William Gasparini 1 présente un aperçu de la sociologie du sport en France, son histoire et ses thématiques
Des grandes compétitions sportives médiatisées à la prescription médicale d’activités physiques et au loisir actif, le sport est aujourd’hui multiple tant dans ses formes que dans ses fonctions sociales. Pratique universelle (et parfois mode de vie), le sport de compétition est également un spectacle qui nous « parle » de notre société, produisant également un « effet de réel » (Barthes, 1968). Plus qu’aucun autre objet social, le sport mis en scène et raconté par les médias est habillé d’un voile-écran de discours préconstruits ou d’histoires mythiques qui sont autant d’obstacles au travail intellectuel. Comme le disait Pierre Bourdieu dans un texte écrit à l’occasion du Mondial de football de 1998, « il est toujours difficile de parler scientifiquement de sport parce que, en un sens, trop facile : il n’est personne qui n’ait sa petite idée sur le sujet et qui ne se sente en mesure de tenir des propos qui se veulent intelligents ». Dès lors, en sport comme dans d’autres domaines, la sociologie ne peut revendiquer sa scientificité que si elle repose sur un double travail : travail de déconstruction des catégories de pensée et des préjugés normatifs que nous imposent les mondes sportif, politique, économique et médiatique, et travail d’enquête de terrain selon la logique de la preuve. Au-delà de l’objectivation de la réalité sociale des pratiques et des pratiquants sous toutes leurs formes, le rôle du sociologue du sport est également de révéler certains aspects moins exposés : la domination masculine et les inégalités sexuelles, l’ethnicisation des rapports sociaux, les discriminations, l’instrumentalisation politique, les mobilisations collectives ou citoyennes dans et à travers le sport, les pratiques physiques à domicile, les violences symboliques dans les univers sportifs, les usages sanitaires du sport, l’européanisation et la mondialisation des enjeux sportifs …
Après une période de structuration entre 1960 et 1980, la sociologie du sport s’est progressivement constituée en sous-discipline de la sociologie et connaît actuellement un foisonnement de publications et de lieux d’échanges. Elle s’inscrit également dans les grands débats qui secouent la sociologie. Depuis les années 1980, celle-ci est marquée par la coexistence de multiples tentatives de dépassement des anciens clivages, et notamment de celui qui opposait la conception du social comme « totalité » déterminant les conduites individuelles (« holisme ») et une définition du social comme « agrégation des conduites individuelles », résultat émergent de ces actions (« individualisme »). Or, la sociologie n’a pas à choisir entre individualisme et structuralisme, car ce qui fait la réalité sociale, l’habitus tout autant que la structure et leur intersection comme histoire, réside dans les relations. La sociologie nous invite alors à penser relationnellement. Ainsi, en sociologie du sport, de nombreux travaux se sont efforcés de conserver le postulat de la détermination (probabiliste) des conduites individuelles par les conditions sociales et les trajectoires historiques, tout en prenant en compte les marges de manœuvre des acteurs sportifs (pratiquants, professionnels du sport, dirigeants…) et leur capacité, en retour, à influer sur les processus sociaux. Le vocabulaire des déterminations sociales a eu tendance, de plus en plus, à être supplanté par celui de la construction sociale.
Evolutions récentes
Aux traditionnelles études sur la praxéologie motrice ou la distribution sociale des pratiques sportives (quels groupes sociaux pratiquent le football, le golf ou le ski ?) viennent progressivement s’ajouter les questions de genre, de pouvoir dans les organisations sportives, d’intégration par le sport, de professionnalisation et de lien entre sport, travail et entreprise, de mobilisation collective (pour la défense d’une cause sportive, à l’occasion d’un match, en entreprise, dans la ville ou contre la construction d’un stade), d’expérience sensible et d’émotions vécues par le pratiquant. Depuis les débuts des années 2000, une nouvelle vague de mesures et de plans sanitaires incite la population à faire de l’exercice physique. Une approche par la sociologie des problèmes publics et la sociologie politique examine ces récents développements. Emerge également la représentation du sportif comme citoyen (dont l’ancêtre est le gymnaste dans la République de la fin du XIX° siècle) et la représentation du sport comme espace où peuvent se construire une identité collective, une citoyenneté, un statut d’égalité dans les relations hommes-femmes ou étrangers-nationaux. Plusieurs travaux sociologiques questionnent ces catégories tout comme celles relevant de « l’intégration sociale » ou de la « cohésion nationale » par le sport à l’occasion notamment des grandes célébrations nationales que sont les Coupes du Monde ou les JO. Enfin, la comparaison, à la fois comme mode de raisonnement et comme outil méthodologique de confrontation de temporalités et spatialités disparates, est de plus en plus utilisée et interrogée en sociologie du sport. S’affranchissant des catégories nationales de pensée, la sociologie du sport interroge également les usages de la comparaison et notamment l’amalgame souvent fait entre la comparaison en sciences sociales et le benchmarking du management du sport.
Ces quelques exemples montrent que la sociologie du sport constitue désormais un domaine de recherche à part entière qui échange avec d’autres disciplines de la sociologie et, de manière générale, avec les sciences sociales (économie, histoire, ethnologie, géographie humaine, science politique, sciences de l’éducation, sciences de l’information et de la communication, psychologie sociale notamment).
Des lieux de production et de circulation des savoirs sociologiques sur le sport
Rattachées aux facultés des sciences du sport ou aux UFR STAPS, les unités de recherche universitaires (équipes d’accueil –EA- ou « laboratoires ») spécialisées en sociologie du sport n’existent pas. En effet, les sociologues du sport intègrent des structures de recherche pluridisciplinaires du domaine des SHS (sociologie, histoire, sciences de gestion, anthropologie, psychologie sociale), du domaine transversal des STAPS (des SHS aux SVS) ou de la sociologie générale. Ainsi, au sein des équipes d’accueil en STAPS de Toulouse, Paris-Descartes, Paris-Saclay, Strasbourg, Lyon ou Montpellier (liste non exhaustive), les sociologues du sport étudient par exemple :
- les instances de socialisation, les dispositifs de formation et la construction des inégalités (sociales, sexuées, socio-ethniques, territoriales) dans le domaine des pratiques corporelles et sportives (EA CRESCO, Centre de Recherches Sciences Sociales Sports et Corps, Université Toulouse III Paul Sabatier) ;
- les « techniques du corps » -qu’elles soient quotidiennes, ludiques, sportives, de bien-être, d’expression- dans la perspective de l’action motrice, et comme révélateurs des sociétés qui les ont développés (EA TEC –Enjeux et techniques du corps, Université Paris-Descartes) ;
- les pratiques, organisations et projets sportifs comme outils de développement économique et social des territoires et analyseur(s) des transformations sociales, culturelles et politiques (EA CIAMS -Complexité, Innovation et Activités Motrices et Sportives-, Université Paris-Sud et Orléans) ;
- les acteurs du sport, en prenant simultanément en compte les dimensions diachroniques (trajectoires des acteurs, histoire des contextes) et synchroniques (les relations entre acteurs ou configurations et les conjonctures) et, plus spécifiquement, les usages du sport dans les institutions éducatives, l’européanisation des enjeux sportifs, les processus de construction des identités et les nouvelles dynamiques sociales dans le monde sportif (E3S –EA Sport et sciences sociales , Université de Strasbourg) ;
- les vulnérabilités et l’innovation en lien avec les Activités Physiques et Sportives à partir d’une approche pluridisciplinaire, les innovations sportives étant analysées à partir des réseaux élargis et façonnées par des acteurs pluriels prenant en compte, notamment, les innovateurs ordinaires (EA CRIS -Centre de Recherche et d’Innovation sur le Sport –équipe « Vulnérabilités et l’Innovation dans le Sport ») ;
- la dynamique des processus de production et de réduction des situations de handicap à travers les effets sociaux et identitaires des politiques de santé publique et les déterminants et logiques d’organisation des mobilisations collectives liées à la santé et aux handicaps (EA SanT.E.SI.H -Santé, Education et Situations de Handicap, Université de Montpellier).
D’autres unités de recherche spécialisées en sociologie accueillent également des chercheurs qui travaillent sur l’objet sport ou corps. C’est le cas par exemple du Centre Nantais de Sociologie (Université de Nantes) qui, dans l’un de ses axes de recherche, s’est fixé pour objectif d’analyser ce que le social fait aux corps à partir d’une sociologie des « cultures somatiques de classes » inséparablement associée à une sociologie des agents et des institutions engagées dans une activité de « gouvernement des corps » (médecins et autres « soignants », juges pénaux, arbitres, entraîneurs sportifs et autres encadrants, enseignants d’EPS). C’est également le cas du CEREP (Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations, Université de Reims Champagne-Ardenne), dans un autre registre, où sont analysés les processus de professionnalisation avec une application spécifique dans les univers du sport et des métiers de l’expertise corporelle.
En publiant des articles de sociologie du sport, des revues thématiques ou généralistes contribuent également à faire circuler les savoirs en sciences sociales du sport. Ainsi, conjointement animée par la Société de sociologie du sport de langue française (3SLF) et la Société française d’histoire du sport (SFHS), la revue Sciences sociales et sport publie des comptes rendus de recherches sociologiques, historiques, anthropologiques, sur les activités physiques et sportives. Revues pluridisciplinaires, STAPS et Science & Motricité publient des travaux originaux de recherche académiques relatifs aux activités physiques et aux sports s’inscrivant soit dans le domaine des Sciences de l’homme et de la société pour la revue STAPS, soit dans le champ plus large des STAPS (des SVS aux SHS) pour la deuxième. D’autres revues généralistes en sociologie ou science politique accueillent également des articles de sociologie du sport, conférant ainsi une légitimité « disciplinaire » aux recherches académiques sur sport. Ainsi retrouve-t-on par exemple des dossiers thématiques sur le sport dans Actes de la recherche en sciences sociales, l’Année sociologique, Sociétés contemporaines, Politique européenne, Clio, Revue suisse de sociologie, revue du MAUSS, Sociétés et représentations, Pôle Sud … Lieux d’échanges et de controverses scientifiques à travers leur congrès, les sociétés savantes permettent également la circulation des savoirs sociologiques. Aujourd’hui, trois sociétés savantes francophones regroupent des sociologues du sport français : la Société de sociologie du sport de langue française (3SLF, née en 2000), le réseau thématique « Sociologie du sport et des activités physiques » de l’Association Française de Sociologie (créé en 2002) et le Comité de Recherche « Sociologie du sport » de l’AISLF (Association Internationale des Sociologues de Langue Française). On peut y voir un éclatement de la discipline selon des stratégies de groupes professionnels mais les thématiques proposées lors des nombreuses manifestations scientifiques montrent également le foisonnement des directions de recherche, à la mesure de la multiplication des thèses, des chercheurs, des congrès et des publications sur le sport.
Néanmoins, malgré ces avancées, et moins spectaculaire que le récit de l’actualité sportive (avec ses exploits ou ses scandales), la sociologie du sport rencontre encore des résistances tant dans les STAPS que dans le monde des sports car elle reste une science qui crée le doute et qui dérange.
Quelques références
Ouvrages
- Callède J-P. (2007), La sociologie française et la pratique sportive (1875-2005), Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine
- Corneloup J. (2002), Les théories sociologiques de la pratique sportive, Paris, PUF.
- Defrance J. (2006 -5ème édition), Sociologie du sport, Paris, La Découverte, coll. « Repères »
- Duret P. (2008), Sociologie du sport, Paris, PUF, Que sais-je ?
- Gasparini W. (2000), Sociologie de l’organisation sportive, Paris, La Découverte, coll. « Repères »
- Gasparini W., Vieille Marchiset G. (2008), Le sport dans les quartiers. Pratiques sociales et politiques publiques, Paris, PUF.
- Louveau C., Drouet Y. (coord.) (2006), Sociologie du sport. Débats et critiques, Paris, L’Harmattan
- Michon B. (Eds) (1988), Sciences sociales et sports : états et perspectives, Strasbourg, Publication de l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg.
- Vieille Marchiset G., Tatu-Colasseau A. (Dir.), Sociologie(s) du sport. Analyses francophones et circulation des savoirs, Paris, L’Harmattan.
Dossiers de revue
- Gasparini W., Koebel M. (coord.) (2011), La double réalité du monde sportif, Savoir/agir, n° 15
- Gasparini W. (coord.), (2008), L’intégration par le sport, Sociétés contemporaines, n° 69
- Gasparini W., Koebel M. (coord.) (2015), Comparer Le sport, Sciences sociales et sport, n° 8.
- Marchetti D., Rasera F., Schotté M., Souanef K. (coord.) (2015), Classements sportifs, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 209.
- Parlebas P. (coord.) (2002), Sociologie du sport en France, aujourd’hui, L’Année sociologique, vol. 52, n°2.
Cet article est paru dans le Contrepied HS N°20/21 – MAI 2018 – Sport et Culturalisme
- sociologue, Professeur à la Faculté des sciences du sport de Strasbourg, chercheur au laboratoire « Sport et sciences sociales » (E3S), directeur de l’Ecole doctorale « Sciences Humaines et Sociales. Perspectives européennes » de l’université de Strasbourg et titulaire de la chaire Jean Monnet en sociologie européenne du sport.↩