Les sports de combats, respect des règles et virilité

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Dans ce livre Se faire respecter, Akim Oualhaci explore les modalités d’engagement de jeunes adultes résidant dans des quartiers populaires dans des pratiques de boxe anglaise et de bodybuilding aux Etats-Unis, et de boxe thaïlandaise en France. Une ethnographie des sports virils dans des quartiers populaires .

Entretien réalisé par B. Cremonesi  –  Contrepied – HS N°19 – OCTOBRE 2017

Vous faites référence à une augmentation du nombre de pratiquants dans les sports de combat.

Je commencerais par donner des statistiques qui cadrent assez bien le problème. Selon un rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles de 2009, ce sont les associations sportives qui proposent des sports de combat qui sont le plus nombreuses dans les quartiers «sensibles», et elles y sont deux fois plus nombreuses que dans le reste du pays. Je fais ce constat en effet dans le domaine des sports de combat, en partie parce que c’est l’objet de l’enquête ethnographique dont est tiré l’ouvrage, et parce que cela renvoie à des données empiriques. J’ai toutefois pu faire des observations relativement proches sur une autre pratique sportive, en étudiant le foot amateur en quartier populaire.

Vous dites qu’ils permettent de réinvestir le besoin de l’expression de sa virilité et de pacification des mœurs. Ce mouvement vous le constatez spécifiquement dans les sports de combats?

Il me semble que ce constat s’applique davantage aux sports de combat dans la mesure où ces pratiques impliquent un rapport au corps plus engagé, plus percutant, plus agonistique, en un mot plus viril, et une mise en scène contrôlée de la violence physique. Quant à la pacification des mœurs, ça fait un certain nombre d’années, en France plus qu’aux États-Unis, que les pouvoirs publics, surtout à l’échelle municipale, ont un usage instrumental des activités sportives, notamment les sports de combat, qui vise à occuper les jeunes des quartiers populaires et à canaliser un supposé trop plein d’énergie qui serait le ressort de «débordements», d’«incivilités», voire d’actes de violence et de délinquance. Cette croyance au pouvoir d’«intégration» du sport est inégalement distribuée selon sa trajectoire, sa position dans l’espace local et ses intérêts.

Est-ce que l’on ne peut pas aussi l’analyser comme une disqualification notamment à l’école du travail moteur et physique comme lieu de réalisation de soi?

Il me paraît de surcroît assez clair que l’institution scolaire ne reconnaît pas, ou pas suffisamment, les savoir-faire corporels et moteurs.
Des travaux en sociologie de l’éducation tendent à montrer que ce sont, au contraire, des savoirs qui relèvent davantage de la culture légitime qui sont reconnus au sein d’école. La tradition cartésienne séparant le corps et l’esprit a de beaux restes et continue de produire des effets sur la légitimité que l’on confère, ou non, aux formes de savoirs qui sont transmis par l’école, par la famille ou par d’autres institutions comme les clubs de sport. Mais mon enquête m’a permis de voir que les deux allaient de pair : d’un côté les jeunes des classes populaires ne peuvent pleinement exprimer leurs valeurs de virilité au sein de l’école, qui ne les reconnaît pas, en particulier dans leurs dimensions corporelles, et encore moins dans les usines comme ça a pu être le cas historiquement; de l’autre ils trouvent dans la pratique des sports de combat un moyen d’exprimer ces valeurs et même d’en faire quelque chose de «positif» en s’accomplissant comme un boxeur, doté de savoirs spécifiques, plus ou moins reconnus localement par les pairs et, dans le meilleur des cas, au-delà du seul cercle des pairs, par d’autres habitants du quartier, ou par des responsables du pouvoir local.

De plus, cette illégitimité des savoirs propres à la boxe thaï, longtemps assimilée à un «sport de racailles», me paraît être indissociable du fait que les jeunesses des quartiers populaires aient été érigées en «problème public» depuis plusieurs décennies et que les différentes formes de savoirs et de compétences qu’elles peuvent posséder aient été par là même en partie invisibilisées ou disqualifiées.
Il ne s’agit pas, bien entendu, de nier l’existence de diverses déviances et d’actes délinquants, mais de ne pas réduire ces quartiers à cette seule dimension et de rendre compte de leur réalité hétérogène et de leur complexité.

Ce constat pourrait inciter les responsables de l’action publique et de l’action pédagogique à repenser, à nouveaux frais, d’une part les modalités d’intervention en direction des jeunesses des quartiers populaires et à réinscrire l’usage des pratiques sportives dans le domaine plus large de la culture, plutôt que de s’en tenir à l’«intégration», et d’autre part les conceptions de ce que c’est qu’un savoir digne d’être transmis et de recevoir toute la légitimité qu’il mériterait. Associer les sports «virils» (et pas seulement la course à pied ou le yoga pour aller vite) à la santé pourrait également constituer une autre piste à creuser, et ce d’autant plus que les sportifs de mon enquête semblent y être de plus en plus sensibles.

Entretien réalisé par B. Cremonesi et paru dans le Contrepied EPS & Numérique – HS N°19 – OCTOBRE 2017