Quel rapport entre mixité et égalité ?

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Pour Cécile Ottogalli-Mazzacavallo 1, la complexité des rapports mixité/égalité laisse trop d’acteurs désarmés face à ce qui se joue, il faut prendre conscience que le genre détermine le comportement des élèves, et il est nécessaire de se former pour être en mesure de prendre en compte cette donnée essentielle.

Entretien paru dans le ContrePIed « Sport scolaire » HS n°30, mai 2022

ContrePied : Dans un article de 2004 2 Geneviève Fraisse écrivait : “la mixité n’est pas la garantie de l’égalité »3 : quelles réactions face à ces propos ? quels rapports entre mixité et égalité ?

Cécile Ottogalli : Je partage ce propos et je crois nécessaire de le rappeler en 2022. La mixité scolaire et/ou en EPS est une étape nécessaire pour lutter contre une organisation scolaire ségrégative (avant 1975) mais elle n’est pas suffisante pour lutter contre les inégalités et/ou les violences entre les sexes et les sexualités (toujours à l’œuvre). Elle se généralise EPS entre 1975 et 1995. Elle fait l’objet de résistances idéologiques, pratiques, auxquelles s’opposent quelques acteur/trices de la profession dont l’IPR Annick Davisse qui, dès 1986, dénonce le risque d’une illusion de mixité 4. Aujourd’hui, j’observe l’existence de deux mouvements sociaux contradictoires : une certaine séduction en Europe pour la non-mixité en EPS et/ou une résistance forte en France au profit d’un fonctionnement dit « ensemble-séparé » ; d’autre part, une préoccupation nouvelle de mixité dans l’organisation du sport extrascolaire national et international, comme condition de l’égalité F/H. Il m’apparaît indispensable de clarifier les notions, les enjeux et surtout les limites de la mixité afin éviter toutes confusions. Lors de la table ronde, Sigolène Couchot-Schiex précisait que la mixité est un état : en EPS, le fait de mettre ensemble des filles et des garçons. Quant à l’égalité F/H, c’est une valeur républicaine et elle ne va pas de soi, rappelle-t-elle et qu’est-elle au fond ? Et sait-on concrètement de quoi l’on parle lorsqu’on l’évoque ? « Ensemble et à égalité » annoncent les programmes d’EPS de 2015, mais quelle égalité ici pour les jeunes à l’Ecole ? Celle qui donne à chacun·e une place et un rôle distinct, de valeur prétendue équivalente, celle qui donne à tous et toutes un même universel et contribue à construire du commun à partir de la diversité ? Ce travail de définition et de positionnement dans le champ éducatif n’est pas aisé (l’histoire des mouvements féministes montre l’étendue des controverses) mais il est essentiel si nous voulons faire de cet objectif une réalité sociale. Beaucoup se trompent en pensant que l’égalité est déjà là, que l’essentiel c’est la complémentarité, l’équité, la mixité, etc…

« à sportivité objective égale et/ou résultats en EPS égaux, les filles s’estiment significativement moins “fortes” que les garçons. Elles ne se défont pas du sentiment culturel d’infériorité qu’elles ont incorporé au cours de leur socialisation. »

Comment et selon quels principes se saisir de la mixité pour en faire un instrument plus “sûr” d’égalité ?

Avec discernement, sans dogmatisme, avec une posture critique, réflexive à propos de ses enjeux et limites (par opposition à un usage banalisé). La mixité (comme la « non-mixité » évoquée lors de la table ronde par Antoine Bréau) n’est pas en soi positive ! Il faut analyser l’EPS au prisme du genre, avec les lunettes des normes et rapports sociaux qui construisent non seulement des écarts/distinctions entre les sexes dans les pratiques mais davantage, des hiérarchies au profit de la classe des hommes et des valeurs du masculin (parfois même du viril). Ce n’est pas une injonction supplémentaire, c’est un incontournable de la réussite de chacun·e. Sinon comment appliquer les lois de l’école si l’enseignant·e reste aveugle aux lois sournoises du groupe auquel il ou elle s’adresse ? Pour cela, il convient de : 

  • Analyser l’activité de l’enseignant·e comme le rappelle Geneviève Cogérino lors de la table ronde, étudier « ce qui se dit et ce qui se fait » dans la classe (fréquence et nature des interactions, programmation des APSA et des contenus d’enseignement, représentations et attentes des enseignant·es, conception implicite ou explicite de l’égalité, modalités de gestion de la classe, etc.). Des travaux ont été réalisés depuis 20 ans mais le constat est là : trop d’acteurs sont désarmés face à ce qui se joue parfois d’invisible s’agissant d’égalité F/H. Les connaissances, les expériences sur les discriminations, les inégalités de traitement, les violences sexistes, hétérosexistes, cissexistes, les processus sociaux et culturels que les sous-tendent ne sont pas au rendez-vous de la formation des enseignant·es d’EPS. Cela explique certaines résistances. Depuis 20 ans, des politiques publiques formelles s’attachent à l’idée d’un rééquilibrage des APSA et des contenus (plus d’APSA « neutres » ou encore typées « féminines ») mais sans questionner la reproduction de stéréotypes de genre et de rapports de domination des garçons sur les filles qui s’y jouent. De fait, rien ne change ! Les garçons monopolisent les espaces et les attentions et les filles s’effacent… Cette logique a pour but de compenser des déficits sociaux culturels mais pas de s’attaquer aux causes qui les créent et nourrissent les inégalités. 
  • Analyser l’activité de l’élève, c’est-à-dire sa « matérialité » : les positionnements spatiaux, les interactions (propos, humour, insulte, gestes entre les élèves), le rapport aux matériels, aux exercices, aux objectifs, le rapport au corps… Les travaux de Carine Guérandel, Marie-Carmen Garcia, Vanessa Lentillon et Antoine Bréau sont inspirants. Ce dernier a présenté, lors de la table ronde, les différentes façons des élèves de faire et de refaire le genre en contexte mixte ou non mixte. Il a montré ce qui les mobilisent, les situent dans la classe et dans le groupe ; ce qui exacerbe ou réduit les manifestations du genre mais aussi comment cela peut évoluer dans le temps de la scolarité. 
  • Enfin, Sigolène Couchot-Schiex a rappelé la nécessité de développer une double lecture :  descriptive sur l’activité de l’enseignant·e et/ou de l’élève, mais aussi interprétative au regard des connaissances disponibles en études de genre. Ainsi, je crois qu’il est indispensable certes de diagnostiquer (cf précédemment) mais aussi de former au fait que le genre n’est pas une variable sociologique supplémentaire, mais un principe de partition central de l’humanité et donc de la classe. L’EPS n’y échappe pas. Le genre détermine les comportements des élèves, ceci articulé à la conception didactique de l’activité, donc aux savoirs mis en jeu. 

Soutenez-vous l’idée selon laquelle : « le sentiment de compétence » est au cœur d’une égalité éprouvée ? Si oui, quelle place alors aux savoirs, aux compétences dans la construction de l’égalité à l’École ?

La formule « sentiment de compétence » ne doit pas introduire un doute sur la place de la compétence dans la construction de l’égalité. Pas de « sentiment de compétence » sans compétences objectives ! Une récente publication 5 montre que le différentiel sportif entre les filles et les garçons se construit entre 4 et 14 ans. L’EPS est donc là pour limiter, réduire ce déficit. Sans Ecole, sans savoirs, sans exigences, sans réussites de chacun·e, pas d’égalité F/H. C’est la fonction émancipatrice de l’Ecole que d’assurer partout et pour tous et toutes cela. Mais une autre étude (réalisée avec Marie Schirrer auprès des lycéennes en partenariat avec EPS & Société) nous conduit à être attentives à la question du ressenti. Effectivement, à sportivité objective égale et/ou résultats en EPS égaux, les filles s’estiment significativement moins « fortes » que les garçons. Elles ne se défont pas du sentiment culturel d’infériorité qu’elles ont incorporé au cours de leur socialisation, montrant là le travail, l’aide qui s’imposent si l’on veut voir chez elles adéquation entre ce qu’elles font objectivement et la représentation qu’elles en ont. L’estime de soi est donc un combat. Elles ont incorporé leurs différences. Leur non-sentiment de compétences incarne le genre. La « fabrique » des filles (comme des garçons) se joue donc dans les pratiques de la classe, du club, dans les familles, etc. L’Ecole doit d’y remédier. Le fait-elle ? N’oublie-t-elle pas trop souvent qu’elle doit produire de l’égalité pour chacun.e au-delà des rapports de pouvoir de genre, de classe sociale, de racialisation ? C’est donc dans le quotidien didactique, pédagogique, psychologique, social

Entretien paru dans le ContrePIed « Sport scolaire » HS n°30, mai 2022

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  1. Cécile Ottogalli-Mazzacavallo est maitresse de conférences à l’université Lyon 1, co responsable du master Egal’ APS et directrice adjointe du laboratoire LVIS MCF
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  3. Geneviève Fraisse philosophe française de la pensée féministe. Directrice de recherche émérite au CNRS  écrivait : “la mixité n’est pas la garantie de l’égalité », elle n’est pas une valeur. Elle n’est ni un objectif politique, ni un instrument sûr. C’est donc un seuil à partir d’où il faut se tenir” . Près de vingt plus tard et suite à une table ronde sur « les limites de mixité/non mixité » organisée par le master Egal’APS de l’Université Lyon1 en 2022. Les invité·es étaient Geneviève Cogérino, Sigolène Couchot-Schiex et Antoine Bréau : lien youtube
  4. Ottogalli-Mazzacavallo, Cécile, Szerdahelyi, Loïc, « Annick Davisse, une actrice innovante de l’EPS en faveur de l’égalité des sexes (1961-2018) », in STAPS, n°123, 2019, pp. 67-80
  5. Garcia, M. & Ottogalli-Mazzacavallo, C. (2022). La féminisation du sport fédéral : une affaire de petites et jeunes filles ?. Agora débats/jeunesses, 90, 71-85.