Qatar – Repenser les faits pour mieux lutter ?

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Aujourd’hui, de nombreux arguments décortiquent et actualisent cette étrange décision de 2010 de confier au Qatar l’organisation de la 22e Coupe du monde de football. Les « Ugly games » étaient alors nés.
Dès le début, il y a bien eu quelques rares réticences qui, bien que dégageant l’essentiel des enjeux qui se jouaient alors, n’a pas réussi à soulever une contestation à hauteur de celle qui s’exprime aujourd’hui. L’émotion a été portée à son comble lorsque The Guardian a révélé les morts importantes (6500), sans compter les blessés, visiblement difficilement quantifiables. Cette révélation de la réalité des chantiers qataris a été le grand déclencheur qui a élargi le front de la contestation. 

… la réalité des chantiers qataris a été le grand déclencheur qui a élargi le front de la contestation.

Pourtant, tous les autres arguments étaient alors présents, mais la diversité des interprétations des faits révélés et des stratégies à développer pour soit arrêter la Coupe (rares) sinon la blâmer à partir de tous les arguments possibles, a conduit à la complexification de décisions d’actions convergentes dont le boycott : condamnation en tant que grande machinerie portée par ses enjeux économiques et son obsession d’en faire une vaste usine à cash, dénonciation d’un environnement de corruption dont, 12 ans plus tard, les soupçons n’ont pas été entièrement établis, élection d’un très petit pays (400 000 Qataris) dépourvu de toute réalité footballistique de haut niveau, décision folle de faire concourir par des températures excessives (on ne pensait pas encore aux conditions de travail des ouvriers sur les chantiers), système de climatisation totalement ahurissant eu égard aux décisions prises sur la transition climatique, sans compter les dénonciations récurrentes sur le développement du football moderne et son ivresse de marchandisation. La liste peut s’allonger mais, au cœur, la politique économique et sociale de cet état bien loin du minima des normes internationales. Tout cela est aujourd’hui bien documenté même si nous savons que bien d’autres états ne sont pas loin de critiques similaires. En clair, le Qatar perpétue des décisions internationales dans lesquelles la situation liée aux droits humains (Russie, Chine) compte peu, même si ce critère, pris au pied de la lettre, peut donner le tournis au niveau international.
Sur la pression des premières révélations de la CGT bâtiment, de l’OIT, de la CSI, d’Amnisty International, SHERPA et diverses organisations humanitaires, le Qatar a tenté d’ajuster ses décisions pour rendre présentable l’opération : report des dates de compétition, élargissement des droits des travailleurs, « garanties » sur les droits sociaux et les droits fondamentaux des individus (minorités sexuelles, femmes, notamment), tout cela fermement contesté sur l’ampleur et l’effectivité des décisions prises. Nous savons que la France a été très engagée sur cette décision, remerciée par des commandes d’avions Rafale livrées sous Hollande, après une ère Sarkozy ayant pilotée le vote décisif de Platini lors de la cérémonie de désignation du pays. Macron en a rajouté une couche en allant négocier le gaz liquéfié et fournissant un contingent de policiers et gendarmes pour garantir une partie de la sécurité de l’événement.

Ce pays a une longue tradition d’organisation de grands événements sportifs … Il est clair que la Coupe du Monde de football est sans commune mesure avec ces événements, apparaissant comme mineurs mais néanmoins nécessaires à l’image mondiale que veut se donner le Qatar dans sa perspective post gazière.

Ce pays a une longue tradition d’organisation de grands événements sportifs ; des équipements sportifs et industriels ont été construits dont on devrait s’interroger sur le bilan humain : mondiaux de natation en petit bassin, championnats du monde de handball et d’athlétisme, coupe d’Asie de football, auxquels s’ajoutent un certain nombre d’évènements tels tournois de tennis, GP de Moto, tour cycliste qui gagne en notoriété. Il est clair que la Coupe du Monde de football est sans commune mesure avec ces événements, apparaissant comme mineurs mais néanmoins nécessaires à l’image mondiale que veut se donner le Qatar dans sa perspective post gazière.
La mêlée s’est accentuée avec la proximité de l’ouverture de l’événement et le retour du mot d’ordre de boycott sur une base particulièrement disparate quant à ses motifs : d’équipes ? de joueurs ? de médias ? de supporters ? de téléspectateurs ? de chefs d’État ou de gouvernement ? Chaque thème a ses raisons mais le modèle de la pression indirecte sur les multinationales commanditaires reste le plus développé. Sans croire à son effectivité, ce mot d’ordre a été un signal d’alerte élargissant le rôle d’une partie de la population sans arriver à entraîner une partie des acteurs eux-mêmes. Les grandes organisations humanitaires, syndicales, de Droits de l’homme, n’ont pas appelé au boycott mais mènent le combat d’indemnisation des travailleurs morts ou blessés. On sait maintenant que le Qatar s’y oppose farouchement.
Les débuts de cette Coupe du Monde montrent que l’imagination s’empare d’une présence active sur les dénonciations des droits bafoués ; brassard « One Love » porté par une ministre dans les tribunes, photo du bâillon par les allemands… même la ministre française des sports à ouvert l’encouragement à ce que les joueurs s’expriment (mais pas elle), bref la presse est remplie d’actes de dénonciation et de résistances.
La question demeure : comment avancer sur de telles questions particulièrement explosives lorsque nous examinons les arguments, toujours très passionnés, en présence ?
Le bureau du Conseil de la FIFA est la structure responsable puisque c’est elle qui prend les décisions, à partir des délégués des confédérations qui le composent. L’expérience a révélé que ces délégués représentent bien plus que leurs propres structures : pas exemptes d’intérêts financiers pour leur propre personne (achat du vote, assez courant semble-t-il), elles portent aussi, par leur propre statut, les nombreux intérêts économiques des pays et continents qu’elles représentent. C’est bien un bloc politico-économico-diplomatique qui pilote ces décisions qui, parallèles à l’événement (échanges commerciaux, de faveurs, diplomatiques…) obscurcissent les véritables responsabilités laissant désigner une seule instance. C’est ce bloc qu’il faut défaire en démocratisant la gestion de la décision c’est-à-dire en élargissant à tous les protagonistes le droit d’y participer : instances sportives bien sûr (à démocratiser, cela va de soi), joueurs par l’intermédiaire de syndicats rénovés, supporters mais aussi instances internationales dont le rôle, ensemble, doit dépasser le pays d’accueil et entamer une réflexion sur le sens de ces grands rassemblements. Les organisateurs des grandes courses au large à la voile ont déclaré s’attaquer à cette question en posant comme ligne directrice que, sans renoncer à ces compétitions, des décisions pouvaient être prises s’inscrivant dans les exigences posées par le GIEC.
Cette démarche exige aussi un examen des projets d’évolution de cette Coupe du Monde (CM). La fuite en avant proposée à 48 équipes ou une CM tous les deux ans, pilotée par le seul souci d’augmenter la capacité financière de la FIFA et entretenir son système qui voit dans les Coupes continentales une concurrence en leur imposant un tarissement de leurs moyens; bien sûr le régime médiatique et marchand qui soutient cette grandiose machine reste l’élément clé de la réussite.
Pour sortir de ce cycle infernal que le capitalisme enserre dans des alternatives qui, pour l’heure, se réduisent toutes à une fuite en avant, cela appelle à tirer les implications du mot d’ordre de 1968 qui avait brièvement ouvert la voie d’un « football aux footballeurs » ; il se révèle être dans la droite ligne des réflexions d’actualité qui se mènent sur les communs, enchâssant le football dans une réalité sociale qui doit bifurquer vers une nouvelle société démocratique écologique et sociale que la crise présente appelle urgemment.

… des réflexions d’actualité qui se mènent sur les communs, enchâssant le football dans une réalité sociale qui doit bifurquer vers une nouvelle société démocratique écologique et sociale que la crise présente appelle urgemment.

La stratégie du boycott, en centrant l’action au plus près de l’événement nous met à mal pour relier les causes tant elles questionnent, à des degrés divers, tout l’équilibre du monde. La mondialisation capitaliste a exacerbé les rapports internationaux en développant des liens entre les diverses économies, interdépendants, mais inégalitaires, multipliant les échanges en même temps que leurs conflits. Ce sont ces divers dispositifs qui complexifient la claire conscience des luttes à mener puisque chacune contient toutes les contradictions du système. Pourtant c’est bien à cette conscience qu’il faut faire advenir la grande masse des populations, toutes victimes, à des degrés, de l’exploitation menée par les grands groupes.
Il est clair que la multiplicité des fronts à investir et le degré de conscience des avancées possibles rend la centration sur une modalité, qui peut devenir illusoire, enthousiasmante. De fait, nous devrions boycotter, jusqu’à nos propres usines qui fournissent mondialement des armes qui servent à des dictateurs à décimer leur propre population.
C’est bien ce bloc économico-politico-diplomatico-sportif qu’il faut démembrer et que notre gouvernement soutien. Il ne devrait pas se rendre au Qatar.
Quant aux amoureux·ses du football ils, elles, fondent leur attitude selon leur conscience en ne se confondant pas avec tous les responsables qui feignent de se plaindre des conséquences dont ils/elles protègent les causes. ♦  J. Lafontan et A.Becker