Sport, performance et émancipation

Temps de lecture : 6 mn.

La performance et l’entrainement sont-ils forcement contradictoires avec une émancipation personnelle ? Les auteurs, Anne Roger et Bruno Cremonesi, s’appuient sur le regard de Romain Barras, champion d’Europe du décathlon et Igor Martinache, universitaire à Créteil pour rendre compte de cette tension.


La performance sportive a souvent une connotation négative. Certains en arrivent même à l’opposer au plaisir, au jeu, au loisir.

Le sport, par essence, engage pourtant vers le progrès, le dépassement de soi ou des autres.

A travers le sport, l’homme crée, hors de buts utilitaires, des activités soumises à sa seule imagination. Il s’agit d’inventer librement des activités symboliques à but essentiellement émotionnel.

Le sport en ce sens est une promesse d’émancipation.

Mais, attentant à la liberté, à l’autonomie du sujet, il peut alors se muter en son contraire et devenir aliénant pour lui.
Vision d’un sport de la concurrence absolue qui nourrit les thèses des principaux contradicteurs du phénomène sportif. Le sport est utilisé par la société capitaliste pour produire de l’argent, et comme culte de la performance, image facilitante pour fonder l’idéologie capitaliste du xxe siècle. Mais il n’en demeure pas moins un fait culturel et transformateur de l’Homme.
La recherche de la performance dans le sport est-elle forcément le symbole d’un individualisme exacerbé qui amènerait le sportif à vouloir tuer l’adversaire pour assouvir ses pulsions de victoire ? Personne ne conteste l’idée de performance, voir d’excellence dans les domaines des sciences, des techniques, des arts, de l’industrie, du travail même, pourtant elle est mise en cause dans le sport.

Nous faisons l’hypothèse que le sport, et la notion de performance qui le traverse, questionne les imaginaires des corps, les représentations, et bouleverse sans aucun un ordre qui tente de s’établir.
En ce sens, il constitue une forme de subversion sociale.

Le sport est utilisé par la société capitaliste pour produire de l’argent, et comme culte de la performance, image facilitante pour fonder l’idéologie capitaliste du xxe siècle. Mais il n’en demeure pas moins un fait culturel et transformateur de l’Homme.

Retour sur une table ronde qui cherche à éclairer ce que poursuivent et recherchent ces sportifs, ces entraineurs en quête d’une performance toujours plus élevée, toujours plus maitrisée et fine. Qu’est-ce qui peut pousser des hommes et des femmes ordinaires à apprendre, à créer, à répéter des milliers de fois ces gestes jusqu’à en maitriser parfaitement la symphonie ?

Sport et marchandisation capitaliste

Par Igor Martinache

La condamnation sans appel de la compétition et de la haute performance semble relever d’un essentialisme qui confond le sport et la marchandisation capitaliste qui préside toujours davantage à son organisation.
Ce biais paraît notamment tenir au faible ancrage empirique de la critique radicale, dont on pourra du reste remarquer qu’elle n’est pas sans rejoindre le mépris traditionnel de certains intellectuels à l’égard des pratiques corporelles et du spectacle sportif en particulier (Michéa, 1998).

Et pourtant, la distinction platonicienne entre corps et esprit est on ne peut plus trompeuse, comme l’ont montré entre autres, chacun à leur manière Pierre Bourdieu (1980) avec le concept d’habitus, ou Michel Foucault (1975) à travers l’analyse des dispositifs disciplinaires.
On apprend « par corps » comme disait le premier, et toute socialisation commence par celui-ci, ce qui en fait un enjeu primordial pour l’inculcation d’idées et de comportements, et donc le point de départ de toute entreprise de domination.

Les diverses entreprises totalitaires l’ont bien compris en s’efforçant d’encadrer les pratiques corporelles dans toutes les sphères de l’existence, mais aussi les patrons et nombre de dirigeants politiques « ordinaires ».

Récupérer la maîtrise de son propre corps constitue donc un préalable indispensable à toute politique d’émancipation, et en la matière le sport a un rôle éminent à jouer.

Il ne s’agit donc pas de rejeter la compétition et la haute performance par principe. Tout au contraire, ces dernières peuvent être placées au cœur des progrès humains et de l’émancipation. Le geste sportif est ainsi selon nous un élément culturel important, qui prend pleinement part au processus d’hominisation, c’est-à-dire au développement continu et collectif des facultés et savoirs. Pas plus que le sport, l’être humain n’a en effet de nature prédéterminée, comme disait Sartre, il est « condamné à être libre », c’est-à-dire à se créer en permanence. La compétition, aiguillon premier de la haute performance, offre ainsi aux femmes et hommes, aussi bien collectivement qu’individuellement, à expérimenter et à repousser leurs propres limites, et de cette manière à mieux connaître et maîtriser leur corps. Elle contribue ainsi de manière décisive au développement des techniques corporelles, mais aussi des connaissances scientifiques, dans des disciplines aussi diverses que la médecine, la psychologie, la biomécanique, la sociologie, mais aussi la physique des matériaux, l’architecture, etc. La liste serait interminable.

L’apprentissage des techniques sportives au cœur de l’émancipation

Anne Roger

Aujourd’hui, quand il s’agit d’évoquer la dimension éducative, donc émancipatrice, du sport, les discours se portent majoritairement sur les valeurs morales associées à ce sport. Aussi, volontairement, j’aimerais me positionner davantage sur le plan des pratiques et poser le travail technique, partie intégrante de l’entraînement de tout sportif qu’il soit champion olympique ou jeune sportif sans expérience et quel que soit le niveau de pratique, comme dimension fondamentale de l’émancipation, comme lieu d’acquisition de nouveaux pouvoirs.

Ce point me semble fondamental à réintroduire dans le débat tant dans le monde sportif aujourd’hui émergent de nouvelles pratiques, notamment toutes celles classées dans le sport-santé, qui laissent sur le bord de la route la dimension technique et donc culturelle du sport.

À une conception unitaire et globale du sport qui intègrerait à la fois la dimension technique, performative, la santé comme point de départ de nouvelles expériences, pour créer de nouveaux « possibles » (cf. Yves Clot), et non plus comme seul but en soi, le partage, la convivialité, etc. semblent en effet aujourd’hui s’opposer à des pratiques que l’on voudrait laisser penser « autonomes » et spécifiques.

Au cœur de ces pratiques (footing, renforcement musculaire, marche, nage de longue distance, vélo) l’essentiel devient de bouger, de se fatiguer, de se donner bonne conscience en oubliant que pour explorer de nouvelles sensations, de nouveaux espaces il faut apprendre des gestes techniques fins.
La même logique se retrouve parfois dans les pratiques sportives proposées aux jeunes enfants ou adolescents dans lesquelles le jeu semble devoir suffire, un jeu qui pourrait amener à des apprentissages techniques s’il était créé et pensé en ce sens mais qui souvent se cantonne à la dimension ludique sans la connecter avec la dimension de l’apprentissage liée aux techniques sportives, objets et moyens culturels. Bref, on reste ici sur le pôle de l’animation ou du « bouger »… première pierre nécessaire mais insuffisante pour une formation sportive qui transforme l’individu et le rend plus libre de ses choix.

De la même manière, la performance semble faire peur, rejetée en bloc elle se charge de connotations négatives, et le sport de performance devient progressivement un espace réservé à l’élite, confisqué dès lors aux jeunes sportifs et sportives en herbe…

La performance aseptisée, minimisée, l’aspect technique est lui aussi encore évacué.

L’apprentissage technique est pourtant un lieu d’émancipation. Il donne accès à des sensations très fines, très personnelles. Il permet d’accéder à une complexité non visible vue de l’extérieur et qui pourtant est source d’émotions énormes, de plaisir intense. Qui peut se douter de la joie ressentie par le jeune sportif ou la jeune sportive quand une sensation technique s’associe à davantage d’efficacité et de performance ? Qui peut décrypter ce que signifie la lueur dans leurs yeux quand ils viennent de ressentir ce que permet le placement technique recherché, la petite intention qu’ils viennent de réussir à mettre en œuvre…le travail technique est un lieu d’expérimentation mais aussi de création.

N’en déplaise aux pourfendeurs de la technique qui ne l’envisagent que comme un lieu d’aliénation. Rien n’y est jamais figé, toute action est sans cesse reproblématisée… Ce travail technique, cet espace technique permet ainsi de gagner de nouveaux pouvoirs, de se sentir plus fort, d’être plus performant, plus confiant, de se surprendre soi-même. Autant d’éléments qui justifient que l’on revendique avec force cette dimension technique de la pratique, liée évidemment à celle de la performance.

Ce texte est paru dans Contrepied HS n°4 – sept 2012 – Sport demain, enjeu citoyen