Les fondements de « l’approche culturelle »

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Michel Brossard est professeur en psychologie du développement à l’université de Bordeaux 2. Il  travaille sur les apprentissages scolaires et sur leur rôle dans le développement de l’enfant. La Théorie Historico-Culturelle de L.S. Vygotsky constitue le cadre de référence de ses différents travaux. Il en est un des meilleurs spécialistes en France.

Extraits

(…) L’humain dont hérite chaque petit d’homme n’est donc pas transmis biologiquement, il est d’essence historique et doit faire en permanence l’objet d’un double travail : un travail de transmission de la part de l’adulte et d’appropriation de la part du jeune enfant. On entend par appropriation l’ensemble des activités par lesquelles l’individu fait sien ce monde humain : apprendre à se servir des objets usuels, apprendre à lire et à écrire, à compter, à résoudre un problème d’arithmétique, mais aussi s’emparer des différents rôles sociaux et des multiples formes d’intervention mis à disposition. Le processus d’appropriation consiste à mettre en œuvre avec l’aide d’autrui tout un ensemble d’activités par lesquelles le sujet fait sien, au cours de son histoire personnelle, le monde des différentes productions culturelles initialement extérieures à lui. Pour le psychologue, il s’agira donc de comprendre comment l’individu, en s’appropriant le monde de la culture distribué dans les différentes sphères des activités humaines, construit les capacités propres au psychisme humain. Celui-ci est donc d’essence historique, c’est là la thèse fondamentale que développe Vygotsky dans « Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures ». En un mot, il s’agit de comprendre comment le psychisme humain se construit du fait de l’appropriation par le petit d’homme des œuvres de la culture.

… Il s’agit de comprendre comment le psychisme humain se construit du fait de l’appropriation par le petit d’homme des œuvres de la culture.

(…) L’humain dans ses caractéristiques essentielles s’est historiquement constitué. Les activités productives humaines sont des activités médiatisées en ceci qu’elles sont rendues possibles par la création et la reprise au fil des générations de moyens artificiels. Ainsi, des capacités nouvelles sont créées et se trouvent déposées, « objectivées » à l’extérieur des individus dans le monde humain des hommes (« l’ensemble des rapports sociaux »). Le produit de leur activité marqué du sceau de l’intentionnalité est dès lors cumulatif, transmissible, transformable au fil des générations et marque l’avènement des sociétés humaines. Leurs productions dans différentes classes d’œuvres (connaissances, outils, institutions, œuvres d’art, systèmes de croyances et de signes, etc.) sont conçues comme des objectivations de leurs activités. Le monde ainsi produit n’est donc pas un monde de faits bruts, mais un monde de réalités signifiantes qui conservent les traces plus ou moins facilement élucidables de l’intentionnalité des acteurs. Prenant pour base de réflexion l’objet technique, auquel les activités de production de plusieurs générations ont conféré sa forme, Lucien Sève parle à son propos de finalité. De plus, ce qui se trouve objectivé, ce ne sont pas seulement des objets œuvrés, des connaissances ou des institutions, mais aussi les outils intellectuels nécessaires à leur production, à leur utilisation et à leur transmission : langage oral, langage écrit, système de comptage… Ce monde – produit par les activités humaines, transformé et perpétuellement retravaillé – constitue le monde de la culture. Il est rendu possible par une production décisive, présente dans toutes les œuvres de la culture – à la fois ergon et energeia – le langage. Ainsi que l’écrit Leontiev, il fallut que ces acquis se fixent sous une forme tout à fait particulière, qui n’apparaît qu’avec la société humaine : « celle des phénomènes externes de la culture matérielle et intellectuelle ». Avec les médiateurs ou moyens artificiels se produit une inversion : au lieu d’être dépendants des lois naturelles, les individus s’assignent désormais à eux-mêmes des buts et sont en mesure de produire et de transformer en permanence non seulement leur milieu extérieur, mais aussi leur propre mode de fonctionnement. L’activité devient un moment d’une histoire humaine et non plus la simple résultante de processus naturels.

(…)

On voit dès lors, que nous ne sommes plus du tout dans le cadre des significations courantes que peuvent prendre les termes « socialisation » ou « acculturation » : la notion de culture ayant habituellement le sens d’ « environnement culturel » auquel l’individu doit « s’adapter », la socialisation correspondant à l’habillage progressif d’une nature préexistante par les apprentissages culturels. Dans le cadre théorique que nous examinons ici, il s’agit de tout autre chose : il s’agit de la constitution production d’un psychisme humain par l’entrée dans le monde de la culture et l’appropriation des œuvres qui la constituent ; cette appropriation au moyen de signes provoquant par étapes une transformation du psychisme existant. Il est clair que, dans ce cadre théorique, le concept de culture ne désigne pas seulement des « manières » de penser, de croire et d’agir qui caractérisent un groupe social donné, manières d’être qui le différencient des autres, mais il désigne en tout premier lieu l’ensemble des caractéristiques par lesquelles les sociétés humaines produisent leur monde humain : les activités productives, le langage, les structures de la parenté, les systèmes de croyances, etc. Le concept d’appropriation des œuvres de la culture, ce que fait effectivement tout enfant quelle que soit sa « culture d’appartenance », ne signifie pas simplement acquérir les façons de penser et les usages propres à son groupe d’appartenance (sens usuel du mot « se socialiser »), mais il signifie beaucoup plus fondamentalement conquérir sa propre essence humaine (dans le sens que Lucien Sève donne à ce concept).

Article paru dans Contrepied EPS et Culturalisme – HS n°20/21 – Mai 2018