Le processus de création circassien

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Bruno Armengol, enseigne au collège Croix d’Argent de Montpellier. Chargé de mission DAAC et membre de la CMN UNSS arts du cirque, il explicite les spécificités du processus de création en cirque, en développe les étapes, les procédés de composition et souligne les similitudes avec la danse. Prenez votre chaise et suivez-le !

Danse et arts du cirque convergent à bien des égards : ils représentent à eux deux le groupement des activités physiques artistiques des programmes. La compétence attendue, à tous les échelons du curriculum scolaire, est toujours énoncée de manière identique avec les termes : « Composer et présenter… ». Ils s’appuient sur une démarche de création inhérente à tous les arts vivants. Dès lors, se servir des propositions établies en danse constitue sans nul doute une solide référence didactique. Faire vivre à nos élèves une tranche de cirque artistique, c’est, comme en danse, leur permettre de dévoiler, d’affirmer leur identité et d’entrer dans une démarche de composition à partir d’inducteurs, de contraintes, d’utilisation et manipulation averties de règles d’écriture (modes et de procédés de composition) pour présenter un moment qui interpelle, étonne, épate l’autre. Sans spectateur, les APS gardent leur fondement, pas les APA.
Mais l’écriture dans les arts du cirque, si proche soit-elle de la danse, garde cependant ses habits, sa couleur.

Au cirque « la plus petite unité formelle de spectacle est la prouesse, acte unique limité dans le temps ».
L’exploit, la prise de risque, l’extra-ordinaire et sa présentation sont au cœur du cirque. Le jeu insensé, impossible avec l’équilibre des corps et des objets traverse trois familles du cirque : manipulation des objets, équilibres précaires et acrobaties. Aller sur la piste c’est se découvrir, révéler aux autres par une réalisation inimaginable, inconcevable, singulière, hors norme… sa personne, ses envies. C’est aussi flirter avec la chute, le vide en bousculant les lois élémentaires, en inversant l’ordre des choses. Les artistes de cirque savent que ce qu’ils réalisent est impossible… et pourtant ils le font !

Improvisation, exploration

La mise en disponibilité corporelle
Entrée en activité, elle donne incidemment l’occasion de développer des perceptions socio- et sensori-motrices, d’adopter des postures et des contacts autres que quotidiens et de se préparer à être vu ; déjà, les élèves pénètrent dans un univers créatif, instaurent de nouveaux rapports à l’objet, pas exclusivement fonctionnels. En jouant à chat perché avec des chaises (sur une ou plusieurs chaises, seuls ou à plusieurs, de plus en plus haut, accrochés, renversés, sur les mains, les pieds, en équilibre…), ils vivent un premier jeu avec cet objet qui va les « débrider », annihiler d’éventuelles résistances à venir.

En cirque, l’objet ne détermine pas nécessairement la famille
Comme en danse, la démarche de création en cirque s’appuie sur une phase d’improvisation, d’exploration. Pour dépasser la simple mise en activité, l’enseignant colore spécifiquement le travail de recherche en posant des consignes, des contraintes précises, son obsession restant la prouesse.
L’enseignant propose et les élèves disposent, mus par leurs envies et les énoncés de l’enseignant. En partant d’objets « neutres » (qui ne convoquent pas l’univers du cirque) tels que des chaises, les élèves se constituent peu à peu un bagage, un registre de figures personnelles.

En cirque, l’objet ne détermine pas nécessairement la famille : tout peut être prétexte à s’équilibrer, lancer, tourner… Si le fil invite à s’équilibrer, traverser, la chaise ne conditionne rien, n’oblige à rien. Interpellé par les mots de l’enseignant, les restrictions éventuelles de pratiques, chaque élève, selon ses envies, son histoire va la manipuler, mais pas seulement avec les mains : il va la projeter, la rattraper, la mettre en équilibre sur une partie de son corps, la faire basculer, l’échanger… en contact avec le corps. Il va aussi s’amuser à conjurer le déséquilibre créé en la disposant sur le dossier, sur deux pieds, un seul, ou tenter de sauter avec, se déplacer autour sans poser pied à terre et ainsi appréhender la famille des équilibres. La chaise peut encore faire l’objet d’acrobaties improbables : tourner par-dessus, avec, se renverser, se réceptionner sur la chaise, l’intégrer dans des portés statiques, dynamiques, etc.

Il peut paraître plus aisé de partir de l’apprentissage de routines classiques (la cascade à 2 puis 3 balles). Mais sa mise en représentation court le risque d’une banale démonstration/enchaînement (plus ou moins référée à un code) où sont rarement au rendez-vous l’inattendu, l’inopiné, le risque qui font vibrer le spectateur. Sortir d’une codification ouvre d’autres perspectives. En effet, c’est le regard de l’autre qui pousse à aller encore plus loin : celui des pairs qui tentent de copier les idées géniales et celui de l’enseignant qui invite à toujours davantage de prouesse et de nouveauté.

La recherche de l’extra-ordinaire
Dès le travail d’improvisation, ce qui fait la spécificité du cirque, c’est la recherche de l’extra-ordinaire, de l’exceptionnel, du hors-norme. L’enseignant va demander aux élèves de proposer chacun une « première mondiale » ou « top one ». La prouesse, c’est avant tout une idée, une expression de soi, pas une figure cotée D ; c’est un acte inattendu, impossible, irréaliste, qui dépasse l’entendement. Au cours de cette phase d’improvisation, l’élève découvre aussi celle des premiers choix et renoncements.

Une phase d’enrichissement et de choix

Après que l’élève (ou le groupe d’élèves) a retenu une, deux, trois figures qui lui correspondent, vient la phase d’enrichissement et de choix complémentaires. En danse, l’enseignant sait qu’il peut jouer sur les curseurs des paramètres du mouvement : espace, temps, énergie pour varier, enrichir, préciser, ciseler la proposition initiale. Le circassien, lui, cherche presque toujours à pousser ces curseurs au maximum, à leur extrême.

Parmi les multiples options d’enrichissement envisageables, on peut distinguer :
– la verticale, l’élévation, la hauteur. Quelquefois, pour certains élèves, faire tourner une assiette correspond déjà à une prouesse… l’enseignant les incite alors à se hisser sur quelque chose, quelqu’un, pour la faire tourner plus haut, à se munir d’une perche très très longue… En fait, la recherche effrénée du vide (ce volume immense en comparaison d’une surface minuscule) obnubile le circassien : le vide est souvent matérialisé par la hauteur, le vertigineux. « Tu mets des tapis au début, après tu les enlèves : c’est le but du jeu ».
– l’inconsidéré, le subversif, l’incongru : « pendant ton 5 balles, tu te grattes les fesses » ;
– le renversement, l’inversion du sens des choses : le « petit » porte le « gros » ;
– la pluralité, diversification des relations aux autres (partenaire ou spectateur) ;
– la multiplication infernale des objets, leur circulation comme dans le cirque traditionnel, ou encore l’attribution à ces mêmes objets de propriétés ou de symboles inédits ;
– le travail autour du corps (sans les mains, à plat dos, les yeux fermés, en chantant, en exprimant un sentiment profond…) transforme et enrichit souvent la séquence initiale.

La phase de composition, organisation

Elle advient tôt dans le cycle, dès les premières séances, et comme en danse elle structure, organise à la fois dans l’espace et dans le temps les différentes contributions des élèves du groupe.

Le mode de composition
Un mode scénario, par exemple, aide les élèves à placer leurs séquences successivement comme autant de vignettes de BD. Le choix d’un couplet-refrain distingue les moments de chacun (couplet) en les soulignant par un refrain qui peut être teinté d’une petite variation (spatiale, collective, matérielle…) En retenant plutôt la sonate (ABA’), on installe, développe et on revient.
Avec leurs chaises, les élèves entament et terminent leur propos immobiles comme sur une photo. Par les positions sur le plateau, les orientations, les regards, les relations respectives entre les élèves et avec les chaises, ces deux images disent déjà beaucoup. Chacun va apprendre comment on installe du beau, du simple, de l’utile, comment aussi la composition de l’image n’induit qu’une amorce de lecture, laissant au spectateur le soin de se l’approprier, la liberté de la compléter. Au-delà de la forme, on joue ainsi sur la symbolique et les images auxquelles elle renvoie.

Le développement
Il va organiser dans l’espace et le temps les séquences construites en amont, les « top one » et autres prouesses individuelles et collectives. L’utilisation avisée et modérée de procédés de composition et de règles simples (équilibre du plateau, contrastes, lignes directrices, tempo) est une des clés de la réussite de cette phase : passer de l’enchaînement à la création, du fonctionnel à l’artistique. L’enseignant apprend aux élèves à situer, fixer les choses, les actions, toujours en fonction de l’intention. La prouesse de l’un exige une orientation, une position, une immobilité ou une routine des autres. Quand l’un d’eux se hisse par exemple tout en haut des 5 chaises empilées, les autres doivent veiller tout à la fois à ne pas brouiller l’attention des spectateurs en attirant le focus à eux par des mouvements mais aussi à gérer sa sécurité. La prouesse exige sécurité et aménagement. Au cirque, l’objet nourrit mais contraint aussi ! Les tapis de sécurité deviennent donc des éléments scénographiques et sont nécessairement intégrés dans l’écriture. On n’est pas seulement dans le décor, le papier peint.

Des procédés de composition
Les procédés de composition soulignent des intentions :
– le crescendo, clé du cirque traditionnel, reste toujours une valeur quasi incontournable de prouesse ; commencer un spectacle par un salto sur une chaise placerait la barre très haut et ferait courir le risque de l’ennui à venir.
– Jouer avec la symbolique des espaces (un zigzag suggère le jeu, la gaité, l’ivresse ; une colonne connote l’ordre etc).
– Jouer avec la symbolique des relations à l’autre : l’unisson rappelle la force, l’unité, le lien ; le canon inspire la régularité, le recommencement, etc.
Les élèves apprennent aussi qu’au cirque, il doit toujours se passer quelque chose sur la piste. Il ne peut pas ne rien se passer.

La phase d’appropriation

Une fois la trame construite, les élèves doivent se l’approprier, non seulement dans son ensemble, sa chronologie et son espace, mais aussi dans chacun des moments individuels ou collectifs.
La « conduite », sorte d’antisèche que les circassiens accrochent en coulisses peut les y aider. Au départ consacrée aux lumières, elle consigne les détails par tableaux, moments, lieux, positions, tops de transition, apparitions, disparitions. En l’absence du public, l’élève mémorise, projette ses actions.
C’est à cette étape qu’il entre dans l’interprétation. Néanmoins, au moment où il réalise sa prouesse, l’élève, tout comme l’artiste, ne joue plus. Sa présence est celle d’une personne et non celle d’un personnage. Concentré dans la réalisation de sa prouesse, le circassien est dans le « je » et non dans le « jeu ». Ce « je » renvoie à la franchise, à l’honnêteté, à la véracité du propos du cirque. Le public est à l’écoute : au cirque, on ne triche pas. La mort, même symboliquement, est obligatoirement convoquée.

La « générale »

La phase ultime du travail réside dans la « générale ». Souvent, les élèves ont accroché à leur travail un propos, une problématique. Les circassiens donnent fréquemment un titre « provisoire » à leurs créations, mais ils observent que leur propos final est souvent quelque peu en décalage avec leur propos initial. Demander à un élève extérieur au groupe de faire le « scripteur fou », d’écrire tout ce qui lui vient à l’esprit au fil du spectacle, sans tabou, aide le groupe à mettre le focus sur l’essentiel, sur ce qui se lit de ce qu’on a écrit.

La présentation

C’est l’heure de vérité. L’élève dévoile ce qu’il a préparé avec ardeur. Il va le donner au public qui, au cirque, fait partie intégrante du spectacle. Alors qu’il est le plus souvent dans le noir au théâtre ou lors d’un spectacle de danse, le public est lui aussi dans la lumière au cirque ; chacun voit les autres, ses doubles de lui-même, comme autant d’éléments du spectacle de l’autre côté de la piste. Le circassien aime convoquer le spectateur, ce qu’évite a priori l’acteur ou le danseur.

Au final, s’embarquer avec les élèves dans un cycle d’arts du cirque, c’est toujours prendre un risque. Comme en danse, créer, composer un spectacle de cirque, c’est en connaître globalement les grandes lignes, les éléments qu’on souhaite intégrer, mais le processus de création est toujours imprévisible, interactif. On se laisse surprendre par l’élève et ses propositions. Tout y est envisageable, même l’impossible ! Au fil du travail, on remodèle, revisite, reconsidère… on laisse de côté certaines choses. En fin de compte, l’élève se risque à montrer une part de lui-même jusqu’ici inconnue, au-delà des limites qu’il s’était fixées a priori.

Paru dans Contrepied HS n°3 – C’est quoi ce cirque ?.

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