« Un prof d’EPS peut, soit recracher de la norme, soit la questionner ! »
Miguel Benassayag, philosophe et psychanalyste répond à notre questionnement en plaidant en faveur de la résistance au quotidien.
●●● Résister c’est créer. Est-ce que tu peux préciser ce que tu entends par là ?
C’est le fruit de l’expérience en général de ces quelques dernières décennies qui montre que c’est possible pour un peuple ou un secteur d’une société de vaincre une oppression ou une dictature, d’avoir gain de cause dans une lutte.
Le problème est que, tellement occupé par la stratégie de l’affrontement, on oubliait souvent, que la nouvelle société, le nouveau dispositif de pouvoir, n’allait pas émerger comme ça, tout seul, miraculeusement, simplement du fait d’avoir vaincu l’oppresseur.
Cette hypothèse est tombée et, s’il est difficile de vaincre une tyrannie, une oppression, une injustice, il est infiniment plus difficile de créer du nouveau. L’idée est de mettre au centre la préoccupation de la création du nouveau et de laisser à l’affrontement ce qui est de l’ordre du nécessaire et de l’inévitable.
●●● D’accord, mais là tu nous parles d’oppression, or les profs d’EPS ne sont tout de même pas opprimés ?
L’oppression, ce n’est pas simplement lorsqu’il y a quelqu’un avec un fusil derrière le dos ou que tu as faim. Il y a d’autres modes d’oppression qui peuvent se trouver dans la nécessité de participer à un modèle de société dur, excluant, normatif, ou de construire des résistances.
Les profs d’EPS ne sont peut être pas dans des positions inconfortables mais ils sont au cœur du dispositif de l’éducation par compétences. Un prof d’EPS est sollicité dans un projet réactionnaire, cela ne veut pas dire qu’il va y répondre. Il peut tenter de « créer » des élèves, des hommes et des femmes compétents, en laissant de côté un type d’éducation, au nom d’autres principes de pensée, de solidarité, de création, de culture.
L’homme de compétence est l’homme de l’utilitarisme. Les profs d’EPS sont au cœur de l’oppression des corps à l’époque du « biopouvoir » comme dit Foucault, c’est-à-dire le pouvoir qui s’applique au contrôle du corps, au corps normalisé.
En tant que profs d’EPS je suppose que l’on peut soit recracher de l’idéologie, donc la norme : il faut pas être trop gros, ne pas fumer, ne pas se droguer, ne pas être fainéant… et donc s’accomoder du biopouvoir, soit questionner fortement cette société normalisée et disciplinaire.
Les profs d’EPS doivent essayer de résister à ce que véhicule aujourd’hui le modèle sportif, le modèle identificatoire de l’homme à performance, de l’homme à compétence. Ils doivent essayer de s’opposer à ce processus en trouvant d’autres places pour l’épanouissement physique et sportif, en cherchant à construire d’autres modes d’habiter son corps, d’évoluer dans l’espace. Déployer des qualités physiques qui ne soient pas tout de suite prises dans le modèle utilitariste d’un corps normé, surveillé et normalisé.
●●● Dans un de tes livres, « Connaître est agir », le corps prend une place différente dans le lien qu’il peut avoir avec la pensée. Le mouvement du corps exprimerait une forme de résistance. L’EPS n’a-t-elle pas un rôle de subversion à jouer à l’école ?
Se révolter ne signifie pas seulement « penser différemment », mais mettre en œuvre des pratiques concrètes de libération, des formes de vie différentes. Visiblement, le modèle de domination hégémonique est le souhait d’avoir des corps disciplinés soumis, plantés devant les ordinateurs et qui dans tous les cas bougent d’une façon sécuritaire, sans prendre de risque.
Aujourd’hui, il suffit de voir la caricature d’une salle de remise en forme dans laquelle les gens parlent non pas de l’épanouissement du corps mais du développement de chaque muscle, du rôle de chaque exercice pour chaque muscle. Dans ce type de pratique corporelle bien qu’il soit question du corps, c’est un corps « virtualisé ». Ce n’est plus un corps organisme, ce n’est plus un corps totalité en épanouissement, c’est un corps divisé, sectionné en petites compétences et en petits muscles.
Ce que j’avançais dans « Connaître est agir 1 », à la lumière de tous les travaux biologiques actuels, c’est que le modèle cartésien qui dit que la tête gouverne le corps est révolu. Aujourd’hui nous savons qu’un être humain pense avec l’ensemble des boucles qui vont du corps à la tête et de la tête au corps. Il n’y pas un organe noble qui pense et un organe subordonné qui obéit. Le cerveau ne peut penser et se développer qu’en agissant. Plus on est dans des modes d’agir virtualisés et disciplinés propre au biopouvoir, moins on pense. De ce point de vue, existe-t-il des pratiques corporelles qui tendent à résister à la discipline qui sont des pratiques corporelles qui créent la possibilité d’une pensée plus libre ? Il y a un champ qui s’ouvre pour toutes les personnes qui s’occupent du corps en dépassant la pensée cartésienne. Il y a tout à penser et à revoir mais pour cela il faut que les prof d’EPS aient le désir de se poser la question et penser leur métier : qu’est-ce que je suis en train de faire, qu’est-ce qu’on me demande faire ? Il ne peut s’agir simplement de donner des compétences sportives aux élèves. Il y a deux modes de pensée, la vie et la société sont en tain de s’affronter. Un prof d’EPS doit prendre en compte ces processus.
●●● Tu dis qu’en fait il y a un champ de résistance qui s’ouvre pour les profs s’ils arrivent à penser leur métier et à ne pas être simplement des personnes qui organisent l’exécution maîtrisée des élèves.
Il se passe quelque chose du côté du bio, du corps, il y a une véritable nouveauté. Notre époque nous pousse à repenser le corps, nous sommes à la fin de l’époque où l’on pensait que le corps était la matière brute qui devait suivre le noble cerveau. C’est fini ça ! Notre société doit se retrouver avec le corps. C’est un champ ouvert.
Ce retour du corps n’est pas une mauvaise nouvelle mais il faut pouvoir construire une vision d’émancipation par rapport à ce corps qui pense, puisque le corps dans son ensemble pense. C’est à mon sens un défi pour les profs d’EPS, est-ce qu’ils seront capables de s’en saisir ou est-ce que l’époque est trop obscure ?
●●● Que penses-tu de l’idée de plus de sport à l’école du gouvernement Sarkozy ?
Plus de sport à l’école, dans la tête de Sarkozy et des nouvelles tendances du biopouvoir c’est l’idée que l’on va discipliner les corps.
Ils procèdent de façon concrète. Sarkozy c’est la droite de l’après idéologie, il s’en fiche de l’idéologie. Il est dans les processus matériels qu’il faut dominer. C’est pour ça qu’ils sont supérieurs à la gauche, ils ont compris que l’histoire du monde ne s’est pas faite par les idées qui viennent de la tête mais des pratiques physiques matérielles concrètes.
Ce n’est pas par du discours que l’on va discipliner une société.
C’est par une mise en œuvre concrète de l’organisation des corps : en organisant du sport, en proposant des horaires…
Toutes les préoccupations pour le cancer, pour l’Alzheimer, pour la cigarette ou pour le sport sont les symptômes de ce que Foucault appelle des biopouvoirs c’est-à-dire un pouvoir qui s’occupe de normer directement les processus vitaux. Ce n’est plus une gestion du pouvoir idéologique des grandes déclarations mais des processus réels matériels.
Les nouveaux pouvoirs, biopouvoir et biologique, vont s’appliquer directement sur le corps, il met la norme là ou il y avait la loi. Les profs d’EPS, qu’ils le veuillent ou non, sont au cœur du processus.
●●● L’hypothèse que l’on a dans ce numéro, c’est que les choix quotidiens des collègues, parfois à leur insu, sont des actes de résistance,des actes politiques. Qu’en penses-
tu ?
Les gens continuent de croire qu’il suffit pour être de gauche, de penser à gauche, et d’aller voter tous les cinq ans pour celui qui leur semble être le meilleur pour faire aboutir leur pensée.
La droite a compris que tu peux penser ce que tu veux, ce n’est pas la pensée qui gouverne le monde mais les processus réels. La gauche ne sait pas résister dans ces termes là.
Elle est restée sur des grandes idées comme la liberté des hommes et des femmes ou le droit à la médecine pour tous.
La droite actuelle a compris d’une façon très intelligente qu’on peut dire ce que l’on veut. La question c’est de savoir qui maîtrise les processus réels et dans quel sens.
Par exemple sur la médecine, la gauche reste dans l’universel abstrait et avance l’idée d’une médecine pour tous ou de la fin de l’exploitation…
La nouvelle droite, quant à elle, procède d’une autre façon, elle met en œuvre des mesures concrètes. La droite classique, celle des années 80 était elle aussi sur les idées, par exemple sur la loi sur l’avortement, elle se bagarrait avec la gauche sur le droit à la vie. Aujourd’hui la droite ne se bat plus sur les idées mais sur elle s’occupe de coloniser tous les processus réels de la société. On fait du sport comme ci, on contrôle les frontières par une immigration choisie, ce sont toujours des processus en pleine dispersion qui intéressent la droite. Ils disent qu’ils ne pensent rien et qu’ils gèrent de façon pragmatique la réalité sociétale.
La gauche n’a rien à proposer comme contre projet concret de société et ne fait qu’évoquer des prophéties du pire.
Les nouveaux contre-pouvoirs doivent donc eux-aussi proposer des formes de pratiques concrètes pour résister ? Très concrètement en quoi cela consiste une EPS qui n’est pas utilitariste ? Comment résiste-t’on concrètement à l’école des compétences ? Des formes de pratiques concrètes qui vont résister à des formes de pratiques concrètes.
C’est local et multiple.
●●● Les choix pratiques au quotidien et les choix pédagogiques sont politiques ?
La politique ne veut plus rien dire, pour les gens.
Leurs choix ne sont pas politiques, ils sont pratiques.
Par exemple lorsque l’on discute des mesures pour éviter l’obésité, si tu leur dis que ce que tu fais c’est politique, ils vont te dire tu délires.
Il faut construire des pratiques de résistance qui ne soient pas un discours politique mais des pratiques de résistance concrète.
C’est vrai qu’être obèse c’est dangereux pour la santé et que cela correspond à un développement de l’économie, de l’agroéconomie.
Mais tu ne peux pas dire simplement c’est politique. Il faut essayer de lutter contre le modèle unique d’un type de corps dans la pratique et construire une pratique et un discours à la normalisation des obèses.
Quand on disait politique jusque dans les années 70 c’est comme si on disait « dieu ». Cela représentait le pouvoir tout puissant.
Peut être faut-il utiliser d’autres mots moins « brûlés » comme pratique d’émancipation, pratique de résistance.
●●● Comment faire en sorte de transformer la société ? Où en sommes-nous du concept de révolution ?
Il n’y a pas de révolution, il n’y a pas de possibilité de penser une révolution. Il n’y a rien qui unifie tous les changements ou toutes les résistances.
La question est comment on résiste là où la domination disciplinaire liberticide est en train d’avancer.
Comment résiste-t-on en tant que prof, dans les quartiers ?
On ne peut pas avoir en ce moment, à cette époque, l’objectif de transformer la société.
La réalité du triomphe du néolibéralisme est telle que cet objectif là devient obsolète. Mon objectif est de commencer à développer des résistances qui commenceront peut être à créer un rapport de force qui peut être pourra atteindre cet objectif là. Si on veut changer la société, on ne changera rien et on va adhérer à des solutions magiques, des promesses… Pour le moment tout ce qu’on peut faire et que l’on doit faire, c’est développer des embryons de résistance et après on verra.
●●● Tu appelles, pour refonder la culture politique, à ce qu’on ait une résistance du quotidien ?
Tout à fait ! Mais pas individuelle. Quotidien ne veut pas dire individuelle.
Aujourd’hui on est minoritaire ; il faut se donner des objectifs à la hauteur de la réalité actuelle. C’est comme si tu as un tonton Maurice qui sort du coma et que tu dis je voudrais qu’il courre le marathon. Il faudrait peut être d’abord le mettre sous perfusion, vérifier ses fonctions vitales avant de le faire courir un marathon. Si vous voulez qu’il courre le marathon et que vous faites comme font les militants en le mettant debout pour lui faire courir un marathon. Tonton Maurice meurt. Les militants très gentiment, plein de bonne volonté n’arrêtent pas de faire ça. Il faut définir des objectifs à la hauteur de ses possibles
(Cet article est paru dans Contrepied n°21 – EPS, des choix politiques quotidiens.)
- Connaître est agir, Édition la découverte, 2006.↩