Savate, boxe française et chausson : comment son histoire peut nourrir la réflexion éducative

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Jean François Loudcher est maître de conférences à l’Université de Franche Comté. Il s’est particulièrement intéressé à la savate dont il en a écrit une histoire, dans un remarquable ouvrage : Histoire de la savate, du chausson, et de la boxe française. D’une pratique populaire à un sport de compétition, (2000).

La savate, aussi appelée boxe-française ou chausson par Théophile Gautier (1842)[[Loudcher J.-F., Histoire de la savate, du chausson et de la boxe française : de ses origines populaires à un sport de compétition (1797-1978), Paris, L’Harmattan, 2000.]], a une place privilégiée dans les épreuves du CAPEPS ainsi que dans les programmes scolaires. La pratique éducative actuelle ignore cette antériorité. Une histoire bien menée peut-elle l’établir, sinon la rétablir ?

Origines de la savate/BF

L’idée d’une continuité avec le pancrace grec et romain ne tient pas au regard de l’inexistence d’une pratique similaire pendant des siècles. Une autre interprétation s’inspire de son aspect acrobatique qui serait dû à l’importation, par des marins marseillais, de pratiques asiatiques semblables, inventant le chausson du même nom. Ce mythe est lancé par le père de la boxe française académique, Joseph Charlemont car seule une gravure datée de l’année 1857 permet d’étayer l’hypothèse migratoire. Créé dans les années 1960 par le « Comte » Pierre Baruzy, elle était destinée à récupérer l’engouement montant pour les « arts martiaux » japonais.

L’apparition de la savate est très liée à la violence ouvrière et urbaine. Vidocq signale pour la première fois cette discipline en tant que pratique de combat (1828) lors de son séjour en prison dans les années 1797. Puis, savate et chausson se répandent dans l’Hexagone sous Louis-Philippe (1830), notamment grâce aux duels à mains nues. Á partir des années 1840, des salles s’ouvrent. La savate se transforme et devient un objet de foire et de saltimbanque valorisant l’aspect acrobatique et une force maîtrisée participant au développement de la culture corporelle de l’époque[[Loyer F., Loudcher J.-F., « La difficile sportivisation de la lutte (1852-1913) : l’expression d’une force trop maîtrisée ? », Sport History Review, n°44, 2013, pp. 144-164.]]. Les diverses pratiques physiques (boxe française, escrime, gymnastique) enseignées dans les grands gymnases (Triat, Paz) nouvellement créés, doivent prouver leur aspect « inoffensif » à l’égard de l’autorité politique du Second Empire.

Est-elle éducative ?

Tout dépend de l’interprétation de cette question [[Loudcher J.-F., Renaud J.- N., Education, sports de combat et Arts martiaux, Grenoble, PUG, 2012.]]. Dès le milieu du xixe siècle, l’enseignement de l’art de la savate et de la canne est envisagé pour la jeunesse à des fins patriotiques. Eduquer s’entend dans le sens de nourrir ou d’instruire et, plus largement, de « normaliser » pour « socialiser ». Avec la fameuse leçon sur les quatre faces mise en place par l’Ecole de Joinville entre 1869 et 1874, il s’agit de former des exécutants. L’Armée, puis l’École, répandent ce schéma qui fait les beaux jours des bataillons scolaires (1882-1892) et des Lendits de Philippe Tissié. Assez rapidement, ces « pantalonnades de bambins » se délitent au début du xxe siècle.
Toutefois, ce modèle n’est pas le meilleur moyen de normaliser dans une société qui se démocratise et s’industrialise. Parallèlement, un côté « hygiénique » et esthétique est développé dans la discipline grâce à l’apport de théories scientifiques. Georges Demeny offre un modèle biomécanique (1889-1892) qui est repris et développé par les Charlemont (1899). Réalisant, une synthèse technique des courants précédents, ils y ajoutent l’idéal éducatif et physiologique propagé par la IIIe république. Ce modèle académique s’avère être un échec face au succès de la boxe anglaise. La discipline pugilistique hexagonale attire alors quelques jeunes gens et jeunes femmes ainsi que des bourgeois en mal d’exercice. Elle devient un loisir distinctif de « classe » qui s’étiole entre les deux guerres.
Si quelques tentatives de transformation en une pratique de combat sportif avaient déjà eu lieu (1903-1907), il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour qu’elle soit relancée. Cette tendance vise à conduire la personne « hors de » soi malgré un contexte encore peu favorable à l’explosion de pratiques combatives jugées trop « transgressives ». Dix ans plus tard, l’Association Nationale des Professeurs de Boxe Française qui supporte cette orientation rentre en conflit avec le Comité National de Boxe Française (1965) qui devient, en 1973, la Fédération Nationale de boxe française. En réaction, l’année d’après, celle de savate est lancée. L’enjeu est d’obtenir la reconnaissance ministérielle.
Mais, ces courants (dont celle de self-défense) se trouvent confrontées, à l’orée des années 1970, à la médiatisation « sportive », au phénomène Bruce Lee (1972) et à la concurrence des autres sports de combat de percussion (Boxe-Thaï, Full-contact). Un compromis sur la base d’une synthèse à la fois morale, technique, sportive et didactique opère alors permettant de créer la fédération (1978).

« Finalement, l’évolution de la savate/boxe française est très semblable à celle de l’EPS. La discipline pugilistique hexagonale a construit son « identité » dans la controverse et la diversité culturelle. »

Spécificités techniques et didactiques

Cette pluralité de courants est donc décisive dans la mise en place d’une activité sportive moderne de combat de percussion pied-poing. Elle résulte de luttes et de compromis qui se sont élaborés tout au long de son histoire. Ainsi, le message fédéral de 2015 défend des valeurs éducatives (fair-play), éthiques (participation aux campagnes anti-dopage), esthétiques et d’efficacité autour d’une pratique dont l’élaboration peut se discerner dans le modèle académique des Charlemont. On y retrouve, certes, des contraintes morales (éducative, santé, patriotique…), mais surtout une même spécificité « technique » [[Loudcher J.-F., « Les techniques du corps de 1789 à nos jours dans l’histoire de l’EPS », Projet Demeny, http://projet-demeny.univ-fcomte.fr/index.php?page=techniques]]. L’exclusion de la frappe avec les tibias, les genoux et les coudes, a créé un habitus corporel sur la base d’une distance réglementaire de touche avec le dessus du pied provenant de l’usage de la chaussure. En découle un affrontement ne pouvant s’obtenir que par l’arrêt et le retour en garde après un court échange. Or, cette particularité ne convient pas à la pratique de combat sportif, ni même à l’aspect self-défense. Lee contexte des années 1960-1970 impose l’affrontement sportif en introduisant la continuité combative de la boxe anglaise. Grâce à l’invention du pas de côté (décalage), il est possible d’enchainer les différents coups de poing et de pied à distance et d’avoir les hanches de profil dans les coups de pied latéraux (fouettés). Sans cette obligation distale la savate/boxe française n’a plus cet habitus corporel comme l’a révélé l’épisode récent du chauss’fight.
« L’identité »[[Loudcher J.-F., « Identité nationale, cultures corporelles et EPS : un débat historique et politique », Loudcher J.-F. (dir.), Education physique et sport dans le monde contemporain, Besançon, AFRAPS, 2011]] ainsi construite peut permettre à la savate de se développer à partir des années 1980. Non seulement, elle autorise « l’invention » de « nouvelles » modalités telles que le duo, l’assaut de haut-niveau ou le combat féminin par des luttes qui restent intestines [[Mennesson C., « La gestion de la pratique des femmes dans deux sports « masculins » : des formes contrastées de la domination masculine », STAPS, v. 1, n°63, 2004, pp. 89-106.]], mais son existence offre un repère stable qui favorise le développement de pratiques « dérivées » comme la savate défense ou la savate forme. La professionnalisation aurait pu la remettre en cause s’il n’y avait pas eu l’inorganisation du champ des pratiques de combat pieds-poings doublée de la difficulté de recruter des combattants élites.
La mise en place de cette « identité » à la fois technique et morale résulte de travaux pédagogiques et didactiques[[Loudcher J.-F., « Essai de didactique en Boxe-Française-Savate », Revue E.P.S. n°218, juillet-août 1989.]] souvent innovants. Mais là aussi, ils sont le fruit d’une évolution controversée de la discipline qui a conduit un certain nombre d’enseignants et de techniciens à la transformer pour la justifier au nom de son rôle « éducatif ».
Finalement, l’évolution de la savate/boxe française est très semblable à celle de l’EPS[[Loudcher J.-F., « Histoire des arts de combat en EPS (1887-2012) », Michael A. et J. Saint-Martin (eds.), A l’école du sport, Epistémologie des savoirs corporels du xixe siècle à nos jours, De Boeck, 2014.]].
La discipline pugilistique hexagonale a construit son « identité » dans la controverse et la diversité culturelle. Or, son enseignement actuel de la savate/boxe française en scolaire ne recouvre pas son histoire puisque seule la finalité compétitive est retenue. Ainsi, cette unique approche est contradictoire à un enseignement culturel.

Cet article est paru dans Contrepied Hors série n°13 – La boxe française – Oct 2015