j.-p. (2004), L’hypothèse communauté discursive in Les Cahiers Théodile 4, Université Charles De Gaule 3↩
- G. Vincent, dir. (1994), L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Lyon, Presses universitaires de Lyon.↩
- L.S. Vygotski, (1934 éd. française 2006), Pensée et langage, Paris, Editions sociales.↩
- E. Bautier, (1998), Je ou Moi : apprentissage ou expression, in Cahiers pédagogiques n° 363, p.12-14.↩
- D. Bucheton, (1995), Ecriture, réécritures, récits d’adolescents, Genève, Peter Lang.↩
- E. Bautier, et Bucheton, D. (1996), « Interactions : co-construction du sujet et de ses savoirs », in Le Français aujourd’hui n° 113, AFEF, 24-32↩
- . E. Bautier, et Bucheton, D. (1997), « Les pratiques socio-langagières dans la classe de français ? quels enjeux ? quelles démarches ? », in Repères n°15, INRP, 11-26↩
- J.P. Bernié (2012), Eclairage, Vers un comparatisme historico-culturel des interactions didactiques, in Rivière, V (dir.) Spécificités et diversités des interactions didactiques, Paris, Riveneuve éditions, 25-40.↩