Le sport comme on le danse : pour un nouveau paradigme de la pratique sportive.

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Pascal Taranto 1

Jusqu’à présent le sport a été pensé à partir d’un paradigme technique ou techniciste, aussi bien dans ses finalités (il est un moyen pour une autre fin que lui, telle que la santé, la victoire, l’argent, la célébrité) que dans les valeurs qui lui sont propres (rendement, performance, compétition…). Les modèles qui correspondent à ce paradigme sont bien connus : le corps-machine, instrument docile à réparer, entretenir ou perfectionner ; le corps-usine, manufacture de gestes dans un système de concurrence économique institutionnalisé ; le corps-cyborg, trans- ou post-humain, réalité augmentée par la chimie, la prothétique, bientôt le bricolage génétique.

Un des plus graves défauts du paradigme techniciste, c’est l’aporie éthique et la contradiction dans laquelle il entraîne toute institution qui prétendrait se servir du sport comme moyen éducatif. Le fair-play est un idéal constamment nié par la nature même de ce qui est censé le faire advenir. Aucune critique cohérente du dopage ou de la tricherie ne peut être menée dans ce paradigme, non plus que de la violence. Ce que l’on appelle à tort les « abus » ou les « excès » du sport font partie de l’essence même du technicisme sportif, qui fait du sport bien autre chose qu’un simple jeu, notamment parce qu’il renvoie à un imaginaire guerrier, à une exaltation de la puissance et de l’hubris qui en est constitutive. Les effets de ce paradigme sont si visibles qu’il a suscité contre lui, presqu’immédiatement (du moins en France), une sociologie critique du sport, d’inspiration marxiste, au nom de l’aliénation sociale engendrée par le déploiement omniprésent de la pratique sportive. Récupéré par le politique, le sport au XXème siècle serait devenu l’équivalent moderne du panem and circenses des Romains, un nouvel opium du peuple destiné à canaliser la violence des foules (sur ce point, voir Elias et Dunning), et à détourner leur attention de l’aliénation qu’ils subissent dans les rapports de pouvoir économique, jouant ainsi, avec une confondante efficacité, le rôle idéologique que Marx assignait aux « superstructures » des sociétés capitalistes.

Nous nous sommes opposés à ce point de vue il y a quelques années dans un précédent ouvrage (ce qui nous a valu quelques échanges aigres-doux avec Jean-Marie Brohm), non pas au nom de sa fausseté, car le point de vue critique est salutaire, mais au nom de son insuffisance et de sa partialité. Il nous semblait que ce point de vue laissait complètement échapper tout ce que peut apporter une phénoménologie du sport, une description du sport « de l’intérieur », dans le rapport que la conscience entretient avec l’être même du corps existant comme puissance en mouvement. Ce rapport est la source de sentiments mélangés de plaisir et d’effort qui ne se laissent pas réduire à une prescription induite par l’aliénation au capitalisme.

Or, ce que nous prenions alors comme un problème de définition (de « spécificité » du sport) serait peut-être mieux traité comme un problème de paradigme (demandant précisément une « généralisation » du problème). Faire une phénoménologie de la pratique sportive, c’est en effet d’abord contester le modèle implicite d’une anthropologie dualiste, qui est ici un véritable obstacle épistémologique au sens bachelardien. Cette anthropologie ancienne, au sens d’un discours sur la « nature humaine », est précisément responsable de la représentation du corps comme « outil » ou « machine » et de son objectivation. Elle nous engage dans l’impasse techniciste, où « le corps » est l’instrument plus ou moins docile de « l’âme » ou de la volonté, l’ouvrier d’une performance rationalisable. Or le plus dualiste des philosophes avait déjà compris que le corps propre, en sa propriété, garde pour l’analyse rationnelle une irréductible opacité, car « je ne suis pas seulement logé en mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire »2. Un modèle meilleur serait plus proche de ce qu’on appelle aujourd’hui la « conscience incarnée » ou embodiment, qui se construit dans la tradition phénoménologique (avec Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty…) mais aussi dans la tradition anthropo-sociologique (avec Durkheim, Mauss, Bourdieu…). Dans ce modèle, tendanciellement moniste, je n’ai pas un corps, mais je suis mon corps, je le possède autant que je suis possédé par lui.

… je n’ai pas un corps, mais je suis mon corps, je le possède autant que je suis possédé par lui.

Mieux vaudrait alors parler du sport, généralement, comme une technique du corps au sens où Mauss entend ce terme dans sa communication de 19343, comme « les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps », c’est-à-dire incorporent par des apprentissages imitatifs toutes sortes de façons de se mouvoir et d’utiliser leur corps. L’emploi du terme « technique » ici ne doit pas nous faire retomber dans l’erreur techniciste, le caveat de Mauss est sans ambiguïté : « Nous avons fait, et j’ai fait pendant plusieurs années l’erreur fondamentale de ne considérer qu’il n’y a technique que quand il y a instrument ». Le corps n’est pas à proprement parler un instrument, mais il est, par sa plasticité, l’instrument des instruments, qui n’en sont que le prolongement technique, pour une tâche spécifique. La tâche d’une éducation justement appelée physique ET sportive ne consiste peut-être donc pas prioritairement à apprendre d’emblée telle ou telle discipline sportive, mais à développer cette plasticité, à rendre conscient le schéma initial de tout apprentissage spécialisé ultérieur, en disciplinant le corps pour le rendre le plus adéquat possible à son activité essentielle. Il faut ainsi trouver une technique originaire du corps qui soit comme la matrice de toutes les autres, et qui soit comme la condition même de sa réduction techniciste (lorsque je fais consciemment de mon corps l’instrument d’une technique, comme dans les disciplines sportives). Or l’activité essentielle du corps, ce par quoi le corps est dit « actif », c’est le mouvement dans l’espace.  

Un corps actif, vivant, est un corps en puissance de tous les mouvements qui lui sont possibles. Lorsque cette puissance s’actualise par volonté, on retrouve le geste. L’idée fondamentale du sport est celle du geste, voire du style, qui est le geste-signature par lequel un individu se laisse connaître comme unique. Dans sa perfection, le geste sportif est à lui-même sa propre fin, il est éthique (excellence admirée) et esthétique (mise en forme excellente de l’espace du corps) avant d’être technique. Les sports doivent être donc rangés sous des catégories esthétiques et non pas seulement techniques. Art, plus que technique, cela explique pourquoi, de manière incompréhensible dans le paradigme techniciste, la fascination pour le beau geste prime toujours sur toute considération de succès ou d’échec, de victoire ou de défaite, de record ou de performance. Les beaux sportifs sont des « artistes », les bons sportifs des techniciens. Aux seconds la victoire, aux premiers l’admiration.

L’activité qui exprime le mieux cette idée d’un corps chorégraphe, d’un corps habitant l’espace en même temps qu’il l’éprouve, le sculpte, dessine en lui ses arabesques, c’est la danse. La danse exprime l’idée de conscience incarnée, d’unité kinesthésique de ces deux points de vue que l’on nomme communément « corps et esprit », elle est geste pur. Mais elle exprime encore davantage une conscience excarnée, quand le mouvement révèle les infinies possibilités de l’espace-corps, de la projection hors de soi. L’espace corps n’est pas un au-dedans de soi, c’est un être-au-dehors, un être au monde ou du monde. La danse donne à sentir l’unité. Le mystère devient une évidence, celle d’une présence sacrée de la chair, du divin à deux pas de nous : la danse est transe et transcendance. Avant même de « faire du sport », il faudrait donc apprendre à danser, et l’EPS devrait se concevoir d’emblée comme discipline libératrice du mouvement, du geste, des postures. Il s’agirait pour elle de donner forme au corps, contre l’avachissement, la figure sans contours de l’informe moderne. Développer la sensibilité posturale par des approches comme la méthode Alexander, apprendre la densité de l’espace dans la lenteur ou sa fluidité dans le mouvement rapide, chercher l’équilibre et le déséquilibre, explorer l’horizontal et le vertical, se sentir chose étendue : c’est par avance faciliter l’appropriation des gestes spécifiques, analytiques, abstraitement découpés dans les possibles, qui sont en propre ceux d’une discipline sportive particulière, laquelle n’est qu’une forme plus ou moins appauvrie de danse. Voir les sportifs comme des danseurs spécialisés : voilà le changement de paradigme.

Que gagne-t-on à passer du technicisme à l’art kinesthésique comme modèle ? Voici quelques perspectives. D’abord un nouveau champ programmatique : celui des techniques du corps, qui remplacerait sans problème la vieille l’EPS et son odeur de caserne, et permettrait à de multiples activités physiques d’être reconnues, ou davantage reconnues, par l’institution : la danse au premier chef, mais aussi toutes les techniques par lesquelles on gagne son corps, on parvient à l’habiter réellement, à se sentir lui. Yoga, méditation, sophrologie, relaxation… doivent entrer à l’école, car sentir le corps et inhiber le mouvement est aussi une activité physique volontaire.

Ensuite, la cohérence d’un système éducatif : déplacer le sport éducatif vers des catégories esthétiques mettrait fin à l’incohérence éthique. Comment peut-on parler d’éducation aux valeurs, et proposer en modèle une activité dont la réalité économique concrète est un déni permanent de ces valeurs ? Le foot en L1 est un spectacle sportif, un business model. Le foot à l’école est une chorégraphie où l’accent devrait être mis sur la beauté du geste et l’harmonie des danseurs. Le stade comme une scène plutôt qu’une arène.

Enfin, du point de vue des effets relatifs au genre, ce paradigme permettrait d’échapper au virilisme sournois qui dévalorise nécessairement la pratique sportive féminine, dès lors qu’elle se mesure à l’aune des valeurs de performance ou de record. La franchise du marché dit la vérité du « sport féminin » en paradigme techniciste : c’est joli, mais ça reste bien moins payé que le sport masculin, parce que c’est moins vendeur. Cette plate réalité socio-économique et ses miroirs médiatiques s’opposent à l’inculcation des valeurs d’égalité à l’école, dont le rôle n’est précisément pas d’imiter « la vraie vie » en reproduisant servilement tout ce qui en elle nous désespère, mais d’être, au besoin, un contre-modèle de société. Faisons de nos petits sportifs des plasticiens du corps.  Ce ne sont là que quelques suggestions heuristiques à développer.

Cet article est paru dans le Contrepied HS N°20/21 – MAI 2018 – Sport et Culturalisme

  1. Professeur des universités, Directeur de l’UMR 7304 Centre Gilles Gaston Granger.
  2. Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Sixième méditation.
  3. Mauss Marcel, Les techniques du corps, Journal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 15 mars – 15 avril 1936. Communication présentée à la Société de Psychologie le 17 mai 1934.