L’état «physique» des jeunes recule. Qu’est-ce donc qu’une EPS de qualité? Les diverses recherches montrent que l’état musculaire conditionne la forme physique et le développement général des individus. Elles montrent aussi que toute activité physique contribue au renforcement musculaire. L’EPS, discipline à visée «sportive» et artistique ne peut ignorer ce phénomène.
L’installation de la « musculation » en EPS s’est faite sans débat, plus par idéologie et bricolage institutionnel que par raison et connaissances. Il est donc temps d’y réfléchir.
Loin de vouloir évincer la «musculation» de l’école, nous voulons revoir les conditions de son intégration et de sa légitimité dans le champ scolaire. C’est le sens des propos qui suivent.
Les faits
Depuis 20 ans le MEN, au travers d’injonctions constantes, de pressions multiples, à imposé la musculation en EPS. Celle-ci a fait une percée considérable dans les programmations, les certifications, y occupant une position croissante et jusqu’en 2019, hégémonique, s’agissant de l’entraînement et de la santé en EPS. Confrontés aux difficultés d’enseigner aujourd’hui dans les lycées et les LP et comme avec le badminton et l’acrosport, des collègues y ont aussi trouvé certaines réponses.
Elle participe aujourd’hui avec « la course et la natation en durée », « le step », le « yoga », du « champ d’apprentissage 5 » des derniers programmes lycées. « CA5 » descendant idéologique direct de feu les « domaines d’action » (motrice) de 1995,
ou encore des « compétences propres à l’EPS » de 2008. Autant de façons de contester les savoirs propres aux APSA, leur fonction dans le développement physique et général, dans l’émancipation corporelle des individus, d’ignorer leur rôle préparatoire à l’entrée instruite et critique dans le monde du loisir actif.
Cette évolution programmatique s’explique aussi par l’évolution des pratiques corporelles dans notre société. Transformations qu’il faut saisir dans leurs caractéristiques sociales actuelles : privées, individualistes, personnalisées et rapporter en partie aux contraintes du nouveau travail. Cela sur fond d’indifférence au pouvoir de sociabilité que portent pourtant et toujours les pratiques culturelles, artistiques, sportives de type associatif ou collectif. Posture malheureusement adoptée tant par le MEN que par la majorité de sa hiérarchie pédagogique.
Aller sans évidence vers d’autres pratiques de la «musculation»
Personne ne veut l’éviction de la «musculation». Mais est-il raisonnable qu’elle occupe, sans débat, la place qu’on lui attribue dans les programmes actuels ? à cet égard les propos critiques de C. Vigneron, de Dietsch et Mayeko sur lesquels nous reviendrons, ajoutés aux nôtres, conduisent à souhaiter une transformation de la « musculation » enseignée. Et c’est, pensons-nous, nous, à la fois, le cadre général dans lequel s’inscrit cet enseignement que ses contenus, son évaluation qui doivent bouger.
Éclaircir, une urgence!
Sport ou activité/pratique physique? Un groupe «d’APSA», une « APSA » ? Quel est donc le genre corporel de la « musculation » ? Sont-ce des techniques de « renforcement musculaire », de « mise en forme », de « mise en condition physique », de « préparation physique », d’« entraînement physique », d’« entraînement physique général », de « mise en condition physique générale », de « préparation physique générale ». Les mots ne manquent pas, le « body -building », le « cross-training », le « body-tonic », le « cross- fit », « l’abdos-fessiers »… Liste à la Prévert qui ne cesse de croître sous la pression sociale. Quelle « musculation » voulons-nous en EPS, quelle signification humaine souhaitons- nous lui accorder ? Notre ambition est double : éviter que l’EPS assure la promotion d’une insupportable «marchandisation des corps» et cerner au travers du débat, les objets, les pratiques, les développements physiques attendus capables à la fois de produire du consensus professionnel, de l’explicite et de la clarté pour les élèves et leurs familles.
Une « alternative » à trois pieds ?
Nous proposons de substituer à l’actuelle « musculation » trois pratiques distinctes à penser dans leur rapport.
« Les exemples sont multiples qui illustrent La difficulté et La complexité dans Laquelle il faut accepter d’entrer si on veut garantir un égal traitement de chacun·e dans ses conditions de travail et offrir aux élèves Les meilleures situations pour progresser. »
Un renforcement musculaire spécifique intégrée à chaque APSA, constitutive, pour la part qui lui revient, de « l’entraînement » devenu aujourd’hui « objectif général » disciplinaire et contributif au « savoir s’entraîner ». Ce que A. Hébrard nommait dans les programmes de 1996 «interventions pédagogiques particulières» et dont le but est l’amélioration des principales capacités physiques générales («les facteurs de la performance motrice») requises par l’APSA portée à l’étude.
Un renforcement musculaire général et en soi visant d’abord des effets physiques généraux identifiables, évaluables, à forte dominante qualitative et technique (des habiletés fines d’ordre postural, des coordinations globales…). Ensuite une première maîtrise de leurs processus de production, acquis en s’entraînant pour atteindre des but explicites au travers d’une «performance» à la fois réintroduite et redéfinie. Bref d’un développement de pouvoirs d’agir nouveaux construits prioritairement sous la «contrainte» du seul poids du corps ou encore, dans certains exercices, à partir d’un minimum de charge requis (un seuil nécessaire).
Enfin un sport : l’haltérophilie adaptée au milieu scolaire visant l’engagement global de l’individu, dans un effort athlétique calibré, socialement signifiant, appelant une technicité spécifique d’ordre postural, de coordination globale, de détente, de souplesse et dont la prise de « force » loin d’être un but n’est ici qu’une conséquence.
Une critique de la « musculation » scolaire officielle
Nous nous attacherons à trois aspects de cette pratique : sa philosophie générale (quel enseignement pour quelle école), ses valeurs (« quel corps »?), la « mascarade » (cf. Cécile Vigneron) de son évaluation, appréciation qu’on pourrait sans doute étendre aux « bases » scientifiques sur laquelle elle prétend très souvent s’appuyer (comme pour la VMA).
Quelle philosophie de l’éducation, quelle école au travers de cette musculation?
L’école de la République, « une et indivisible », ne peut reposer sur le socle incertain des désirs et préoccupations hétéroclites de chacun·e. Elle est au contraire le creuset du dépassement de cela. Commune, elle doit tendre à l’universel. Et l’idée très libérale qu’elle ait à répondre à une somme d’intérêts particuliers la bouscule. L’actuelle « musculation » dans son rêve de modernité s’est faite piéger. La voilà, supplétive, devenue miroir des arguments de vente des commerces du corps. La voilà encore, bien naïve, consciente ou pas, « acteur » du mouvement actuel et exacerbé d’individualisation et de différentiation de l’école. C’est le sens de notre opposition au principe de choix des élèves s’agissant des « thèmes d’étude » qui participe de cette dérive. D’autant plus qu’il doit être justifié par un «mobile personnel» évaluable dont on voit mal qu’il puisse échapper, comme le prétendu choix, au poids de déterminismes sociaux et culturels. Loin d’une de culture commune, de mobiles émancipateurs partagés d’apprendre ensemble et créateurs de liens entre les élèves.
C’est aussi l’approche de ses contenus que nous contestons, plus « conceptuelle » (« pseudo intellectualiste », « abstraite »), que pratique et technique qui interroge le devenir de l’EPS. Comme elle interpelle une école garante de la diversité de ses cultures en particulier de celles relevant des «arts du faire». C’est un nouveau formalisme en EPS, une possible source d’inégalités scolaires. Un choix pouvant conduire l’EPS vers les formes les plus académiques de « l’excellence » scolaire à la française. évolution consacrant finalement cette mauvaise idée issue des années 90 et selon laquelle il serait impossible en EPS d’espérer d’authentiques transformations « physiques » de nos élèves.
La musculation en vigueur : quelles valeurs ?
La lecture de « mobiles personnels » possibles ou exprimés et propres au thème d’entraînement « rechercher un gain de volume musculaire », nous citons : « avoir des épaules musclées », « avoir des pectoraux bien visibles », « avoir une carrure importante pour le métier que j’ai choisi », n’est pas sans interroger, bousculer même notre éthique professionnelle.
« on découvre que pour l’institution, en fait, La « musculation » est une activité sans « effets » corporels attendus…. »
Et c’est paradoxal que ce soit « l’éducation nationale », qui par ses injonctions conduise à de tels récits disciplinaires.
Les derniers programmes confirment pourtant cette orientation pour le CA5, nous citons (thème 3) : « solliciter la musculation pour la développer en fonction d’objectifs esthétiques personnalisés : recherche d’un gain de volume musculaire et ou d’aide à l’affinement de la silhouette». On comprend que nos collègues G. Dietcsh et T. Mayeko, au titre du CRIEPS (Revue Enseigner l’EPS, n°292), aient réagi en 2017, donc un an avant les nouvelles prescriptions et mis en garde contre les dérives de cette musculation là.
Nous citons : « Cette pratique scolaire se heurte depuis quelques années déjà à un certain nombres de résistances qui remettent en cause sa philosophie éducative et de façon encore plus tranchée sa place à l’école. Les débats professionnels posent très clairement la question de sa légitimité et de sa crédibilité pédagogique…»
évoquant à la fois « une marchandisation des corps » (Bessy 1990), une «féminisation non dite des programmes», «la résurgence d’une vieille tendance hygiéniste de l’EPS (Davisse 2010), Dietsch et Mayeko nous invitent à débattre.
On doit ajouter ici l’observation de Cécile Vigneron (éditions AFRAPS 2017 sous la direction de G. Cogérino) constatant dans cette EPS la sur-présence symbolique de la « force » et l’absence bien réelle de la « souplesse »… (une « musculation » virile, voire machiste?) et finalement s’interroger: quels «corps» derrière ces enseignements ? Doit-on comme le fait encore C. Vigneron parler d’entreprise « dès le lycée », « d’auto-surveillance des corps allant de pair avec une assignation discrète de rôles sociaux genrés, « dévolus » ?
Une évaluation désincarnée…
Pourtant le Men affiche une incontestable réussite pédagogique de la «musculation». En effet son évaluation aux examens permet enfin aux filles d’être l’égal des garçons en EPS. Qu’il s’agisse de leur présence et de leur activité en cours, des notes obtenues, la «musculation» semble mettre fin au syndrome des inégalités de sexe qui taraudaient l’EPS contemporaine. « Balivernes » prétend pourtant C. Vigneron qui évoque au contraire «une activité qui ne tient pas vraiment ses promesses, valorise des faux semblant ». L’accusation est tranchée et impose une retour critique sur l’évaluation. En observant que dans les autres APSA et au-delà des petits arrangements professionnels et administratifs qui fleurissent partout ou presque, l’insuffisance des résultats des filles comme celle de leurs engagements dans les séances persiste. Contourner un problème n’est pas le résoudre. En revenant sur la finalité centrale de l’actuelle musculation : «produire et identifier sur soi des effets (fussent-ils) différés» (c’est un autre débat) et en se penchant sur le dispositif censé repérer et apprécier justement « les effets produits sur soi » par la musculation, on découvre que celui-ci ignore paradoxalement ce qu’il devrait pourtant saisir. On découvre que pour l’institution, en fait, la « musculation » est une activité sans « effets » corporels attendus… Drôle d’éducation physique et sportive! Ceci alors que divers auteurs observent des progrès radicaux et quantifiables (particulièrement chez les filles) dans ce type de pratiques.
Et que penser encore de la nature exacte de la « motricité » humaine visée par cette évaluation. Imposture éducative? Au moins une dérive disciplinaire où les processus s’émancipent du produit, où le dire comment faire, oublie le faire, où décrire la manière de faire devient la vraie matière ? Est-ce cela que C. Vigneron pointe comme étant le risque en EPS d’apprentissages et d’évaluations « formels », « artificiels » ?
Des questions en attente
Qu’il s’agisse de « musculation intégrée » ou de « musculation sportive », nous butons sur une première difficulté. S’agissant dans les deux cas d’amélioration des capacités physiques générales, celles-là ne peuvent, pour des raisons déjà évoquées, se passer d’un développement de la «souplesse», de techniques correspondantes, minorées voire absentes des pédagogies actuelles (cf. C. Vigneron). Cela montre un « concept » de « musculation » rendant faiblement compte de choses qui pourtant s’imposent s’agissant de « mise en forme physique ».
Faut-il créer dans les programmes un groupe de pratiques défini soit comme « entraînement physique général », comprenant à la fois des techniques de renforcement musculaire et diverses techniques «d’assouplissement», d’autres pratiques probablement? Quant à l’haltérophilie scolaire, APSA à part entière, ne doit- elle pas constituer dans le programme un groupe autonome ?
Complexe donc la question des classifications pourtant posée dans les programmes 2001 mais restée sans réponse concrète. Toute classification ayant ses difficultés, ses contradictions sans que cela ne remette en cause le principe de sa nécessité.
À chacun, chacune de se saisir de ces propositions, de les repenser, de les critiquer, de les récuser, bref de démontrer que la profession a les moyens de se saisir de son avenir professionnel, qu’elle a des réponses à apporter aux défis de l’EPS contemporaine.
Cet article est paru dans le Contrepied n°26 – Musculation