Résistance et politique en EPS : l’exemple d’une séance de Hand-Ball

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Si l’on veut vraiment former des citoyens à l’esprit critique, c’est-à-dire en fait répondre aux finalités assignées à la discipline, il faut faire des choix au cœur de nos pratiques
quotidiennes d’enseignement. Bruno Cremonesi, collège Victor Hugo, Aulnay-sous-Bois, essaie de décortiquer pour nous le sens de son engagement.

Selon moi, faire de la politique, ce n’est pas simplement entrer dans le jeu de la démocratie représentative, participer aux élections, ce n’est pas non plus seulement « militer » au sens classique du terme. C’est surtout créer ici et maintenant une multitude de pratiques montrant concrètement à quelles conditions d’autres formes de société et de vie sont possibles.

Le devoir du citoyen dans une démocratie, ce n’est pas d’obéir, mais avant tout d’être critique pour exercer son pouvoir et son droit de citoyen.

Faire de la politique en acte c’est créer les conditions du changement à partir du seul endroit où nous sommes puissants et compétents à savoir le quotidien de nos classes.
En ce sens nous sommes nombreux à faire de la politique au quotidien.

L’enjeu, nous semble-t-il, est d’avoir davantage de citoyens dotés d’esprit critique. Des hommes et des femmes qui ne se laissent pas dominer par les injonctions des marques ou les modes de vie dominants.
Des personnes restant des hommes et des femmes debouts, capables d’inventer et de créer d’autres formes de fonctionnement.

Nous vivons en ce moment une contradiction forte alors que le niveau de scolarisation et donc d’outillage intellectuel n’a historiquement jamais été aussi élevé dans notre pays, on forme des citoyens démunis de tout sens critique, assujettis aux médias.

Le devoir du citoyen dans une démocratie, ce n’est pas d’obéir, mais avant tout d’être critique pour exercer son pouvoir et son droit de citoyen.

Les enseignants ont ce devoir de résistance en acte.
Ces options politiques sont au cœur même des conceptions éducatives et pédagogiques que nous essayons de mettre en œuvre dans le quotidien de nos classes.

L’éducation ce n’est pas simplement respecter les règles du prof !
Si dans le projet politique qui nous anime, former des élèves citoyens au quotidien c’est développer chez eux un esprit critique, en hand-ball, il importe alors non pas d’appliquer la règle, mais de construire et utiliser les règles fondatrices du jeu, et d’en mesurer les effets dans un système de contraintes posées pour se donner un pouvoir d’action.

Les options politiques qui nous habitent se vivent par les élèves et sont mises en œuvre par l’enseignant dans les choix pédagogiques et didactiques qu’il va réaliser en cours.

Nous allons tenter d’illustrer ci-dessous comment dans notre quotidien, nous tentons de former des citoyens un peu plus critiques et capables de concevoir leur réussite personnelle comme un partage et non un écrasement d’autrui.

Nous vivons en ce moment une contradiction forte alors que le niveau de scolarisation et donc d’outillage intellectuel n’a historiquement jamais été aussi élevé dans notre pays, on forme des citoyens démunis de tout sens critique, assujettis aux médias

Des choix sont alors nécessaires et deux axes majeurs organisent notre action au quotidien.

  • Des règles qui ne soient pas simplement une liste d’interdits mais conçues comme un pouvoir d’action dans le jeu.
  • L’alternance jeu/débat comme voie originale d’apprentissage.

Ces choix ne sont pas anodins et sont issus d’une analyse conjointe de l’évolution historique du hand-ball et de ce que font les élèves lorsqu’ils jouent.

La règle : un pouvoir d’agir (la règle comme réponse à un problème de jeu)

On assiste ces dernières années à un retour de l’ordre moral. Les maux de notre société seraient la conséquence du non respect des règles. Le sport fait partie des domaines souvent cités comme palliatifs à la décadence d’une société et plus particulièrement d’une jeunesse des quartiers populaires qui ne respecterait plus aucune règle.

Aussi anecdotique que cela puisse paraître à certains, positionner les règles des jeux comme un catalogue d’interdits ou les déterminer comme pouvoir d’action pour règlementer un rapport de force, contribue à construire à notre avis des citoyens différents.
Nous faisons d’ailleurs l’hypothèse que nous obtiendrons bien plus facilement l’adhésion des jeunes générations si nous leur donnons un sentiment de liberté et d’autodétermination en les faisant participer à la construction des règles et en leur montrant le pouvoir d’action collective de la règle.

Pour ce faire nous devons avoir une autre lecture des règles dites de base des sports collectifs.
Si nous posons d’emblée le dribble comme un des éléments garantissant le sens culturel de l’activité qui se définit par la permanence règlementaire dans un sport, nous nous coupons de la possibilité d’explorer une autre voie. En effet, le dribble n’est qu’une solution technique adaptée dans des conditions particulières de jeu et totalement inadaptée dans d’autres.
Nos élèves ne sont pas d’emblée des joueurs expérimentés et le dribble est une technique qu’ils mettent du temps à maîtriser (en particulier les filles).
La difficulté à contrôler le dribble se fait soit au détriment de la rapidité et de la liberté de mouvement sur un terrain, soit au détriment de l’ouverture du champ de vision et de leur possibilité de création d’un jeu tactique et collectif plus élaboré.

Par ailleurs certains enseignants percevant seulement la forme visuelle la plus élaborée du hand-ball de haut niveau, essaient par l’interdiction du dribble de favoriser le jeu de passes. Mais pour des enfants débutants, très rapidement le jeu devient très statique et la tâche pour les attaquants reste trop difficile. Le jeu perdant de son sens et de son intérêt les élèves arrêtent de jouer et cherchent par tous les moyens à contourner la tâche.
Ils utilisent une multitude de stratégies bien connues des enseignants pour ne pas « perdre la face ».

Pour éviter ce glissement de sens, il nous faut penser des règles évolutives adaptées au potentiel moteur et perceptif de nos élèves, tout en respectant un des fondements culturels du hand : prendre l’adversaire de vitesse pour tirer.

Si l’on suit cette hypothèse et l’on autorise, comme c’était le cas dans les règles historiques du hand, la possibilité donnée au porteur du ballon de se déplacer de façon illimitée avec le ballon, on augmente son pouvoir.

Cette règle place l’enfant devant un nouveau pouvoir d’agir et d’exploration des possibles. D’autre part elle rééquilibre au profit des filles le rapport à la balle.

Ce qui nous conduit à proposer en classe de 6e organisées en équipes mixtes, homogènes ou hétérogènes les règles suivantes: D’une séance à l’autre il sera possible de varier la constitution des équipes et de proposer des équipes par affinité, ce qui revient souvent à avoir des équipes de niveaux.
Les équipes s’auto-arbitrent.

Première situation de jeu : le hand liberté de mouvement

But : atteindre la cible adverse avec le ballon (cible si possible spectaculaire, matérialisée par deux grands plots, un mini trampoline, une cage, un fauteuil en plastique…)

La cible se situe dans une zone interdite (3m autour de la cible).

Pouvoir du porteur de balle : je peux me déplacer avec la balle autant que je le souhaite. Le dribble n’est pas obligatoire.

Temps de jeu : 5 à 7 minutes.

Mode de fonctionnement :
on peut faire trois minis terrains sur un terrain de hand, avec des équipes de 3 à 4 joueurs. L’organisation sera une montante/descendante. Ce dispositif permet de confronter les équipes à des niveaux différents de jeu en perdant le moins de temps possible dans les changements de terrains.

Évidemment le rapport de force étant déséquilibré, les attaquants prendront facilement le dessus sur les défenseurs. Il faudra être vigilant pour que face à leur impuissance d’action les défenseurs ne fassent pas usage de la violence pour essayer de rétablir un peu d’égalité de chances.
À ce stade là, l’indignation de certains élèves est compréhensible, et l’enseignant sans jouer à l’apprenti sorcier, pourra utiliser les problèmes survenus dans le jeu comme base de départ de la discussion.

Après cinq à sept minutes de jeu, les équipes sont regroupées dans un « espace dialogue » ou discussion, de préférence face à un tableau derrière des plots avec leur numéro d’équipe. (Ceci dans un objectif de matérialiser l’espace afin de gagner du temps dans l’organisation et la mise en activité des élèves).

Première phase de discussion : le prof mène le débat

Le prof : est-ce que le jeu est intéressant ?
Les élèves : c’est pas possible de jouer, c’est trop facile pour les attaquants !
Le prof : qu’est ce que l’on peut proposer pour redonner le l’égalité des chances ?

Deux voies sont principalement choisies par les élèves, soit une règle qui limite les déplacements du porteur de balle, soit une règle qui augmente le pouvoir des défenseurs.

Choix didactique de l’enseignant
La joie et la liberté de mouvement perçues chez les élèves, leur recherche rapide d’un jeu vers l’avant en cohérence profonde avec le but de l’activité, nous ont conduit à proposer dans un premier temps de préserver cette mobilité vers le but. Il faut donc agir sur l’augmentation du pouvoir des défenseurs.

Cela conduit à privilégier dans le débat avec les élèves, la règle suivante quand je suis défenseur, je récupère la balle dès que je touche un porteur de balle encore en mouvement.
Le but du jeu et les autres règles restent les mêmes.

Deuxième phase de jeu

de deux fois sept minutes avec un mouvement de montante/descendante.

Cette nouvelle règle nécessite du temps pour que les élèves se l’approprient et puissent inventer des réponses pertinentes.

L’enseignant passera sur chaque terrain pour discuter avec les équipes pour éviter les allers-retours entre l’espace de dialogue et l’espace de jeu qui conduit tout de même à une perte de temps.

Dès lors, revenons avec les élèves sur les effets constatés par l’utilisation de cette nouvelle règle.

Sachons aussi être à l’écoute et questionner ces phrases significatives des enfants qui commencent par nous dire : « monsieur c’est pas du jeu ! ».

Le prof : ● est-ce que c’est plus difficile d’aller tirer qu’avant ?
● Combien de tentatives de tirs vous avez fait ? et tout à l’heure on en faisait combien ?
● Quels sont les nouveaux problèmes rencontrés ?

Les élèves vont faire écho de la pression temporelle forte et de la rapidité de jeu nécessaire pour le PDB.
« C’est dur quand on a la balle pour pas être touchés faut courir vite ! »

D’autres vont nous dire que c’est trop facile pour les défenseurs : « à peine ils nous touchent, ils vont récupérer la balle ».

Sur cette réponse nous pousserons les enfants à exploiter le fait que dans la règle que nous avons décidé d’appliquer, on ne peut être touché quand on est arrêté.

Les enfants exploitent alors de nouvelles possibilités qu’ils n’avaient pas perçues auparavant : ils s’arrêtent dès qu’ils se sentent poursuivis. Cela permet au PDB de conserver le ballon mais aussi d’avoir le temps de lever la tête, d’observer où sont placés ses partenaires et de leur faire une passe avec une pression temporelle adverse faible du fait de son invincibilité.

Mais la progression vers le but et la rapidité de jeu en sont très affectées, les défenseurs ont le temps de se replacer, le nombre de tirs en zone favorable s’effondre.

Sur la base de ce constat, on lancera le même processus de discussion collective. On se mettra d’accord sur l’idée de limiter le temps d’arrêt avec la balle.

Nouvelle règle : cette fois l’attaquant PDB ne sera invincible que 3 secondes lorsqu’il est arrêté.

Troisième phase de discussion : suite aux 14 minutes de jeu, toutes les équipes sont à nouveau assises derrière leur plot.

L’enseignant pourra s’appuyer sur deux indicateurs pour guider la modification des règles. Bien entendu sur les impressions des enfants mais aussi sur le nombre de buts.

Les enfants ne manqueront pas de constater qu’il y a moins de buts que les matchs précédents :
● avec cette nouvelle règle est-ce que vous arrivez plus souvent en zone favorable de tir ou moins souvent ?
● Pour qui est-ce que c’est plus facile, les attaquants ou les défenseurs ?
● Est-ce qu’il y a des situations de jeu où lorsque vous êtes touché vous trouvez que ce n’est pas juste ou que cela pose des problèmes d’arbitrage ?

Certains élèves évoqueront le moment où ils passent ou tirent et trouveront injuste le fait que leurs adversaires les touchent dans le dos et puissent récupérer le ballon alors qu’ils considèrent ne plus l’avoir.

C’est ainsi qu’avec les élèves, sur la base de leurs observations, le mode de touche est réglementé pour essayer de voir apparaître chez les défenseurs des techniques défensives.
En effet, en hand-ball le défenseur doit être placé devant le porteur du ballon pour avoir une chance de stopper la progression sans réaliser une faute. Cette précaution est aussi en cohérence avec l’idée de protection en terme de sécurité du porteur du ballon.

Nous préciserons que le défenseur devra toucher le porteur du ballon en étant devant lui. Le devant lui se traduisant en sport collectif : en étant situé entre le porteur du ballon et la cible.

Nouvelle phase de jeu de jeu
de deux fois 7 minutes

but : atteindre la cible adverse avec le ballon toujours dans la zone interdite.

Pouvoir du porteur de balle : je peux me déplacer avec la balle autant que je le souhaite tant que le défenseur ne me touche pas. Le dribble n’est pas obligatoire.
Je suis invincible 3 secondes.

Pouvoir du défenseur : Je récupère la balle dès que je touche un porteur du ballon adverse encore en mouvement en étant devant lui.

En fonction de la classe, de leur habitude de travail nous utilisons de temps en temps un jeu que nous appelons Risk. L’enseignant a écrit sur des cartes en carton des contraintes en termes de pouvoir de déplacement pour les attaquants ou pour les défenseurs tel que nous venons de les formuler dans les différentes étapes de la construction du règlement.

Les règles ne sont plus une liste d’interdits mais déterminées à partir du sens du jeu et de son évolution.

Nous pourrons compléter ce jeu de cartes tactiques par des contraintes sur la cible en l’augmentant ou au contraire en la diminuant ou encore en augmentant la zone interdite.

Chaque équipe choisit une carte règle pour l’équipe adverse en fonction de ce qui lui semble être le plus pertinent pour compliquer la tâche de l’adversaire ou rétablir de l’égalité des chances avant le match. Un jeu assez aléatoire dans sa mise en œuvre mais qui est dans la logique de notre démarche, intéressant du point de vue de la construction du rôle des règles.

Nous avons rendu compte bien modestement d’une séquence d’enseignement, qui au quotidien est loin d’être toujours aussi « lisse » que sur le papier. Mais au delà des aléas du quotidien gommés par l’écriture, nous sommes très attachés à l’idée de co-construction collective et progressive du règlement.

En effet, les règles ne sont plus vécues par les élèves comme un choix arbitraire et moral de l’enseignant qui bloque le jeu ou qui n’est pas conforme à leur envie de mouvement.
Les élèves vivent dans leur processus d’apprentissage une évolution du règlement en sport co du point de vue des droits des joueurs et de la continuité du jeu.

Les règles ne sont plus une liste d’interdits mais déterminées à partir du sens du jeu et de son évolution.

Ce choix ouvre de nouveaux processus de réussite pour des élèves, notamment pour les filles, pour lesquelles la maîtrise du dribble, solution technique difficile longue et coûteuse, les placerait en marge du jeu.

Ces libertés avec la forme des règles officielles actuelles du hand-ball permettent une liberté de mouvement avec la balle bien plus importante que dans les règles du jeu officiel.

D’autre part, ce jeu avec des règles offre à l’enfant et à son niveau, la possibilité de mettre en relation le constat de problèmes, la recherche de solutions, la prise de décision collective et l’observation des effets qu’elle entraîne. En ce sens nous pensons développer leur sens critique et de nouveaux pouvoir d’agir et d’explorations des possibles.

Nous pensons qu’il y a un enjeu de formation politique déterminant à pouvoir expérimenter d’autres voies, à débattre de la meilleure solution pour sortir de l’inégalité de chances dans le jeu.

Nous essayons bien modestement à l’échelle des moyens du quotidien de l’enseignement de l’EPS de faire vivre en acte à nos élèves les fondements de la démocratie.

En effet, donner aux jeunes le pouvoir d’inventer et de créer des solutions tactiques et techniques individuelles et collectives dans le jeu c’est leur laisser entrevoir que l’évolution de ce qu’ils font peut être construite avec eux, ce que nombre de politiques « patentés » ne veulent pas entendre.

(Cet article est paru dans Contrepied n°21 – EPS, des choix politiques quotidiens.)